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Quintet de Frédéric Ohlen : le roman du « Caillou »

 

Frédéric Ohlen (photo Catherine Hélie)

Frédéric Ohlen
(photo Catherine Hélie)

La Nouvelle-Calédonie est duale. Il y a le « Caillou », la terre sauvage avec ses savanes à niaoulis et ses massifs de nickel, les grands troupeaux gardés par des fermiers à cheval, les tribus kanak. Et puis il y a Nouméa la blanche, ourlée par ses baies, petit paradis semi-tropical pour fonctionnaires au traitement indexé ou retraités de luxe. C’est la première qui intéresse Frédéric Ohlen, poète délicat et profond (2), issu d’une vieille famille de l’île, qui donne ici son premier roman. Le récit est situé au début de la colonisation, sous le Second Empire, avant l’arrivée des premiers bagnards. Nouméa qui s’appelle encore Port-de-France ne compte alors que quelques maisons, les chemins sont rares, on se déplace à pied ou à cheval, ou bien on contourne par la mer. Des pionniers défrichent ; les relations avec les tribus demeurent instables ; on se regarde de loin, blancs et noirs, avec méfiance.

« Quintet »(1) : cinq personnages, cinq points de vue différents sur un nouveau monde, quatre « civilisés » et un « sauvage ». Mais il faut se méfier ici des proportions : le personnage principal est incontestablement Fidély, un « tête pointu » natif des Nouvelles Hébrides (le Vanuatu actuel), les autres ne sont que des comparses. Et il faut se garder de l’exotisme car ce Fidély n’est pas seulement un porteur de songes, capable de rêver le passé et l’avenir et de projeter ses visions vers d’autres dormeurs, il possède, à côté d’une vive intelligence, un don pour les langues occidentales et une mémoire qui font de lui un fin lettré. Il dépasse ainsi largement en civilisation les colons, missionnaires et fonctionnaires impériaux auxquels il est confronté.

Les cinq parties n’apportent pas seulement une connaissance diversement biaisée de la personne de Fidély, elles ouvrent sur des univers différents. Sur la culture kanak avec « Kadamé » ; sur Hambourg et la lutte d’influence entre les prêtres et les francs-maçons en territoire colonisé avec « Heinrich » ; sur la Wallonie, son patois et le rude métier d’instituteur de brousse avec « Monsieur Gustin » ; sur Port-de-France et les premiers bains-douches avec « le Troisième Moineau ». Quant au journal de Fidély, écrit en prison à la suite d’un meurtre qu’il n’a qu’à demi commis, il nous offre sa vision des blancs, dits « White Men » ou « Man-oui-oui ». D’autres personnages récurrents composent, avec ceux déjà cités, une fresque haute en couleur : comme James Paddon, l’anglais qui a fait fortune dans les mers du sud, sa femme Naïtini, Moko le Maori, le gouverneur Guillain, Medjamboulou, le porte-parole du chef Aliki-Kaï, ou encore Russier le geôlier, etc. Sans oublier cet animal fantastique, le whale-boulouk (dugong en français).

Le roman alterne des récits à la troisième et à la première personne. Quoique le style s’adapte aux différents personnages, on reconnaît sans peine le tour du poète. Dans cette notation météorologique, par exemple :

« Le temps se rafraîchit soudain.
Même l’été, l’air pique toujours un peu au pied du mont Mou » (p. 245).

(1)   Fédéric Ohlen, Quintet, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2014, 353 p., 21,50 €.
(2)   A lire sur mondesfrancophones : http://mondesfr.wpengine.com/espaces/pratiques-poetiques/decouverte%e2%80%a6-frederic-ohlen-un-poete-inspire-par-la-rumeur-du-monde/ ;  http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/frederic-ohlen-entre-theatre-et-poesie/