A propos de quatre performances présentées à la Bibliothèque universitaire de Martinique
Les performeurs sont des artistes à part. Si les plasticiens contemporains cherchent à nous surprendre, les performeurs entendent nous atteindre jusque dans les profondeurs de notre inconscient. Eux-mêmes à la recherche de sensations inédites, ils tissent leur toile de manière à emprisonner les spectateurs dans leurs obsessions, leurs fantasmes. Car la performance est bien un spectacle, un spectacle vivant proche du théâtre parce qu’il s’étend sur un intervalle de temps, parce que s’il est reproductible ce ne sera jamais à l’identique, et plus encore parce que la théâtralité y est expressément développée. Les attitudes, les gestes sont étudiés, les déplacements décomposés, tout est fait pour retenir l’attention. A l’instar du comédien, le performeur se doit de captiver son audience. Avec ce désavantage qu’il n’a pas, en général, recours à la parole.
Ceci rappelé, on comprend pourquoi la performance tend presque fatalement vers le rituel. Du rituel au sacré, il n’y a qu’un pas, d’où cette impression que les performeurs sont très souvent dans une démarche religieuse (y compris quand ils parodient la religion – car il faut être encore taraudé par elle pour éprouver le besoin de la profaner). La cible visée n’est d’ailleurs pas nécessairement l’une des trois du Livre (parmi lesquelles l’islam se trouve d’ailleurs à l’abri de toute satire, terreur oblige). L’automutilation, par exemple, renvoie aussi bien aux scarifications des religions animistes qu’au sacrifice du Christ sur la croix. Idem pour les rituels d’accouchement, d’épousailles ou d’enterrement qui sont universels.
Trois des quatre performeurs présents le 21 mai à la bibliothèque universitaire de Martinique revendiquaient cette référence au sacré. Seule exception, la dénonciation par Jérémie Priam des jeux électoraux et de la politique politicienne sur fond de Marseillaise diffusée par un téléphone, et qui se termine par la destruction d’un drapeau bleu blanc rouge dont les bandes sont néanmoins disposées horizontalement contrairement à celui de la France, histoire de brouiller davantage les pistes. Car le propos apparaît finalement peu clair : s’agit-il d’inciter le public à changer la manière de faire la politique ou simplement de le conforter dans le dégoût qu’il peut en avoir ? Si la performance de Ludgi Savon n’est pas non plus directement liée à une religion, la référence au sacré apparaît dans sa thématique (la fraternité, l’amour universels) comme dans la manière très ritualisée de l’interpréter, depuis le costume chatoyant qui dissimule entièrement le corps et le visage de l’officiant (au point que l’on ne peut deviner son sexe) jusqu’à la manière constamment empreinte de solennité avec laquelle il se déplace pour aller chercher telle ou telle personne dans le public et esquisser avec elle une cérémonie de communion. Le mot officiant s’impose a fortiori pour les deux autres performances, à commencer par celle d’Alicja Korek, la seule étrangère à la Martinique, et qui s’est dite– à l’issue de la représentation – marquée en tant que polonaise autant par le catholicisme que par certaines pratiques chamanistes de ses grands-parents. L’assaisonnement avec de mystérieux ingrédients du cadavre d’un poisson étalé sur une table basse en guise d’autel, puis sa « crucifixion » à l’aide de longs clous plantés au marteau, l’auto-lavement des pieds[i] dans un bain d’eau rougie sont autant de références transparentes aux obsessions de cette artiste. Les références d’Henri Tauliaut sont plutôt du côté du vaudou. Torse nu mais le visage entièrement dissimulé sous un masque de scaphandrier (en hommage à quelle divinité ?), il entoure de plumes ses poignets, se badigeonne le torse d’une mixture qu’il a confectionnée devant nous, se passe autour du cou un impressionnant collier qui semble fait du rostre d’un animal marin, avant de se mettre à dessiner sur le sol des dessins cabalistiques à l’aide d’une poudre.
Nous n’avons rien à redire sur la qualité des quatre performeurs. Au contraire, nous ne les lâchons pas du début à la fin, ce qui n’est pas une mince « performance » si l’on se souvient qu’ils se livrent à des rites pour le moins ésotériques sans aucune parole (excepté Jérémie Priam). Rien à redire non plus sur leurs sources d’inspiration : pour qu’une performance atteigne son but, il suffit qu’elle sorte le spectateur de ses certitudes, qu’elle crée chez lui un trouble inhabituel ; à des degrés divers, c’est ici le cas. Par contre, si l’on ne peut reprocher à trois des artistes leur obsession du religieux ou du sacré, s’il faut en prendre acte, on peut néanmoins s’étonner, en ce début du XXIe siècle, de la voir s’imposer chez de jeunes artistes qu’on pourrait croire préoccupés d’autres choses, sachant que leur sincérité ne saurait être mise en doute. D’autant que les artistes du XXe siècle se sont montrés peu concernés par ce thème. Auguste Comte n’annonçait-il pas dès le XIXe siècle que l’humanité, après être passée par l’âge magico-religieux, puis métaphysique, entrait dans l’âge scientifique, celui où la personne humaine est gouvernée par sa seule raison ? Il faut croire qu’il s’est trompé, les fondamentalismes religieux se portant de nos jours mieux que jamais. Cela étant, la question demeure pour nos trois performeurs dont on a peine à croire qu’ils soient eux-mêmes croyants[ii], l’étaient-ils qu’ils ne mimeraient pas des rites en public, ils seraient dans un « lakou », un temple ou une église.
Ce soir du 21 mai, seule la démarche d’Alicja Korek a pu apparaître transgressive, certains chrétiens pouvant même la juger sacrilège, en aucune manière celles des deux autres qui semblaient vouloir promouvoir une sorte de spiritualité à travers leurs rites. Pour en revenir à A. Korek, la Martinique étant – comme la Pologne – une terre non encore atteinte par la déchristianisation, il est plus que vraisemblable que des chrétiens étaient présents lors de sa performance. Nul, cependant, ne semble s’être offusqué. Que faut-il en conclure sinon que les personnes, croyantes ou non, qui ont l’habitude de fréquenter les manifestations de l’art contemporain – comme c’était le cas du public ce soir-là – sont déjà suffisamment blasées pour prendre avec ironie les œuvres, ici les performances, les plus osées ? Ce qui ne signifie pas que le trouble évoqué plus haut ne soit pas présent mais qu’il ne nous touche pas aussi profondément que les spectateurs des premiers happenings dans les années 1950 ou que peuvent l’être ceux d’aujourd’hui confrontés pour la première fois à cette forme d’expression artistique.
Les quatre performances ont été présentées le 21 mai 2019 en préfiguration du festival international d’art performance (FIAP) dont la deuxième édition se tiendra en novembre à Fort-de-France à l’initiative d’Annabel Guérédrat et d’Henri Tauliaut (compagnie Artincidence).
[i] Comme elle l’a expliqué à la fin, le lavement des pieds, le jeudi saint, était réservé jusqu’à récemment aux seuls hommes dans son pays. Se laver les pieds devant « l’autel » est ainsi pour Alicja Korek une marque de son féminisme et de son indépendance : une femme qui lave ses pieds devant « l’autel » sans avoir l’aide de quiconque.
[ii] Malgré la réponse apportée par Henri Tauliaut à l’interrogation que nous avions soulevée au moment du partage avec le public, une réponse qui semblait plutôt d’ordre général que le concernant directement.