À la croisée des mondes Mondes africains

À propos de l’éthique et de littérature : quels liens en sociocritique ?

« Éthique et littérature », voilà un bien fidèle couple – comme il en manque  de plus en plus aujourd’hui. Couple fidèle, tant l’intimité des liens qui unissent ses partenaires est régie par l’objectif foncier de leur raison d’exister : le bien-être de l’Humain. En réalité, dans le concert de ce que j’appellerai « la littérature générale[1] », l’éthique a fini par s’incruster dans cet ensemble majeur de l’intelligence des textes, comme un outil d’appui à la fameuse civilisation de l’universel. Partant de l’idée selon laquelle l’Humain est partout identique et que ses aspirations, et les contingences de son existence, sont quasi pareilles, en tant qu’être social voué aux complexités politico-idéologiques quotidiennes, il se trouve que la vocation de l’art littéraire, doublée d’un postulat de quête éthique, devrait s’assurer de ce que ses contenus interpellent, non une partie de l’humanité, figée dans un cadre temporel étroit, mais la totalité[2] de celle-ci, au-delà de l’espace/temps. Voilà la première éthique de la littérature générale : parler à l’Homme, de tous les temps et de toutes les époques, de sa vie de misère.

Mais, qu’est-ce que l’éthique, qu’est-ce que la littérature et pourquoi le lien constitutif entre les deux entités ? Commençons avec l’éthique. Elle tire son étymologie, d’une part, du mot grec ethos qui signifie caractère ou usage. L’éthique dessine donc les contours de toute attitude humaine qui relève d’usages et de caractères devant organiser normativement son mode de pensée et de conduite dans la société. D’autre part, l’étymologie latine ethica fait que l’éthique repose sur la grande mouvance de la philosophie morale et porte l’accent sur la notion de responsabilité où l’individu se constitue en modèle de référence sur les dimensions socio-anthropologiques du savoir-vivre et du savoir-être. Ajoutons au passage que la religion, surtout la pensée chrétienne, a fait de l’Amour le noyau définitionnel essentiel de la notion d’éthique. Il ressort de ces trois critères sémantiques afférents à l’éthique que celle-ci met en avant l’aspect moral que la conduite humaine se doit de respecter pour créer cette forme code comportemental admis  par les lois sociales, étatiques, morales ou religieuses. L’éthique est donc une boussole ou une mesure exercée sur un acte classifiable de bon ou de mauvais sur une échelle de valeurs.

C’est justement de cette échelle de valeurs qu’il est question dans la littérature. Depuis l’avènement de l’écriture, l’écrivain, être vivant en société, s’est voulu interprète de celle-ci auprès des siens. Pour cela, sa qualité d’observateur[3] du monde et d’évaluateur[4] de celui-ci, par rapport justement aux valeurs prônées par l’éthique, a choisi de se faire critique authentique de la scène sociale. En effet, là où l’éthique ploie en vacuité à cause de l’émergence de la perversion, l’écrivain tire sur la sonnette d’alarme en adoptant une esthétique à deux niveaux : représenter l’(a)normal et en dégager l’enseignement conséquent auprès du lectorat. De ce rôle central qu’incarne l’éthique dans le tissu social, la littérature se donne donc une double vocation : rendre le vice odieux et désagréable tout en faisant de la vertu, le lieu aimable de règlement et d’instauration de l’équilibre social.

Pour honorer cette exigence cardinale de la représentation littéraire, des écrivains, engagés dans une volonté d’influencer le cours de la vie des hommes, ont développé une poétique militante dans leurs textes. Le principe de l’engagement littéraire est ainsi déjà posé. Selon la formule d’Alexandre Beauséjour, cité par Bruneau (2003 : 68), reprenant ainsi l’esprit de la pensée de Sartre (1948), « l’engagement se justifie, dans tous les cas, par le désir de lutter contre des forces considérées comme négatives. Il est donc naturel que l’engagement politique, orienté vers un tel objectif de libération, apparût comme une nécessité aux yeux de bon nombre d’écrivains ou d’artistes ». Mongo Beti illustre très bien avec pertinence le fond de cette préoccupation.

En effet, l’ensemble de ses œuvres romanesques affiche pour souci majeur, l’aspiration profonde de l’écrivain à libérer les peuples africains du joug colonial et néocolonial. Owono Zambo (2011 : 61) le reprend de cette manière : « la thématique et les cibles d’attaque de Mongo Beti sont restées les mêmes […] : les colons et leurs missionnaires, puis les Africains, dans leurs gestions respectives des communautés humaines qu’ils ont eu à charge. »

En ce qui concerne le corpus littéraire étudié dans l’enseignement secondaire au Cameroun, le même objectif scripturaire est ainsi retrouvé chez des auteurs tels que Joseph Ngoué, Engelbert Mveng, Gustave Flaubert et Jacques Prévert.

Ainsi, dans La Croix du Sud de Joseph Ngoué, le dramaturge part du sentiment d’indignité et d’insatisfaction face à l’injustice dont est sujette la relation raciale entre le Blanc et le Noir. Établie sur un rapport purement hiérarchique, cette relation, devenue problématique, a servi à l’érection de l’exploitation de l’homme par l’homme et à la définition d’une catégorie de « sous-homme » reconnue à la gent noire. Le complexe de supériorité du Blanc est perçu comme étant le système fonctionnel devant gouverner les rapports Blancs/Noirs dans la ville fictive du « Sud » que représente la pièce théâtrale. Le regard critique de Ngoué fait constater que la société qu’il représente tend à déshumaniser l’inaliénable condition humaine digne de respect. Dessinant avec gravité le triste destin de Wilfried Hottermann[5], le dramaturge recherche, par ce tableau dégoutant, à rétablir l’amour et la justice entre les hommes.

Ces deux valeurs, quasi complémentaires et systémiques, vont meubler toute la poésie de Mveng, dans Balafon. En effet, le poète, conscient de ce que les hommes ont tout ramené à l’intérêt et aux conflits, essaie de procéder à une redéfinition ipso facto d’un certain nombre de notions fondamentales à l’émergence d’une société stable et paisible. Il s’agit ainsi des notions telles que « frère », « homme », « amour ». Dès lors, dans le recueil poétique, mon frère n’est plus seulement celui avec qui je partage des liens de sang ; mais celui, qui comme moi, est un être humain tout simplement. Avec cette nouvelle réalité accordée à la sémantique du mot frère, le problème de tribalisme est réglé puisque la différence tribale ne m’oppose ou ne me différencie plus d’autrui mais m’unie à lui. Cette idée est renforcée dans la notion d’homme où tous les hommes sont perçus à l’identique par le poète. L’homme, pour lui, est une entité soumise à aucune classification. Une telle définition de l’homme autorise à ne plus envisager la notion de racisme puisqu’il n’y a plus de conscience humaine reposée sur les pigmentations différentielles de la peau. Évidemment, pour que ces deux notions s’incrustent dans les mémoires, Mveng propose aux hommes de développer la culture de la tolérance, prônée par l’amour. En effet, pour lui, le véritable amour est désintéressé et ne vise que le bien-être commun de l’aimant et de l’aimé. Mveng, pour enseigner aux hommes cette perception nouvelle de l’existence sociale, a choisi de se constituer en pèlerin depuis ses quatre lettres à ses amis, en  passant par le panafricanisme du poème « Tu reviendras Sénégal », puis volant aux secours de ses frères éplorés de Marcinelle, pacifiant Manhattan et glorifiant Moscou et New York, pour ne prendre que ces quelques exemples. La poésie de Mveng est donc timbrée par la déterritorialisation de son message qui, au-delà d’Enam Ngal (son village natal), porte son écho sur le toit de la conscience humaine/mondiale : l’homme est UN et inclassifiable.

La poésie de Prévert, Dans Paroles, reprend en partie cette philosophie de l’horizontalité dans la manière d’envisager les hommes dans la société. Ironisant la soi-disant élite politique lors d’un dîner de têtes à Paris, fustigeant l’élite militaire à travers le personnage Larima, Prévert estime que la majorité, constituée du peuple déshérité, est gouvernée par une minorité d’inconscients et de bouffons qui n’ont pour souci véritable que de s’engraisser le plus longtemps possible. Les fauteurs de troubles sont donc les dirigeants et leurs cortèges d’armées sanguinaires qui assassinent les derniers espoirs de survie de pauvres citoyen(e)s rendu(e)s veu(ve)fs comme Barbara. Prévert nous situe ainsi dans le règne d’une société où l’élite a démissionné et s’est déresponsabilisée de sa véritable vocation de garant de l’intégrité matérielle et spirituelle du peuple dont elle est sensée assurée le maintien. Même le clergé n’échappe pas à ce dérèglement : le poème « La crosse en l’air » peint à suffisance la vacuité de ce corps. De toutes les façons, par la poésie de Prévert, la déchéance sociale est peinte avec précision pour que l’on s’en détourne pour viser un nouvel ordre social où l’on ne verra plus le spectacle de l’affamé, sans un radis, contemplant une boîte de sardine protégée par une vitrine de boutique, elle-même surveillée par des vigiles prêts à laminer le malheureux au cas où il aurait l’envie de soulager le creux de son ventre.

Avec Flaubert, dans Madame Bovary, le sujet sur l’insatisfaction, qu’on a d’ailleurs nommé le « bovarysme », va constituer le motif substantiel de ce roman. En réalité, cette œuvre est bâtie sur un drame à deux niveaux : d’une part, celui de Charles, qui ne vivra pas longtemps le plaisir de partager sa couche avec son épouse Emma, elle-même rongée, d’autre part, par les tenailles de la frustration. C’est justement la frustration de ses attentes qui va la pousser, au quotidien, à profaner son foyer, son époux, puis à rentrer dans un cycle infernal d’endettement et de non retour. Érigeant le vice en norme, elle sera le contre exemple parfait en s’affichant comme une femme infidèle et insatisfaite.

Au bout du compte, cet échantillon de quatre auteurs permet de démontrer, à suffisance, comment la littérature, s’inspirant de l’éthique, vise à éduquer son lectorat. Sensibiliser et corriger, telles sont les raisons pour lesquelles milite la littérature. Même si elle ne les postule pas a priori, le texte littéraire, parce qu’il est doté d’un contenu plus ou moins orienté vers la résolution d’une problématique sociale, est appelé, malgré lui et son auteur, à tracer la voie qui mène l’humanité, très souvent en panne de perspective, vers l’Idéal. En tout cas, c’est l’absence d’éthique qui fait exister la littérature au point que les écrivains engagés vont œuvrer pour sa restauration quand, par ailleurs, les parnassiens tenteront l’aventure du rêve, du purisme et du divertissement. C’est la conscience de la laideur du monde qui fait que l’Art pour l’Art essaie de nous en détourner en inventant la pureté du style et de l’univers. C’est en cela que réside la vérité selon laquelle en choisissant de ne pas s’engager, l’on est effectivement engagé car l’on n’efface pas, par ce désengagement, le fait originel que le monde se porte mal. Le parnassien considère, effectivement, que le monde va mal. C’est pourquoi, même s’il choisit de ne pas être témoin de cette réalité dans sa littérature, il s’inscrit, inconsciemment, dans la mouvance de l’engagement qui fait du vice une reconnaissance centrale de son existence. Ainsi, parler du vice et s’attaquer à lui directement (comme le veut Sartre) ou indirectement (par la voie du détournement systématique, comme le fait le parnasse), on est plus que jamais engagé et porté à établir le besoin d’éthique dans la littérature/société.

Bibliographie

–       Judith Emery Bruneau, « La littérature engagée », Québec français, n° 131, 2003.

–       Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, édition Flammarion, 1880.

–       Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, éd. Folio, 2001.

–       Michel de Montaigne, Essais, livre 3, éd. Flammarion, 1979.

–       Engelbert Mveng, Balafon, Yaoundé, Clé, 1972.

–       Joseph Ngoué, La Croix du Sud, Les classiques africains, 1984.

–       Claude Eric Owono Zambo, « L’Histoire du fou de Mongo Beti : essai d’analyse polyphonique et dialogique », in Syllabus, Revue scientifique interdisciplinaire de l’Ens, Série lettres, N° spécial, Yaoundé I, 2011.

–       Jacques Prévert, Paroles, Paris, Gallimard, New edition, coll. Folio, 1976.

–       Jean-Paul Sartre, «Présentation», Les Temps Modernes, n° 1, 1945.

–       Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

 

 

 

 


[1] C’est cette forme de littérature qui échappe à l’encadrement géographique, culturel, social ou historique pour se positionner comme élément de rassemblement des problèmes universels de l’être humain tout simplement. Tous les hommes sont égaux pour connaître, de la même manière, la douleur de la mort, souffrir l’indignité de l’injustice et de la claustration. Tous les hommes du monde aspirent à la liberté fondamentale et sans condition, à l’épanouissement sevré de toutes les formes de fantaisies et d’hypocrisies. Voilà ce que la littérature générale permet de régler comme problèmes au point de faire de  son lectorat, un ensemble homogène où toutes les nations et cultures du monde se reconnaissent concernées, indexées et où l’humaine condition est quêtée.

[2] Je l’affirme sur la base du postulat de Montaigne (1979 : 20) pour qui « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition.  » Le caractère universel de l’entité humaine impose donc à la littérature une portée tout aussi universelle où chaque individu, pris isolément dans la diversité sociale/mondiale, y trouverait son compte et son intérêt.

[3] C’est Jean de La Bruyère (1880 : 53) qui énonce ce trait identitaire et scripturaire qui anime l’écrivain lorsqu’il dit ceci : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. »

[4] Cette idée d’évaluation trouve son origine dans ce que l’on pourrait appeler la responsabilité sociale de l’écrivain. Sartre (1945 : 4) l’encadrait autour de l’argument selon lequel « l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque». La fixation sur le réel et l’urgence des contingences qui sont le sien ne laissent pas de répit à l’activité de l’intellectuel écrivant.

[5] Personnage principal dans la pièce.