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Le drame même de la création

Paru dans art press, no 263, avril 2006, sous le titre « En humble laboureur de la langue ».

Pierre Guyotat : Coma. Editions Mercure de France, 2006.

 

 

En décembre 1981, au terme, selon ses propres mots, de « toute une année d’effondrement progressif, physique, physiologique et même social », Pierre Guyotat est trouvé inanimé dans sa petite chambre de la rue de la Gaieté. Il était tombé du lit de camp où il dormait et avait roulé sur le carreau. Catherine Brun, dans l’essai biographique qu’elle a consacré à l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats (livre adapté pour la scène de Chaillot par Antoine Vitez, au moment même où le corps de Pierre Guyotat atteignait son point de dégradation ultime), évoque avec beaucoup de tact la longue usure et l’état désespéré auxquels était parvenu Pierre Guyotat avant de perdre connaissance et d’être conduit par le SAMU dans le service de réanimation de l’hôpital Broussais. C’est sur ce long processus d’une dépression qui avait mis en péril sa vie que revient aujourd’hui Pierre Guyotat dans un superbe écrit, au titre lapidaire, Coma. « Ce récit, prévient-il dans son avant-propos, je le porte en moi depuis que, sortant au Printemps 1982, d’une crise qui m’avait amené au bord de la mort, je me contraignais à reparler en mon nom personnel ». Cette crise, Catherine Brun  – à partir de documents d’époque, de témoignages de proches de Pierre Guyotat, d’entretiens que celui-ci a donnés à des journaux –  en a décrit les phases et tenté d’en donner l’origine. Des amis en ont été les témoins impuissants et parfois maladroits. Ce fut probablement mon cas. Nous étions en mesure de percevoir les raisons extérieures, les plus évidentes, de cette lente consomption d’un organisme vivant : l’hostilité d’un milieu journalistique et éditorial, l’incompréhension d’une partie de la classe littéraire pour qui l’abandon par Pierre Guyotat d’une langue « normative » menait à une impasse, les censures répétées, les successifs refus éditoriaux des manuscrits et les combats épuisants auxquels ils contraignaient Guyotat, les divers maux physiques, les abus et les excès divers, de travail, de drogues, de médicaments, une alimentation déficiente… Tout cela, nous en étions conscients, et nous suivions, souvent au jour le jour, la progression du mal. Mais ce qui nous échappait, ce qui ne pouvait que nous échapper, c’était l’essentiel, et l’essentiel c’était le drame même de la création, de cette création-, qui se jouait depuis des années, depuis les premiers écrits, depuis Tombeau, mais bien avant encore, depuis la petite enfance de Pierre, depuis ses premières lectures à l’origine, pour une part, de sa vocation, depuis ses premiers poèmes et ses premiers dessins. Or, c’est de cet essentiel qu’il est question dans Coma. On pourrait, en faisant vite et gros (et pour une grande part faux), avancer que Coma se déroule selon la logique d’une sorte de chemin de croix christique. On aurait la succession des stations de la croix conduisant inéluctablement au sacrifice final. Sauf, et c’est en cela que la comparaison serait hasardeuse et illégitime, sauf que le Christ était, comme Artaud, un « suicidé de la société », plus exactement un « suicidé » de l’humanité, un innocent au milieu d’un monde coupable. Comme Sade, qui déclarait que ce n’était pas sa façon de penser qui avait fait son malheur, mais celle des autres. Pierre Guyotat n’est pas dans cette logique revendicative et accusatrice-là. Certes, le monde extérieur ne lui a pas fait de cadeaux. Suicidé de la société, on peut soutenir qu’il l’a été pour une large part. Mais il ne se pense pas en innocent dans un monde coupable. Tout au contraire, sa tâche, quasi surhumaine, dans son travail d’écriture, c’est précisément de prendre sur lui la monstruosité du monde. « Comment un médecin même savant, écrit-il,pourrait-il comprendre que mon épuisement ne procède que d’une torture d’ordre artistique ? » ; « …je ne souffre plus que d’une seule douleur, celle de cette langue dont je sais la beauté trop dure déjà pour moi-même (…)… cette langue dépasse ma pauvre force, elle va plus vite que ma pauvre volonté. Elle me scandalise, me fait rougir, à d’autres moments rire, non d’une langue de fou, mais d’artiste trop fort pour l’être humain, que je suis encore ; de prophète de moi-même donc ». La grandeur de Coma tient à ce que le récit d’une véritable descente aux Enfers – où souffrances physiques et morales, crises d’angoisses, humiliations subies au cours des internements psychiatriques, agressions physiques et psychologiques, deviennent le terrifiant quotidien de Pierre Guyotat –  est paradoxalement un chant indemne de toute récrimination, de toute plainte, de toute haine, un chant parfois étrangement pacifié. « Je suis quelquefois frappé ; dans les gares, où l’on me retient au bord du quai. Qui me frappe ? De quelle autorité ? Policiers, pères de famille, employés ? Je n’en éprouve aucune colère. Seuls mes os réclament justice ; je suis ainsi fait, que ce n’est jamais “moi”, qui suis insulté, battu, repoussé, mais dans ma personne, quelque chose du dessus, une réalité organique, solidaire ou une solidarité historique, voire métaphysique, je ne me suis toujours ressenti, pensé, qu’en tant que médium, intermédiaire, messager. Et l’on m’a toujours beaucoup aimé comme tel, celui qui apporte la lumière ou celui qui la rétablit dans le cœur de l’autre ». Les mots qui reviennent le plus souvent dans Coma ? Doux , douceur … Une langue vécue comme « un doux bain de colère », une « insomnie douce », une « douceur tentatrice de ce chant », des « hommes rudes et doux », la « douceur des enfants », l’entrée dans la « dépression douce »…

Dans Coma, se mêlent présent et passé, personnages réels et grandes figures de l’Histoire et de la Mythologie. Les souvenirs surgissent, s’enchaînent, éclairent le moment présent, lequel en retour nourrit de sens nouveaux telle scène de l’enfance ou de l’adolescence, telle rencontre et tels instants vécus avec un homme ou une femme aimés. Mais l’humain n’est pas le seul centre des grandioses rêveries et de la pensée en perpétuelle effervescence de Pierre Guyotat. Il y a les bêtes, les objets les plus humbles, et le vaste univers. « Écrivant, je suis dans l’axe central de la Terre, mon existence d’humble laboureur de la langue est fichée dans cet axe, dans l’axe de ce mouvement, plus grandiose que le seul mouvement humain : le mouvement planétaire ».

C’est une vision poétique du réel qui impulse continûment le récit, lui communique son rythme, bouleverse la logique linéaire du temps. Le goût d’une confiture offerte par un ami, et voilà Pierre Guyotat transporté dans un désert du Nord Niger. La vue d’une boîte de petits pois et c’est le souvenir de sa tante qui surgit, survivante de Ravensbrück grâce à un reste d’une boîte de conserve trouvée dans une latrine du camp. Et quand, plus tard, commence l’agonie de sa tante sur un lit d’hôpital, l’auteur de Samora Mâchel arrange les oreillers et les cheveux de sa proche parente avec la même précaution et la même douceur qu’il met à caresser dans son écrit la chevelure de son héros. Vie d’un côté, littérature de l’autre ? « Un débat entre littérature et vie, oui, peut-être, mais pas entre ce que moi j’écris et la vie ; parce que c’est la vie, ce que fais ».