Il vivait seul sur son bateau. Désabusé par l’âge qui venait et tourmenté par les fantômes du passé, il s’était retiré dans cette île dont il avait souvent rêvé. Un joli rêve enfin réalisé. Il aimait cette vie simple, et ce cadre magique où l’immensité marine reflétait l’éternité qui lui apporterait la paix. Loin des lieux familiers, à l’écart des regards indiscrets, il pourrait l’oublier. Il fallait s’affranchir de son souvenir, se guérir de tous les vains désirs et pour cela partir et ne jamais revenir.
Il naviguait parfois vers quelque île voisine et retournait au port, à la fois ivre et apaisé. Ici, il était comme les autres. Tous les soirs la marina se peuplait de belles étrangères bronzées à la démarche chaloupée dont la gracilité mutine croisait l’air égaré et la carrure lourde de sombres loups de mer qui repartaient au petit matin après des nuits d’orgie dans un bar pittoresque pour égayer la solitude de leur futur départ. Il observait ce petit monde venu d’ailleurs en essayant d’imaginer leur vie pour oublier la sienne et sa passion pour celle qui l’avait brusquement quitté pour cause d’infidélités. Il avait un flegme troublant et un sourire en demi-teinte qui avait séduit les femmes n’ayant d’autre occupation dans son ancienne vie sous les tropiques que d’épingler les hommes comme des papillons dont on fait collection. Il avait aimé butiner et cela lui convenait.
Puis il était rentré en France pour y poursuivre ses recherches sans négliger pour autant sa carrière de don Juan. Il avait multiplié les conquêtes mais elle, l’avait envoutée et ils s’étaient follement aimés.
Il croyait parfois la reconnaître dans la foule bariolée des touristes qui flânaient sur le port et son cœur triste s’affolait. Alors il rentrait, éperdu, les yeux fixes, les nerfs à vif, s’asseyait sur le pont du bateau scrutant l’horizon bleu pour calmer ses angoisses. Ou alors il y descendait s’allongeait, prenait un livre, ce même livre toujours recommencé. Il aurait voulu retrouver le temps perdu, perdu à aimer comme on s’imagine l’amour dans les songes les plus fous avant de le sentir s’effilocher. Il se disait pourtant qu’il n’y fallait plus penser et qu’il était entré dans la saison sérieuse de sa vie. Il fallait accepter de n’être plus personne, ni pour les femmes ni pour ce monde d’ « aristos » où il avait jadis brillé, côtoyant les plus grands. Et elle, il fallait l’oublier.
Il avait sous estimé l’ampleur de la tâche. Après quelques mois de dépaysement au cours desquels il se crut guéri, une sourde mélancolie l’envahit. Son image et celle de leurs ébats le hantait. Les femmes cependant ne manquaient pas pour tromper son ennui mais leur compagnie n’avait désormais pour lui aucun attrait.
Elle aurait voulu être musicienne, comédienne ou danseuse. Elle n’avait su qu’enseigner. Alors elle chantait, elle jouait, elle dansait avec les mots qu’elle déclamait, enfiévrée devant un public d’élèves subjugués, dont le silence l’intimidait tout en favorisant des envolées lyriques et des gestes de chef d’orchestre échevelé et en délire. Elle aimait son travail et cela compensait un peu ses rêves avortés. Moins éprise de liberté que d’authenticité, elle ne s’était jamais mariée. Si la libération des mœurs la faisait sourire elle se méfiait de l’harmonie tranquille des couples. Aussi il lui était difficile d’aimer tant elle craignait l’habitude et fuyait tout ce qui prenait l’allure d’une aventure. Mais c’est cela qu’il avait aimé en elle.
Ils s’étaient connus en Turquie. Elle s’était offert ce voyage, après une malheureuse aventure sentimentale qui lui fit jurer de ne plus jamais s’attacher. Elle voulait bien sacrifier sa liberté mais pas au prix de l’infidélité. Lui, comme chaque année, avait plaqué femme et enfants pour s’accorder un peu de bon temps.
Quand elle le rencontra, elle flaira tout de suite celui qu’il fallait éviter. L’homme à femmes, à qui personne ne résiste, pour qui toutes succombent. Il lui fit une cour assidue mais ce fut peine perdue. Elle ne voulait pas retomber dans une histoire minable, préférant la solitude aux mensonges des turpitudes qui voudraient ressembler aux émois déchaînés des amours passionnés. Ils ne découvrirent l’un de l’autre que leur adresse en banlieue parisienne.
De retour en France, il l’appela plusieurs fois, l’invita, mais en vain. Il représentait trop pour elle ce type d’homme qui n’aime des femmes que leur coté sexy dont elle savait n’être pas dénuée, on le lui avait dit, et cela lui avait toujours déplu. L’idée que quelque chose en elle attire les hommes lui était malsaine. Elle était un peu prude en effet, tout au moins quand elle pensait à ces « choses » que son éducation puritaine réprouvait. Cela ne l’empêchait pas d’aimer le plaisir, de s’y montrer presque perverse, expérimentée en tout cas. Mais il lui fallait entrer en action. C’était un peu comme dans son travail. Elle doutait d’elle-même et devant ses élèves la panique la saisissait. Elle se sentait traquée par leur regard mais il fallait répondre à leur attente alors elle se donnait comme un beau diable.
Ses refus répétés l’exaspéraient. Il les savait justifiés par sa légèreté mais on ne lui avait jamais résisté. Et surtout elle lui plaisait autrement qu’aucune autre. Elle n’était ni vulgaire ni niaise. Ses résistances n’étaient pas celles d’une effarouchée. Au contraire. Elle affirmait son émancipation mais sans provocation, avec une simplicité où pointait une générosité qui demandait seulement à s’offrir en partage. Il comprit qu’il fallait la conquérir en lui donnant confiance et sans rien précipiter. Il arrêta de l’appeler.
Au bout d’un mois, sachant qu’elle aimait le théâtre il l’invita dans une petite salle, près du centre Beaubourg. On jouait « La Leçon » de Ionesco. Elle adorait. Elle accepta. À la fin du spectacle, il voulut la raccompagner mais elle s’y opposa. Il n’insista pas. Et puis cela devint une habitude. Tous les vendredis soirs, ils allaient au théâtre, comme un vrai couple. Gagnée par sa discrétion et son élégance, elle se laissa bientôt raccompagner. Il commençait à lui plaire ou tout au moins à ne pas lui déplaire.
Un soir enfin elle l’invita à boire un verre. C’était risqué, elle le savait. Il lui suffisait en effet d’un seul verre pour sentir se détendre ses chairs et déposer ses principes. Mais tant pis finalement, il y avait trop longtemps que ses sens étaient endormis et elle consentit à les réveiller avec lui si l’occasion se présentait. Elle aimait le whisky, lui aussi. Il les rendit bavards et puis hilares, jusqu’à ce que redevenus sérieux il la supplia de ses yeux langoureux. Le désir mouillait ses lèvres. Elle releva sa robe, enleva prestement sa culotte, et tout en le fixant, allongée sur le canapé en face de lui, cuisses écartées, elle se masturba doucement, à sa façon, un doigt glissé entre ses fesses pendant que ceux de l’autre main se promenaient sur la soie douce de son sexe élargi, ouvert. Elle enfonçait deux doigts, trois doigts qui tout doucement sortaient puis remontaient en haut tout en haut sur son petit bout de chair incandescent, indécent. Elle y appliquait sa main visqueuse et la pression de ses doigts à moitié enfouis farfouillant à nouveau l’intérieur de son tabernacle pendant que ses fesses s’ouvraient et dilataient son anus grossissant sous l’index, pénétré, faisait jaillir la source souterraine dans un ravissement extatique. Elle n’était plus qu’une large fente, une rivière tiède dont le courant s’accélérait en même temps qu’elle haletait, riait, criait, le buste soulevé sous le plaisir qui faisait tournoyer son visage d’un côté puis de l’autre, lui arrachant des cris d’oiseau puis un vrai chant, comme une longue note haut perchée. Il bandait, prêt à éjaculer. Alors elle engorgea son sexe, en tripotant ses bourses, chatouilla son prépuce d’une langue légère suça le bout puis tout le membre et brusquement y fit danser ses mains serrées jusqu’à ce qu’elle le sente éclater dans sa bouche. Elle était déchaînée, but un autre whisky et le força à la lécher. Elle lui tenait la tête, guidait presque sa langue pour qu’elle s’arrête là, juste où le désir appelait, brûlait, l’étourdissait. Elle jouit à nouveau d’une manière plus aigüe. Epuisés l’un et l’autre ils s’endormirent enlacés et ce fut le début d’un amour foudroyant malgré une vie commune dont ils eurent la naïveté de croire qu’elle pourrait échapper pour toujours aux affres du quotidien. C’est elle d’abord qui insista pour qu’ils vivent ensemble et si la perspective de délaisser les autres femmes l’inquiéta un moment, il fut vite conquis par cette femme étrange, à la fois timide et effrontée. Elle, était persuadée qu’elle ferait de cet homme à femmes qui aimait tant séduire, son homme. C’était un homme cultivé, qu’elle ne se lassait pas d’écouter.
Ils sortaient tous les soirs. Quand ils n’allaient pas au théâtre ou au concert, ils aimaient fréquenter les bars, s’y saouler de musique encore plus que d’alcool et, au retour, jouer de nouvelles partitions amoureuses, agrémentées parfois de quelques lectures érotiques qui les faisaient jouir avant même d’avoir commencé. Parfois il la possédait brutalement, la pénétrant sans caresses. Furieuse elle le giflait, le griffait puis se faisait lascivement jouir comme la première fois. Cela l’excitait tellement qu’il la retournait alors brusquement et la prenait par derrière, allant et venant entre ses deux entrées comme s’il était dans sa propre maison, lui arrachant un cri de douleur et de plaisir mêlés. Leurs ébats duraient parfois toute la nuit avec seulement quelques moments de pause. Elle se sentait possédée par lui. Jamais un homme ne lui avait tant donné.
Le jour vint où il le comprit et ce fut le début de la fin. Il s’autorisa des retards qu’il justifiait par un surcroît de travail, des rencontres avec des personnalités de passage, mais il rentrait si fatigué qu’il ne la touchait plus ou si peu. Il l’aimait pourtant. Elle découvrit ses frasques et le chassa sur le champ.
Lui, le grand séducteur, souffrit plus que de raison de cet abandon. Il crut cependant pouvoir regagner son cœur. Tous les soirs, il sonnait à sa porte. Un jour enfin on lui ouvrit, mais il apprit stupéfait qu’elle avait déménagé. Il sombra dans une profonde dépression avec l’horrible impression que tous savaient et se moquaient.
C’est alors qu’il partit sur cette île rêver devant une autre immensité, à la recherche du bonheur perdu. Il eut quelque répit, mais son désir d’elle se raviva sans qu’il puisse l’assouvir avec d’autres, fussent-elles beaucoup plus belles et il finit par mourir d’ennui.