René Girard s’est éteint le 4 novembre. Il laisse une œuvre immense tant au plan quantitatif que qualitatif. Sa pensée est ancrée dans une profonde érudition interdisciplinaire, la recherche scientifique et la foi. L’œuvre de Girard se caractérise par une continuité entre les études littéraires, l’anthropologie et la théologie.
Il commence comme professeur de littérature comparée. Mensonge Romantique et Vérité Romanesque est l’un de ses essais de critique littéraire. Dans les romans, il découvre la vérité du désir qu’il appelle mimétique parce qu’il vient de l’autre, du semblable, et qu’il est foncièrement entropique en ce sens qu’il cause la désintégration sociale. La tragédie le met sur la voie anthropologique qui établit un lien entre le désir mimétique et la violence collective. La fonction de régulation sociale de la violence sacralisée dans le sacrifice rituel se déroulant selon le mécanisme du bouc émissaire (tous contre tous, tous contre un, tous moins un) est la thèse développée dans La Violence et le Sacré, paru en 1972. En lisant des textes ethnologiques et religieux, en lisant Freud aussi, Girard postule les sanglantes origines de l’ordre humain. La culture dérive du culte et le culte dérive d’un meurtre réel. La culture se met en place sur un cercle d’hommes regardant le cadavre de celui qu’ils viennent de tuer. Le rite sacrificiel répète et commémore le lynchage fondateur grâce auquel le groupe en proie à la crise mimétique s’est recomposé. Le mécanisme du bouc émissaire, dans lequel Girard découvre l’invariant anthropologique, assure la cohésion sociale moyennant la canalisation de la violence sur un seul individu, la victime à sacrifier, et l’apaisement qui s’ensuit. Voici le noyau dur religieux qui tient les groupes humains. Mais en comparant les mythologies et la Bible, Girard identifie dans le christianisme une mutation du religieux qui constitue une vraie coupure anthropologique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une religion révèle ce que cache le mécanisme du bouc émissaire : la victime sacrificielle est innocente, c’est l’Agneau de Dieu. En reformulant le titre de son premier essai, on pourrait parler de «mensonge mythique et vérité évangélique». Le christianisme a dé-sacralisé la violence et par là s’est radicalement distingué du religieux archaïque. Avec Nietzsche, Girard déconstruit la thèse de la nature mythique du christianisme et met en relief la modernité d’une religion qui ouvre la voie à une existence non strictement religieuse. Girard théo-anthropologue propose alors une catégorisation des récits au-delà des genres littéraires dont le potentiel d’intelligibilité n’a pas encore été exploré par les études littéraires ou par la théorie narrative. Les récits se partageraient en deux grandes matrices: la matrice mythique qui exprime le point de vue des persécuteurs, du groupe, de l’opinion publique; la matrice évangélique qui, en thématisant le bouc émissaire, restitue le point de vue de la victime, l’individu radicalement seul, détaché de la foule, l’un en moins.
Dans sa conception naturaliste et réaliste de la science, Girard nous a légué une œuvre épistémologiquement audacieuse qui défie nos idées les plus enracinées sur la clivage entre sciences de la nature et sciences de la culture, en même temps qu’il introduit le christianisme dans les sciences sociales et humaines. Faire de la science c’est prendre parti entre persécuteurs et persécutés, il n’y a pas de position neutre ou de savoir uniquement objectif . Critique de la perception de la culture en tant que structure ou textualité décrochée du référent, Girard affirme vigoureusement la valeur du réel. Dans un style sans ambages, il ébranle nos préjugés et idéologèmes : perception angélique de la culture et de la démocratie, néopaganisme intellectuel, occidentalisme, idéologie des appartenances. La pensée de Girard gêne. Elle gêne d’autant plus qu’elle brûle d’actualité, car elle constitue un puissant modèle théorique pour comprendre l’intensification des conflits et de la violence à toute échelle dans notre monde globalisé où les individus et les peuples se rapprochent et s’égalisent de plus en plus.