Quand un mot étouffé par la dictature renaît en couverture d’un livre, nous jubilons. Le souffle de la poésie jamais ne se soumettra. Ara Shishmanian a gardé le souffle opulent de la liberté, de la vitalité cérébrale qui refoule tout ce qui presse et oppresse. Si vous avez lu La létale de la lune, vous savez déjà que la terre jamais ne lui suffira.
Pour qui a les yeux imbibés d’océan, la couverture est fascinante. Si vous l’observez tout un jour, à la lumière d’un ciel équinoxial qui convie même la lune à midi, vous découvrez une fois encore comme les trois couleurs s’unissent. En Bretagne, il existe cinquante nuances de glaz pour tenter de cerner les couleurs de l’Atlantique. Glaz, c’est le bleu ou le vert métissés d’algues, de sable et de toutes les lueurs qui passent. Selon l’heure et la lumière, les nuances de la couverture du livre Oniriques bougent. Puis vous découvrez que cette magie est aussi une complicité entre le poète et un artiste de même origine. Ara Shishmanian et Victor Brauner sont des créateurs de chimères, des alchimistes de la métamorphose et le livre déjà baigne dans le ‘poéticonirique’.
De livre en livre, Ara le migraineux lunatique aux pensées sans plafond est toujours seul avec Seul, l’autre lui-même et ses déchirements impartageables, Seul qui en lui enfonce son couteau bilingue de l’exil éternel. Il rêve, il crée un monde hétéroclite, diapré. De quelle solitude bédouine descend-il pour errer ainsi, quel trou noir stellaire rejoindra-t-il loin des eaux ténébreuses de l’exil ? Mais veut-il quitter l’absurde parfois enchanté d’un morceau de sommeil, ou peut-être d’un morceau de fou perdu au poker ? En lui demeure un adolescent aux cheveux gris. Quelles étaient les syllabes du chant initial, comment sera in fine l’infini ? Même si le poète en silence vous répondait que nous ne pouvons dépendre d’un point d’interrogation, osons. Pourquoi son écriture torturée coule-t-elle, fluide ? Lui que les migraines paralysent, transforment sa chair en arbre de fils barbelés, sans cesse il nous invite à appareiller, il nous offre toute une flotte. Il se ressent comme un navire depuis longtemps coulé, peut-être est-ce lui L’Isère, la frégate qui transporta la statue de La Liberté et gît, ici, en rade. Peut-être y a-t-il sculpté la statue de l’étranger qui lui sert de mât. L’empreinte de la Liberté est tenace, la Poésie le sait. Liberté, mot encombrant et toujours menacé. Que cette idée fasse sourire la lune, déesse des insomnies, en ce monde démon de la débâcle où l’on ne sait plus avec quelles larmes pleurer et que le Saint-Graal de nos légendes accueille toutes les larmes qui ravinent les pages de ce livre !
Ara écrit et ses mains sont des ailes. Ara, grand oiseau tropical coloré assailli de mots qui le dépassent. Le A qui commence l’alphabet, A, cette syllabe qui le commence depuis la naissance. A, une goutte d’abîme enfermée dans la syllabe, Ara, mot miroir. Personne ne pourra lui voler la Voie Lactée et son trou noir où se cache la lettre A. Ara, un poète à désespérer toutes les syllabes et les sybilles. Ara vole, serpentine, vague, divague autour de la même île, soi-même, avec le mirage pour seule certitude. Ara, solitaire sans amarre, spéléologue sans oxygène. Regret de ne pouvoir lire ce livre dans la langue de son âme cassée, pour mieux entendre cet aria d’Ara sur son ‘violencelle’ et toutes ses variations sur une note seule. Il nous tend toujours tant de miroirs, même si, installé sur le toit d’horreur du monde, il les flingue avec des images de pierre, même s’il nous faut boire son propre dégoût, nous nous régalons lorsque ce malade de l’exil fait s’égoutter sur tous les psychopathes du pouvoir son sarcasme d’acide sulfurique.
Est-ce un livre carnivore ou une invitation à mieux se connaître, à naître chaque jour jusqu’au butoir. L’invisible qu’il nous renvoie est sans limite et sans boussole. Les paysages fluctuent, s’ouvrent, se ferment, contournent. Quand l’horloge de la nuit en lui promène ses heures blanches, Ara lit en lui-même et déverse. Il n’agresse pas mais le cauchemar est en lui. À la fois il voltige et creuse profond, empruntant l’escalier sans marches de la matière. Nous sommes dans une géométrie imaginaire, dans l’hyperbole intense. Des syllabes schizophrènes flottent dans le cosmos, nous sommes parfois dépistés, oui, poète, nous sommes des créatures étranges. Pourquoi vouloir tout élucider de l’acuité d’un rêve, de l’ironie d’un silence, de tout ce qui tapisse nos veines, nos nerfs, de la solitude grandiose ? Lire Oniriques en filigrane. Le monde en perpétuel augmentatif s’évapore, emportant les racines de la résignation. Même si les syllabes se changent en épines, il n’est pas exclu, poète mystère hyde de croiser en vous une graine d’humour qui résiste à toutes les balles, ni de croiser dans votre cerveau absurde quelques tumeurs perlières. Lecture agitée de tant de migrations bigarrées, de points de suspension invisibles. Livre non pas incohérent mais incoercible où se donnent rendez-vous toutes les mythologies, le cœur du poète jamais ne s’arrête, il arrêve. Oniriques, cent-vingt haltes, entre chaque il nous faut respirer dans le tumulte, pour ne pas être dévoré par le livre amer solitaire des pas perdus et des sentes pour nulle part. Livre à l’image inimaginable de tous les chaos de la terre, où la ligne de séparation entre normalité et folie tourne chaque jour plus en rond, ce livre douce drogue détient peut-être la thérapie pour un miracle impossible.
Note bleue d’un blues intime, Ara pleure du bleu, seul avec seul par la main, aussi métissé que l’océan aux nuances démentes, il avance, il transgresse, magie de la poésie.
Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Paris, PHOS (ΦΩΣ), 2025, 156 p., 12 €.
