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Bohème

C’était sa première rentrée. Elle s’en alla vers le lycée, le cœur serré, les poings fermés. Quand elle entra en classe, un léger frémissement parcourut l’assistance. C’était donc elle leur nouvelle enseignante. Des airs de bohémienne effarouchée, aux cheveux bouclés, légèrement ébouriffés, on l’aurait prise pour une adolescente. Sa maigreur et l’étrange égarement de ses yeux noirs inquiétaient. Cela augurait mal de la philosophie qu’ils découvraient en cette dernière année scolaire.

Elle avait à peine vingt ans. Pour s’émanciper de la pesanteur du milieu familial, elle avait accepté un poste de « maître auxiliaire » dans une province plutôt paysanne du Sud de la France. Elle n’avait aucune expérience. Pas plus de la vie que de l’enseignement d’ailleurs. Cette première année serait celle de son initiation.

Ses élèves avaient donc le même âge qu’elle, à un ou deux ans près. En ce premier jour, pour conjurer la crainte de son inexpérience et de sa timidité elle s’était habillée en noir et enveloppée d’un grand châle : le noir qui assombrit, ennoblit l’âme et c’est déjà, croyait-elle, le début de la philosophie. Comme Socrate, le noir impressionne, « interroge » et force le respect. De la part de ses collègues pourtant, ce noir ne força que le dédain, peut-être parce qu’il la rendait si filiforme qu’elle en devenait transparente : on l’ignorait, comme s’il s’agissait d’une élève échappée et réfugiée en salle des professeurs pour se donner une dignité. La convivialité ne dépasse pas dans ces lieux-là la compagnie des gens « biens »… Et quelque chose en elle semblait quelque peu déplacé…

Ses débuts ne furent pas catastrophiques. Pour les élèves comme pour elle, ils furent même pédagogiquement intéressants mais teintés d’ambiguïté dans certaines sections. La plupart des classes rendaient un hommage tacite à sa jeunesse et, entre eux, une mutuelle reconnaissance s’était installée. Elle leur savait gré de leur indulgence quand elle balbutiait une argumentation mal maîtrisée qu’elle corrigeait le lendemain. Sa passion, son désir de bien faire, sa fragilité aussi faisaient taire toute velléité de contestation. Elle les aimait pour cette complicité respectueuse qui la sauvait du rejet familial et de sa terrible solitude. Les élèves des sections technologiques furent plus exigeants : elle se rendait bien compte d’ailleurs que la raison était de leur côté. Sans pitié, ils ne lui accordaient pas « gratis » comme ils disaient, l’aura du savoir et de la culture. Parallèlement, ils tenaient à la valeur de leurs « opinions » et répugnaient au discours spéculatif : la référence, c’était la vie. Très vite, les cours avec eux tournèrent au débat, aux discussions aussi vives que vaines parfois. Peu à peu, une familiarité s’installa qui personnalisa les relations jusqu’à atteindre un tour critique dont elle sentit le piège sans avoir assez de ressources pour s’en délivrer. Et finalement le seul moyen qu’elle trouvât de les amadouer fut de rentrer dans leur jeu, un jeu qu’elle ignorait dangereux : après s’être imposés comme des « durs » qui n’avaient rien à apprendre de quelque maître, ils se posèrent en séducteurs éventuels ayant senti la faille dans ce « cerveau » malade de la vie. Elle perdit petit à petit toute autorité intellectuelle à leurs yeux, et s’engouffra dans la brèche d’une relation potentiellement subversive où l’admiration qu’ils lui gardaient commençait à le disputer à leur désir.

Au bout de quelques mois, elle s’était sentie à l’étroit dans cette petite ville de province et avait décidé de quitter son studio pour aller vivre à la campagne, à quelques dizaines de kilomètres. Elle loua donc une ferme, acheta une vielle voiture, une « Ami 6 » et se paya le luxe, c’était l’esprit de l’époque, de faire l’élevage de petits poulets… Un de ses élèves de série « F » habitait non loin de là et elle lui proposa gracieusement de lui servir de taxi quand leurs horaires coïncidaient. Cette familiarité supplémentaire précipita ses aventures. Les cours étaient devenus des forums, des moments de détente où chacun sans pudeur parlait de sa vie, de ses espoirs, de ses craintes, de ses désirs. Par fierté ou par bravade, elle leur confia sa parenté avec un grand producteur de cinéma : un très jeune cousin de son père, d’une illustre renommée dans le milieu. Elle l’avait rencontré l’été précédent, lorsqu’en rupture avec sa famille, elle était « montée » à Paris. Elle leur raconta comment elle fut reçue, presque comme une star, « tutoyée » appelée « ma chérie », mais comment par timidité, elle avait refusé de le suivre à son rendez-vous avec un célèbre acteur, ne se sentant pas à la hauteur. Évidemment, ils étaient fascinés. Encouragée par cette nouvelle considération elle leur fit part du lien de cet acteur avec une non moins célèbre actrice, très belle au demeurant. Ils étaient subjugués. La philosophie leur aura au moins laissé ce souvenir, pensa-t-elle bien plus tard !

Un jour, à la fin d’un cours, un élève lança : « tous à la ferme »… Tous ne le pouvaient pas bien sûr. Mais beaucoup avaient des voitures et la liberté de leur milieu l’autorisait facilement.

Quelques-uns prirent donc l’habitude de se retrouver tous les soirs à la ferme. Quelques-uns amenèrent des guitares, et un autre parvint à se procurer une vieille batterie. Ils étaient fiers, répétant à l’envi qu’un orchestre philosophique était en train de naître. Pendant qu’elle nourrissait ses petits poulets, ils se restauraient comme on en a l’habitude à cet âge : la table regorgeait de chips, de saucisses, de pâté… Ils buvaient de la bière ou du Coca, et puis fumaient. Elle ne mangeait pratiquement pas. Elle était avec eux sans y être. Elle assistait plutôt au scénario de sa vie, comme une actrice qui se fond dans un rôle, obéissant à un metteur en scène invisible, soucieux d’extravagance.

Le premier soir, le ventre rassasié, et les sens vaguement en émoi, ils se mirent à chanter les succès de l’époque : Cat Stevens, les Beatles et quelques mélodies romantiques à la française. La soirée se prolongea, bien arrosée. La pièce était enfumée et la fatigue se faisait sentir. Deux élèves rentrèrent chez eux, mais les autres restèrent dormir dans un dortoir improvisé, à même le sol. Malgré la fatigue, les esprits étaient échauffés, les corps aussi et elle se retrouva coincée entre deux adolescents. Elle sentait bien que la limite ne devait pas être franchie mais quelque chose en elle avait besoin d’être vengé : toute sa jeunesse avait été bridée, culpabilisée. Au pays des valeurs familiales, le plaisir sentait le soufre. Aujourd’hui qu’elle était libre, elle voulait le respirer à pleins poumons.

Elle se serra donc contre eux qui hésitaient encore. Elle sentit avec ses jambes repliées, de part et d’autre d’elle deux membres durcis. Alors, elle posa une main sur chacun d’eux. Mais une main à sa droite prit la sienne afin qu’elle se caresse elle-même. Elle n’en demandait pas tant, sachant par expérience qu’aucun homme ne prend le temps de s’attarder au plaisir féminin. Ou peut-être voulait-il apprendre les nuances de la gestuelle qui fait monter au ciel ? Elle abandonna le membre qu’elle avait à sa gauche et entreprit de se procurer le plaisir suprême sous leurs yeux fascinés. Ils bandaient tellement qu’ils durent se soulager rapidement, pendant qu’elle commençait à sourire en gémissant à l’appel de ses lèvres qui se gonflaient et de cette fente humide dont le trou s’élargissait bientôt sous la douceur d’un doigt puis deux puis trois qui firent éclore son sexe comme un large nénuphar. Des ondes secouaient son ventre où se promenaient les mains des garçons puis leurs bouches avides et maladroites. Elle se cabrait maintenant sous le plaisir qu’elle se donnait des deux mains. Mais pendant que la main gauche ouvrait sa fente arrière, il fallait maintenant de la main droite quitter le cœur de la fleur, la promener sur les rives mouillées, s’arrêter au milieu, là où la porte d’entrée plisse un peu, et remonter vers le bourgeon d’où naissent des sensations plus vives, qui font jaillir la source en un liquide chaud et si l’on sait attendre cela coule à n’en plus finir. Et ça coulait. Elle était tellement ouverte et mouillée qu’elle ne pouvait plus se caresser sans être au plus profond d’elle. Soudain et malgré elle, la jouissance monta, elle aurait voulu l’arrêter mais ça venait sans qu’elle ne puisse l’arrêter, ça l’emportait et elle chantait toujours plus fort en saccades. Mais il ne fallait pas laisser échapper l’autre jouissance, bien plus fulgurante encore, celle de ce clitoris d’où un plaisir plus acide repart comme s’il ne devait jamais finir et surtout monte jusqu’à une extase où la vie et la mort se rencontrent. Elle caressa donc le milieu de son sexe puis son bourgeon, son capuchon qui grossissait sous le plaisir et dans un mouvement tournant rapide elle fit s’élever le plaisir si haut qu’elle crut qu’il ne retomberait pas. Elle avait presque mal et de son corps des cris stridents fusèrent comme une armée en délire. N’en pouvant plus, le sexe turgescent et bavant de sperme, ses deux « compagnons » la pénétrèrent brutalement. Tous les autres étaient assis en rond et les regardaient éberlués, les yeux lubriques ; elle n’en pouvait plus mais l’un d’entre eux s’approcha et se mit à la lécher doucement. Elle n’y résistait jamais : c’était comme un tourbillon, une cascade de notes qui chantaient fortissimo jusqu’à ce que ça explose. Dès qu’elle eut à nouveau joui, il entra en elle et se déversa dans un râle longtemps contenu. Il ne restait plus que deux élèves : ils se jetèrent sur elle, lui empoignant les seins : l’un éjacula avant même de pouvoir la pénétrer. Quant au dernier, elle lui prit la verge, fit remonter et descendre ses mains en tirant bien la peau pour le sentir venir. Elle s’amusait de son impatience et parfois s’arrêtait pour reprendre enfin très vite ce sexe gonflé qu’il entra furieusement dans le sien en lui écartant les doigts. Ils étaient rassasiés, mais trop ébahis pour se rendormir. Ils avaient faim. Ils finirent les chips et ouvrirent un pâté un peu douteux. Dans trois heures ils devaient être au lycée. Ils attendirent le petit matin en fumant et en « discutant ».

Heureusement, elle n’avait pas ces élèves en cours ce jour-là. Elle ne les revoyait que deux jours après. Bien sûr « l’aventure » s’était ébruitée dans toute la classe, mais, curieusement, il lui sembla qu’ils ne la respectaient que davantage. Pendant quelques jours elle leur demanda de ne pas revenir à la ferme. Un soir, à la fin des cours, ils lui dirent qu’ils y avaient envoyé « un mec super ». Elle verrait bien. Quand elle le vit, les yeux injectés de sang, les pupilles dilatées, mal rasé, les cheveux longs et gras, elle crut défaillir. Il lui précisa qu’il était le frère, mal aimé, rejeté, d’un chanteur bien connu, aujourd’hui suicidé, et surtout qu’il était recherché par la police. Elle devait donc le garder. Et puis elle allait virer ses petits élèves pour qu’ils fondent une communauté. Elle se crut perdue dans un thriller de bas étage. Elle se promit de le renvoyer dès que possible. Mais elle n’y parvint qu’au bout de trois jours. Trois jours d’enfer pendant lesquels il lui fit fumer une herbe douteuse, en l’attachant au lit pendant qu’il s’amusait à cheval sur son corps, son sexe dans sa bouche pour quelque fellation, lui interdisant dès qu’elle rentrait, de quitter le lit, afin d’être toujours prête.

Elle menaça de le dénoncer à la police en prétextant qu’elle connaissait bien le commissaire de la ville, le père d’un de ses élèves. Il prit peur et s’enfuit. Elle poursuivit ses soirées douteuses avec ses élèves quelque temps puis les espaça de plus en plus bien que son voisin protégé restât toute l’année son jeune amant. Elle se demande encore s’il reste trace aujourd’hui de ses frasques dans un dossier quelconque…