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C’était un monde

Marcel Jouhandeau et Jean Paulhan

Correspondance 1921-1968. Préface de Jacques Roussillat.

Gallimard

 

Ce qu’on appelle un pavé : plus de mille pages ! Une correspondance qui s’étend sur près d’un demi-siècle, de 1921 à 1968. Et il ne s’agit que d’un choix de lettres, c’est dire ce qu’aurait été ce volume si toutes y avaient été rassemblées… Deux écrivains, deux amis : Jean Paulhan, Marcel Jouhandeau. Un grand nombre de volumes de la correspondance de Paulhan, abondant épistolier, ont déjà paru. Ses fonctions éditoriales, directeur de revue, collaborateur de Gaston Gallimard pendant de longues années, explique pour une part cette pléthore de lettres rédigées quasi quotidiennement. Mais cette fois, ce ne sont pas que les lettres convenues échangées entre un auteur et son éditeur qui nous sont données à lire, il s’agit d’une correspondance, de caractère intimiste entre deux hommes, deux écrivains qui, bien que de personnalités très éloignées l’une de l’autre  et aux œuvres ayant bien peu de points communs entre elles, ont été liés pendant leur longue vie, au-delà des conflits qui parfois les ont opposés, par une profonde affection. Marcel Jouhandeau, classant en 1960 les lettres de Jean Paulhan,  pouvait sans forfanterie lui écrire: « C’est un monde. Je ne crois qu’il existe beaucoup de correspondances de cette ampleur et de cette qualité. L’Histoire y côtoie sans cesse  notre histoire, mais c’est l’inaltérable délicatesse dont tu fais preuve à mon égard qui emporte tout et m’arrache des larmes ». Des larmes, il en verse beaucoup Jouhandeau, surtout sur lui-même. Personnalité égocentrique, il avait cette sensibilité féminine à leur de peau qui le faisait se désoler sur son sort, s’apitoyer souvent sur lui-même. Beaucoup de plaintes, beaucoup de jérémiades, auxquelles son ami répond, avec beaucoup de tact, de « délicatesse » en effet, comme il le reconnaît, mais aussi de fermeté. Il faut dire que la vie de Jouhandeau n’a pas été un long fleuve tranquille. Il naît dans une famille très modeste, ce qui est une singularité dans le milieu littéraire de l’époque, son père est boucher dans un gros bourg de Creuse, le pas très gai Guéret, il est affecté d’une malformation physique, un bec-de-lièvre qui en fait le souffre-douleur de ses petits copains d’école, son homosexualité pas toujours facile à vivre à l’époque, notamment dans le milieu que son catholicisme et ses contraintes financières obligeront à fréquenter (il enseignera une grande partie de sa vie dans un collège de curés de Passy), et last and not least, il sera bientôt aux prises, jusqu’à la fin de sa vie, avec une épouvantable épouse, Élise, violente anti-communiste, farouche antisémite qui pendant l’Occupation n’hésitera pas dénoncer aux autorités nazies le meilleur ami de son mari, le résistant Jean Paulhan. Mais du mal peut sortir un bien : des conflits violents avec cette ancienne danseuse, le masochiste et pervers Jouhandeau en nourrira abondamment son œuvre. Tantôt il considère sa « Carya » comme le meilleure des femmes, douce, amoureuse, généreuse ; tantôt, comme il l’écrit à son ami, elle la voit comme un monstre  de « bassesse, d’ignominie », qui va jusqu’à détruire certains de ses manuscrits ou le menacer physiquement d’un tisonnier…

Si, devant les comportements blâmables de son ami, notamment sa complaisance envers l’occupant allemand, son antisémitisme, dont il ne débarrassera jamais tout à fait, Jean Paulhan lui garde néanmoins son affection, c’est qu’au-delà des affinités électives qui lient les deux hommes entre eux, tout simplement Paulhan admire l’œuvre littéraire de Jouhandeau. Admiration sans complaisance, comme l’est son amitié. Souvent c’est Paulhan l’éditeur qui, en maître d’école sévère, prodigue ses conseils, blâme l’élève Jouhandeau pour ses fautes de style ou de goût, juge la qualité ou les faiblesses de tel ou tel de ses livres. « Pour le reste, je t’en prie écris seize et dix-sept (et pas 16 et 17). C’est horrible dans un livre ces chiffres (…) Ne mets pas de majuscules après deux points (sauf si les deux points sont suivis de guillemets). Ni après un point-virgule ». Ces remontrances ne sont rien à côté de celles qu’il lui adresse en 1944, pour des fautes qui ne sont plus littéraires mais politiques et surtout morales. Il s’agit de cette très ferme et belle lettre de Paulhan qui répond aux pleurnicheries de Jouhandeau qui se pose en malheureuse victime des évènements : « Bien cher Marcel, de ton courage personne (ni surtout moi) ne doute. Mais en ce moment, je t’en prie, n’en parle pas. Ouvre les yeux. Tu n’es pas exposé (…). Ce n’est pas toi qui viens de mourir en prison, c’est Max Jacob. Ce n’est pas toi qui as été tué par des soldats ivres, c’est Saint-Pol Roux. Ce n’est pas toi qui as été exécuté, après un jugement régulier, c’est Jacques Decour, c’est Politzer. Ce n’est pas toi qui es force de te cacher pour échapper à l’exécution, à la prison, c’est Aragon, c’est Éluard, c’est Mauriac. Ce n’et pas toi qui es déporté en Allemagne, c’est Pau Petit, c’est Benjamin Crémieux. Ce n’est pas toi qui es en prison, en cellule, c’est Desnos (…) tu es le seul (peu s’en faut) qui ne soit pas menacé, qui mène une vie prudente et paisible ». Mais c’est le même Jean Paulhan qui, avec la même fermeté et le même courage intellectuel, viendra en aide à son ami lorsque celui-ci sera menacé par les comités d’épuration mis en place après la Libération, ce qui lui vaudra d’être mis en accusation par ses anciens amis résistants (dont Aragon), les pires dans la répression étant, comme toujours, ceux qui avaient pris physiquement le moins de risques.

Les années passant, les deux amis voient les morts défiler. Que d’enterrements de proches ! Les anciens : Cocteau, Braque, Groethuysen,  Fautrier, Léautaud, Camus, Michel Gallimard… ; les plus jeunes : Nimier, Huguenin, les fils Malraux…  Eux deux, Jouhandeau et Paulhan, cahin-caha, tiennent le coup. Encore le temps et la puissance d’esprit de disserter sur le querelle théologique du filioque. Paulhan mourra le premier en 1968, Jouhandeau dix ans plus tard. Outre l’exceptionnelle qualité de cette correspondance, ce qui frappe les utilisateurs des courriels électroniques et des SMS que nous sommes, c’est le temps que les écrivains de cette génération consacraient à la rédaction de leur courrier (souvent des œuvres littéraires à part entière). Même à cette époque où ma génération écrivait encore au stylo, je n’ai pas le souvenir que nos échanges épistolaires étaient occupés par de longs développements sur la beauté des couchers de soleil, le jardinage, nos conflits sentimentaux, nos petits bobos physiques ou moraux. Par nos lectures oui, l’avancée de nos travaux, des commentaires sur l’actualité politique, oui, mais raconter comme Jouhandeau comment Élise « va chercher les crottes de sa chienne avec une pince à sucre jusqu’au pylore » ou comme Paulhan comment son singe croque des cacahouètes… Ennuyeuse la lecture de ces  passages ? Pas le moins du monde. Car le banal, parfois le sordide, sont transfigurés par la grâce de l’écriture des deux épistoliers, deux des grands du siècle passé.