Episode 30
On en parlait ces jours-ci
Louise de V. est finalement une femme de tête : elle avait annoncé qu’elle était enceinte, elle a oublié de le devenir. La planète lui en est reconnaissante, Jean-Do aussi.
Un banquier du nom d’Edouard Carmignac a offert à ses amis un concert privé des Rolling Stones au théâtre Mogador – « Un rêve d’enfant. » a-t-il dit comme pour s’excuser. Mike Jagger le remercia en s’adressant ainsi aux quelques 1800 invités : « Vous avez de la chance, Monsieur Carmignac est très généreux. Je ne le connaissais pas mais la Reine m’a dit grand bien de lui. » Ça doit être sympa d’être un copain de cet Edouard, a dit Jules qui est un fan de la Reine d’Angleterre et des Rolling Stones.
Caro envisage d’écrire un roman « ivre, égoïste et désespéré ». Ça tombe bien, j’ai envie de lire un roman ivre, égoïste et désespéré. Comme ça on sera deux. En attendant, je lis La nièce de Fellini (Gilles Verdiani), par moments cela y ressemble.
Ici, il ne se passe rien, pas même le temps. C’est vous dire comme on y est bien. Forcément ce phénomène agace les psychanalystes viennois qui voient des névroses cachées derrière chaque verre de dry-martini. Ils intriguent pour que cesse ce privilège ruineux pour leur commerce, mais ils ont peu de chances d’y parvenir : il leur faudrait assécher la mer, cimenter la plage et interdire la production de dry-martini. Plus quelques autres fléaux comme la prohibition du bikini et des ciels étoilés. On a le temps de voir venir.
Dans une interview pour une émission de télévision réalisée un soir d’été dans les jardins du Pershing Hôtel – rue Pierre 1er de Serbie, Paris VIIIe – l’écrivain Jean-Jacques Schulh a dit : « parler pour ne rien dire, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, c’est comme ça qu’on arrive à dire des choses pas mal. Si on se fixe un objectif, c’est raté ».
Je ne sais pas trop pourquoi mais je trouve que c’est un peu la même chose quand on regarde les vagues.
Evidemment, tout ceci reste entre nous.
Episode 31
Impressions soleil couchant
On était là, à ne rien faire. C’est ce qu’on appelle parfois un destin. Les conditions climatiques incitaient à conserver cette attitude réservée, en harmonie avec l’atmosphère générale du lieu. Il convenait de se laisser aller aux élans des hormones et à la pente naturelle des sentiments.
La journée s’était donc écoulée sans controverses inutiles et nous étions très exactement à ce moment exquis et éphémère où la lumière trop brillante abandonne la scène aux jeux des ombres révélatrices des lignes et des teintes les plus subtiles.
Les yeux mi-clos, Line fixait au loin une invisible silhouette ondoyant sous les effets de la brise marine. Peut-être lui parlait-elle ? Intimes confidences muettes… Ses lèvres ne trahissaient aucun secret ; Line n’avait plus l’air triste.
Jules et Jim semblaient avoir conclu un accord unilatéral de non-belligérance avec la planète et ses habitants. Un ange nu passa, jouant de la guitare et traînant une banderole où était écrit « Peace and Love ».
Une mouette ricanière de mauvaise humeur lâcha d’un ton supérieur : « Et alors, que faîtes-vous de votre existence ? » C’est ainsi : il y a toujours quelque part des gens et des mouettes pour poser cette question et ordonner de se mettre en rangs et de marcher au pas ; même quand le grand mouvement des astres leur suggère de se taire. C’est sans doute pour se sauver d’eux et de leurs ordres qu’on a inventé le bar de la plage, Georges et le dry-martini (et peut-être aussi la terrasse de l’hôtel Belles Rives à Antibes).
Leslie intervint en croisant les jambes :
– Alex Alexander, à quoi penses-tu ?
(Chut, c’est une drôle d’histoire qui remonte à l’origine du monde…) Les derniers rayons du soleil de la journée jouaient sur ses cuisses dorées ; je me demandais comment on pouvait bien faire pour se transformer en rayon de soleil couchant…
Episode 32
C’était un temps à bonimenter
Les mouettes en profitaient pour tenir une sorte d’assemblée générale militante, chacune piaillait dans son coin de ciel comme si les autres étaient sourdes.
Fin de matinée, la mer moutonnait en demi-teinte ; l’atmosphère fluide, aux limites du cotonneux, absorbait les élancements ponctuels d’inquiétude. Cela ressemblait à ce qu’on imagine être le Paradis quand, au cours d’une session d’euphorie passagère, on se laisse aller au pire. Enfin, on l’a bien vu, Dieu a raté le Paradis. D’ailleurs il a à peu près tout raté. Bâclé. Le diabolo menthe et le dry-martini ne se sont pas faits en un jour, ni en six. Le Diable a beaucoup mieux réussi ses entreprises : normal, il ne s’est pas embarqué dans des scénarios injouables pour la plupart des humains. Il est resté dans le possible ordinaire ; à quelques exceptions près qui lui ont échappé comme Françoise Hardy, Françoise Sagan, David Bowie, Ray Charles, Calypso Rose, les Eagles quand ils ont composé Hôtel California et Ava Gardner dans la Comtesse aux pieds nus et les bars de Rome.
Line passait par là, avec ses yeux gris-vert et ses boucles dorées. Line ne bonimente pas, elle est beaucoup trop mélancolique pour ça. Toutes les filles devraient un peu ressembler à Line.
– Alexander Benett, sais-tu la différence entre un menteur et un bonimenteur ? Le menteur sait la vérité qu’il travestit à des fins personnelles, le bonimenteur se fiche complètement de la réalité… pas mal, non ? C’est raconté par un certain Harry G. Frankfurt, éminent professeur à Princeton, dans « l’art de dire des conneries », un traité tout ce qu’il y a de savant…
On ne pouvait pas dire si, en ce moment, Line était amoureuse ou pas, elle n’était pas profondément triste, c’est tout.
– Alex, … Ne le répète pas, hein… Je mens tout le temps et c’est épatant, tu sais. Très pratique.
Ce matin, les filles romantiques aussi se mettaient à mentir…
Georges, à l’aide !