Tribunes

La violence du savoir

Savoir est un processus violent. Entre « je ne l’aurais jamais cru » et « je n’y crois pas ». C’est un combat de titans à l’intérieur de soi.

Plusieurs fins possibles : le déni de l’information, la mauvaise foi, le renforcement de l’opinion, la nouvelle conviction, le doute… Autant de finalités, autant de voies pour y parvenir.
Dans ce labyrinthe, quelques-uns se perdent dans la fête de l’euphorie de la découverte, d’autres, tétanisés, en deviennent amnésiques, meurent de chagrin, plusieurs trouvent la sortie, traumatisés ou transformés à jamais.

Dans ce processus épique d’acquisition de la connaissance, certains, fortement ébranlés, utilisent le geste mais aussi le verbe pour perpétuer leurs traumas. En résultent quelques ouvrages devenus célèbres et passés de génération en génération dans lesquels des hommes et des femmes tétanisés par ce qu’ils avaient découverts, figés au propre comme au figuré dans leur Histoire, victimes éternelles, invoquent une révolution qui porte bien son étymologie [I]… Ce n’est bien souvent que leur révolte intérieure absolue qui s’extériorise et se transmet. Tragique épidémie. Hegel [II] ne nous avait-il pas prévenus ? La révolution pour toujours ! La violence à jamais. « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer » [III] écrivait Jean-Paul Sartre (1905-1980)…

Pourtant, ne serait-ce pas qu’une haine contre soi : ce soi d’avant la connaissance, celui qui ne savait pas ? A qui on en veut à mort.
Un soi divisé, jugé et dont on condamne la part estimée niaise ou ignare. Ce soi ancien que le nouveau « je » voudrait faire disparaître chaque fois qu’il le peut.
Et cet ex soi ne serait-il pas perçu dans l’autre individu, celui qui ne sait pas encore ?
Réaction traumatique : « l’autre », coupable d’ignorance, naufragé, ne serait approché que pour être convaincu de devenir une réplique du nouveau « je », le salut. S’il n’adhère pas, il sera exécuté. Ainsi va l’extrémisme…
« Je suis l’autre. » [IV] écrivait le poète Gérard de Nerval (1808-1855), un an avant son dit suicide… Serait-il possible d’avoir fait le tour de l’autre ?

Arthur Rimbaud (1854-1891) écrivait à l’aube de sa carrière littéraire, à 17 ans : « Je est un autre. » [V] Un parmi d’autres à connaître. Là réside peut-être toute la différence.
Ainsi ne résulterait de la lutte intérieure pour l’acquisition de la connaissance, que l’expérience d’avoir pu se ressentir comme un ou des autres et d’avoir pu comprendre autrement.
« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! » pour citer Arthur Rimbaud

Oui. Savoir est un processus violent. Mais la lutte, la victoire ou la défaite sont intérieures. Un royaume personnel à conquérir. Et la vie avec autrui devient indispensable pour expérimenter en soi la multitude d’existences qui permettent d’apprendre, non de juger…

 


Références

[I] Du latin revolutio (« retour, cycle »)

[II] Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), philosophe allemand connu pour sa dialectique.

[III] Préface de Jean-Paul Sartre. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 184.

[IV] « Je suis l’autre », écrit par Gérard de Nerval sous son portrait en 1854.

[V] Rimbaud à Paul Demeny (« Lettre du Voyant », 15 mai 1871).