Dès le matin de son arrivée dans la propriété d’un Malabar, un cabri s’aperçut qu’on lui donnait de l’herbe à 5 heures du matin. Toutefois, faisant preuve de prudence, il se garda de tirer la moindre conclusion. Il attendit d’avoir observé de nombreuses fois que la même situation se reproduisait ; il recueillit ces observations dans des circonstances fort différentes, les jours chauds et les jours froids, les jours de cyclone et les jours sans cyclone, les jours de pluie et les jours sans pluie. Chaque jour, il ajoutait un autre énoncé d’observation à sa liste. Quand il estima avoir engrangé suffisamment de données, il avança cette conclusion : “Je suis toujours nourri à 5 heures du matin.” Hélas, celle-ci se révéla fausse quand, un 2 janvier, son cou rencontra la lame aiguisée d’un sabre de cérémonie.
Dans ce récit, brodé à partir de l’exemple célèbre du poulet de Bertrand Russel, l’événement qui affecte le cabri constitue une illustration particulièrement nocive de ce qui a été identifié comme le « Problème de la Connaissance Inductive ». Dans cette configuration problématique, une seule observation peut invalider une suite d’autres observations, entérinée de très nombreuses fois. C’est ainsi que, le 2 janvier, quelque chose d’inattendu va arriver à notre cabri inductiviste, qui l’aurait amené à réviser ses croyances, s’il avait survécu au sacrifice. Nassim Nicolas Taleb (désormais N.N.T.), dans son ouvrage intitulé The Black Swan[i], reprend le Problème de l’Induction en le développant du point de vue de ses conséquences, sous l’appellation de « Cygne Noir ». Pourquoi cette expression, que Taleb écrit avec un « c » et un « n » majuscules ? Quelqu’un qui vivrait toute sa vie dans l’Hémisphère Nord ne verrait que des cygnes blancs ; il pourrait en induire que tous les cygnes sont blancs. Mais sa théorie s’effrondrerait s’il se rendait en Australie où les cygnes sont noirs. Ainsi un Cygne Noir, c’est donc tout ce qui paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée. Taleb, en donne les caractéristiques suivantes : « Premièrement, c’est une observation aberrante, […] car rien dans le passé ne laisse prévoir de façon convaincante sa possibilité. Deuxièmement, il a des répercussions considérables. Troisièmement, en dépit de son caractère inattendu, nous élaborons après coup des explications qui le font paraître plus prévisible et moins aléatoire qu’il ne l’est. »
La crise covidique actuelle obéit à la dynamique du Cygne Noir. S’y retrouvent, en effet, les éléments du triplet défini par N.N.T. : exceptionnalité, impact extrêmement fort et prévisibilité rétrospective. D’abord, il est évident que l’événement considéré s’inscrit résolument hors du cadre de nos attentes ordinaires, comme en témoigne l’hébétude qui a accompagné sa survenue. C’est d’ailleurs l’adjectif « inédit » qui rencontre une forte fréquence d’emploi dans les discours des experts (journalistes, scientifiques et politiques) et autres non experts, pour qualifier ce qui arrive. On le trouve, par exemple, dans la bouche du chef d’Etat français, en visite dans une usine de production de masques : « Quand on vit quelque chose d’inédit, on ne peut pas demander à des gens de l’avoir prévu il y a dix ans. » Emmanuel Macron, en position défensive, entend ainsi expliquer l’impréparation de son gouvernement devant ce genre de situation. Mais le manque de préparation des gouvernants n’a-t-elle pas des causes plus profondes ? Nous y reviendrons.
Ensuite, son impact est d’une puissance telle qu’il a contraint à la claustration des milliards d’individus, ce qui a engendré un bouleversement profond de notre vie intime et sociale. L’expérience inédite du confinement laissera probablement des traces sur notre psychisme (sous la forme de stress post-traumatiques ou de dépressions, par exemple), sur nos propres corps et le corps social, de façon inégale évidemment, étant donné l’asymétrie des situations. Le choc de la pandémie a également ébranlé, en quelques mois, les cadres de l’économie mondiale. La grande majorité des institutions internationales n’arrêtent pas d’obscurcir leurs perspectives économiques, prédisant une récession sans précédent depuis le krach boursier de 1929. Selon le Centre d’études prospectives et d’informations internationales, lors d’une visioconférence organisée le 15 mai, le risque d’un « désastre économique » plane au-dessus des Etats, qui les atteindra tous, mais de façon asymétrique. Ainsi, Jérôme Powell, le président de la Banque centrale américaine, se veut, quant à lui, optimiste pour son pays ; il estime que la crise économique provoquée par la pandémie présente « des différences fondamentales » avec la Grande Dépression et que la croissance devrait reprendre très vite. Notons à propos des experts, le peu de crédit que leur accorde N.N.T., étant donné « la part que les aberrations occupent dans la dynamique des événements » : « […] la somme de nos erreurs de prévision sur les événements politiques et économiques est tellement monumentale qu’à chaque fois que je regarde les statistiques, je suis obligé de me pincer pour m’assurer que je ne suis pas en train de rêver. »
Quant à la distorsion rétrospective, elle se manifeste dans les tentatives faites ici et là pour produire des explications de nature à réduire voire nier le caractère imprévisible de la catastrophe sanitaire. Dans un article paru dans la revue « Esprit »[ii] (n° de juin 2020), intitulé « Qu’est-ce qu’un événement ? », Carole Widmaier relève le caractère tridimensionnel du fait : « […] en tant qu’il est ce qu’il a lieu, il est un phénomène ; en tant qu’il est ce qui m’arrive, il est un événement ; en tant qu’il m’est destiné, il est un signe. » C’est cette dernière dimension, sémiologique, qui est mobilisée dans le cadre de la prévisibilité rétrospective. C’est ainsi que Nicolas Hulot, sur BFMTV le 22/03, se posant en prédicateur d’un type nouveau, a pu déclarer que la crise du coronavirus constitue une sorte d’« ultimatum de la nature » et que « celle-ci nous envoie un message. » Nous aurions bouleversé l’ordre de la Nature, avec une majuscule théifiante (pour ne pas dire terrifiante), qui reviendrait sous la forme d’un virus couronné pour nous demander des comptes et « nous tester sur notre détermination » (virologiquement et sérologiquement ?). Ce genre de déclaration n’est pas exempt d’un relent de punition divine, et, d’une certaine façon, s’aventure dans le territoire de la superstition, que Carole Widmaier définit comme « un mouvement de l’imagination qui consiste à combler les relations manquantes par l’affirmation d’une intention cachée. » Les extrémistes religieux, vérifiant cette définition, ne se sont pas privés pour affirmer que la crise du coronavirus avait été prévue par des prophètes depuis longtemps et qu’elle constituait le prélude d’un temps apocalyptique marqué par le châtiment divin.
La déformation rétrospective se constate aussi dans la réduction de l’événement au phénomène ; il s’agit, dans ce cas, de le rapporter à l’ordre des choses, de le soumettre aux lois de la nature, de l’appréhender dans une chaîne causale, ce qui constitue l’opération même de la connaissance. C’est ainsi que le « Courrier international », dans son n° 1537, présente, sous la forme d’une infographie, l’histoire des pandémies depuis la peste antonine (165-180) jusqu’à nos jours. Le visuel, très parlant, est assorti du commentaire suivant : « Tout au long de l’histoire, les maladies infectieuses ont accompagné l’homme dans sa conquête du monde. Même à notre époque moderne des épidémies éclatent régulièrement. » [Je souligne]. La régularité des pandémies est ailleurs précisé : tous les 50 à 60 ans jusqu’en 1889, et tous les 10 à 40 ans à partir de cette date. C’est régulier, donc prévisible. Il suffit de produire les bonnes modélisations prospectives.
Le traitement de l’événement covidique comme signe et comme phénomène, l’inscrivant rétrospectivement dans le champ de la prévisibilité, le manque comme événement, dans la mesure où il estompe les traits qui le caractérisent fondamentalement : la discontinuité, la rupture, l’inédit. En outre, souligne Carole Widmaier, s’adossant à la pensée du totalitarisme d’Arendt : « […] les événements au sens fort du terme sont ceux qui concernent tout le monde […] : leur événementialité réside dans leur puissance d’ébranlement, dans leur capacité de remise en question et de reconfiguration. »
De tels événements qui obéissent à la dynamique du Cygne Noir, deviennent de plus en plus fréquents dans l’histoire récente, du fait de l’accélération des flux et de l’interconnexion du monde. Citons, avec N.N.T., la 1ère guerre mondiale, l’ascension d’Hitler et la guerre qui en découla, la fin abrupte du monde soviétique, la montée du fondamentalisme islamique, le développement de l’Internet… Cela signifie que nous sommes entrés définitivement en « Extrémistan », cette province imaginaire inventée par Taleb, où un seul phénomène observé, en l’occurrence un Cygne Noir, peut être à l’origine d’un impact formidable sur l’ensemble, alors que nos élites s’évertuent à évoluer dans le « Médiocristan », dominé par le médiocre, le routinier, la moyenne, où l’on considère l’événement extrême comme une exception incapable d’affecter le système global de manière significative, dont l’exceptionnalité est amenée à se faire oublier aux confins d’une courbe en cloche.
La crise Covid, événement extrémistanais par excellence, s’est heurtée à l’impréparation des dirigeants du monde entier parce que ces derniers s’obstinent à habiter le Médiocristan, avec l’illusion entretenue par la modélisation gaussienne et les méthodes de déduction y afférentes, d’être capables de dompter l’incertitude. Une phrase d’Edgar Morin[iii] résume une telle attitude : « L’on a beau savoir que tout ce qui s’est passé d’important dans l’histoire mondiale ou dans notre vie était totalement inattendu, on continue à agir comme si rien d’inattendu ne devait désormais arriver. »
Tout est dans le « comme si », notamment cette arrogance épistémique dont fait preuve les élites politiques entre autres pour donner l’impression qu’ils maîtrisent l’incertitude. Selon N.N.T., l’arrogance épistémique se jauge à partir de l’écart entre ce que quelqu’un sait vraiment et ce qu’il croit savoir ; si la différence est excessive, le diagnostic d’arrogance peut être posé. Ainsi, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, lors d’un point presse tenu le 24/01/20 faisait cette déclaration : « Le risque de propagation du coronavirus dans la population [française] est très faible. » Pourtant l’épidémie frappait aux portes de l’Hexagone, mais on a d’abord cru savoir qu’elle resterait cantonnée à la province chinoise du Hubei d’où elle est partie, puis qu’elle ne traverserait pas les frontières de la Chine, qu’elle ne quitterait pas enfin le sol italien. On a cru savoir aussi que la dangerosité du virus couronné était faible, qu’il ne pouvait occasionner qu’une « grippette ». Jusqu’à ce que le Premier ministre français laisse échapper ces quatre mots : « Je ne sais pas », mettant un terme à l’arrogance épistémique en cours alors.
C’est en fait cette attitude pleine d’humilité qu’il conviendrait d’adopter pour éviter autant que faire se peut ou atténuer la violence des événements extrêmes. N.N.T. ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme : « Dans la logique du Cygne Noir, ce que l’on ne sait pas compte beaucoup plus que ce que l’on sait. Songez que nombre de Cygnes Noirs peuvent être causés et excerbés par leur caractère inattendu. » Il illustre son idée en prenant comme exemple le tsunami survenu en Asie du Sud en 2004 ; il affirme que l’impact du phénomène aurait été moins catastrophique si l’on s’y était attendu : les régions susceptibles d’être atteintes auraient été moins peuplées, un système d’alerte aurait été mis en place.
De la même manière, concernant la crise sanitaire actuelle, si l’on avait pu raisonnablement en concevoir le risque, elle n’aurait certainement pas pris l’ampleur qu’elle connaît, ou peut-être ne serait-elle pas arrivée. Si une telle éventualité avait été jugée digne d’attention par les Chinois d’abord, ils auraient veillé à limiter les contacts avec pangolins et chauves-souris ; ils auraient travaillé à la sécurisation de leurs laboratoires de recherche sur les virus. Quant aux autres pays, leurs gouvernants auraient mieux contrôlé les flux avec la Chine ; leur politique de santé aurait pris une direction moins marchandisée. La France, par exemple, aurait évité d’externaliser vers la Chine (et l’Inde) la fabrication de produits pharmaceutiques ; elle aurait, sur son territoire propre, des usines dédiées à la production de masques. Ici, c’est l’emploi du conditionnel à valeur d’irréel qui s’est imposé à nous, pour souligner qu’une autre logique, est à l’œuvre, plus conventionnelle, médiocristanaise, consistant à raisonner sur la base des données concernant le passé, ce qui peut se révéler nocif, notre cabri inductiviste en a fait la triste expérience.
Cet aspect inquiétant de l’induction, le fait d’apprendre de manière analeptique (à partir du passé), explique en grande partie notre incapacité à comprendre le Cygne Noir. Concernant celui qui nous intéresse ici, se pose d’ores et déjà la question de la vie d’après. Le risque que d’autres aberrations du même type se produisent a intégré le champ des possibles. Dans cette perspective, E. Macron, ayant reconnu que sa réforme de la santé était inadaptée, a annoncé la tenue d’un « Ségur de la santé », dont le coup d’envoi est prévu pour le 25 mai, qui n’hésitera pas à « sortir du dogme de la fermeture des lits ». On se mettra donc, en France comme ailleurs, à attendre de pied ferme que d’autres pandémies surviennent, c’est-à-dire qu’on connaisse une surprise similaire à celle engendrée par le Covid-19, mais on n’envisagera pas que d’autres grands événements, d’un tout autre type, surviennent. Autrement dit, on restera focalisé de manière excessive sur ce qu’on sait ; selon Taleb, « nous avons tendance à apprendre le particulier, non le général. »
La leçon essentielle de la crise du Covid-19 n’aura pas été tirée si nous n’en concluons pas que certains événements se situent nettement en dehors du prévisible et que pour les comprendre il est nécessaire d’abandonner le mode de pensée classique incarné par notre cabri inductiviste et d’opérer une inversion de logique, qui se situe aux antipodes de celle du cabri inductiviste, fondée sur l’anticonnaissance ou ce que nous ne savons pas. C’est seulement à cette condition que l’on pourrait s’adapter à l’existence des Cygnes Noirs, fondamentalement imprédictibles, qui caractériseront de plus en plus le futur. Gouverner, c’est prévoir, certes, mais c’est aussi prévenir ce que l’on ne peut prévoir. Nos politiques sont-ils prêts à ce changement de paradigme ?
Le 23/05/20, Jean-Louis ROBERT
[i]« Le Cygne Noir », Nassim Nicholas Taleb, Les Belles Lettres, 2008
[ii] « Qu’est-ce qu’un événement » in « Esprit », juin 2019, Carole Widmaier
[iii] « Introduction à la pensée complexe », Edgar Morin, Points, 2014