Mondes caribéens

Conversation autour d’un rêve de Glissant et Guattari

 Sylvie Glissant, Anne Querrien, Lucia Sagradini et Monique Zerbib  se sont réunies pour tenter de rêver à ce qu’aurait pu être le livre qu’Édouard Glissant et Félix Guattari envisageaient d’écrire ensemble.

 

L.S. : Comment le projet de ce livre est-il né ?

S.G. : Édouard et moi avons vraiment connu Félix en 1982-1983, lorsque nous habitions à Paris. A partir de cette période, nous nous voyions tout le temps, Félix, Joséphine, Édouard et moi, souvent aussi avec Jean-Jacques Lebel ou Matta. Ce furent des années très riches pendant lesquelles se sont développés de réels liens d’amitié entre Félix et Edouard ; et c’est ainsi que presque naturellement ce projet de livre a germé, avant que nous ne partions pour la Louisiane en 1988. Édouard et Félix ne cessaient de dire qu’ils voulaient écrire un livre ensemble ! Chacun attendait de l’autre qu’il envoie un premier texte. Notre départ en Louisiane, et donc l’éloignement, a rendu la chose un peu difficile. En Louisiane, nous nous sommes installés à Baton Rouge où Édouard avait été nommé à la tête du Centre d’études françaises et francophones de la Louisiana State University. Il y invita Félix à faire une conférence fin 1989. Ces quelques jours passés ensemble ont installé un véritable dialogue, quotidien, qui je pense, se retrouve dans les textes de l’un et de l’autre et qui ont été publiés épar la suite. C’est à partir de ce moment là qu’écrire un jour , ensemble, devenait une urgence… Cela ne s’est pourtant jamais fait de façon concrète, mais finalement, je pense que l’on peut dire qu’ils écrivaient « ensemble » souvent …en résonance.

 A.Q.: Si l’on regarde ses publications, les Cartographies schizoanalytiques paraissent en 1989 et il a travaillé jusqu’à la fin à Chaosmose.

 S.G.: Oui en effet, leur dialogue continuait et Chaosmose , en bien des points, révèle pour moi cette relation qui était née entre eux, faite de connivence intellectuelle et amicale à la fois, mais aussi esthétique, et ouvrant peu à peu à une écriture autre et à une parole qui se révèle et se crée dans une poétique : pour Édouard, tout acte d’écrire est une poétique et Félix , de mon point de vue, voyait là une nouvelle condition d’émergence du dire, performante, dans un processus de création inédit et inattendu. D’ailleurs chez Félix, la formulation, les termes utilisés, comme pour le poète qu’est Edouard, relèvent de plus en plus à cette époque de l’imaginaire poétique. Il est frappant de voir comment la pensée de Félix sur l’art et la création trouve alors souvent un écho dans le travail que développe Édouard à la même époque, notamment autour de la notion de « chaos-monde ». De nombreux éléments témoignent de points de rencontre, d’un topos commun.

Cependant, je voudrais ajouter que tous deux commençaient aussi à partager une forme de pessimisme, de déception face à la pauvreté de la réception de leurs propositions. Il y avait chez eux, me semble-il, comme un sentiment de décalage, parfois même d’incompréhension, de plus en plus grand avec les pensées qui occupaient alors les territoires et l’espace intellectuels et médiatiques .

 A.Q.: Les objections dans la presse, notamment, étaient permanentes. Dans Rhizome, Guattari et Deleuze ont d’ailleurs fait un préambule pour dire qu’ils s’en moquaient…

S.G.: En effet, Édouard aussi a eu à faire face à beaucoup d’objections, en particulier après la publication du Discours antillais, issu de sa thèse, en 1980. Il avait voulu faire une forme d’inventaire du réel antillais, y compris en abordant la question de l’aliénation et de la notion de « délire verbal », et les gens ont vu émerger quelque chose de ce réel qu’ils ont, semble-t-il, immédiatement refoulé, voire rejeté. On a vu même, par ceux qui n’avaient pas lu le livre manifestement, s’exprimer les critiques les plus virulentes. Mais pour lui, c’était le signe que ses analyses bousculaient d’abord leurs certitudes. A ses yeux, le lecteur était toujours futur et à venir. C’était une forme d’optimisme, finalement !

Suivre les traces d’un phylum machinique brisé

 A.Q.: Le premier chapitre de Chaosmose intitulé « De la production de la subjectivité » présente un certain nombre d’éléments partageables avec Édouard. En revanche, dans le second chapitre sur l’hétérogenèse machinique, l’aspect « hétérogenèse » existe chez Édouard, mais l’aspect « machinique » ne peut être relié à sa pensée.

 S.G.: L’hétérogenèse peut en effet se rapporter à la notion de « digenèse », que je vois comme un miroir poétique du concept de Félix. « digenèse » est une forme qui désigne une nouvelle donne de l’idée séculaire occidentale de genèse, de l’idée de l’Un, de la généalogie linéaire où, comme dans la Bible, untel est fils d’untel qui est fils d’untel. De ce réel antillais émerge soudain une évidence qui renversera littéralement les notions d’être et d’étant : l’évidence que ce retour à une origine unique est impossible car la « genèse » de l’homme antillais est nouée à un autre chaos originel, élémentaire, qui est celui de la cale du bateau négrier, où les langues et les cultures se sont entrechoquées et d’où a émergé une société composite. La digenèse, c’est donc cette naissance d’un divers, d’un multiple, d’un hétérogène qui va fonder une nouvelle manière de concevoir l’être, et sa relation au monde. Et l’on retrouve évidemment chez Félix cette idée d’apports multiples, non linéaires qui, à un moment donné, émergent et se recomposent, créant de nouvelles subjectivités …

Quant à l’aspect « machinique » ou « technique » de cette « hétérogenèse » dont parle Félix, Edouard n’y apposerait-il pas une libération des imaginaires, une floraison qui se retrouve dans Poétique de la Relation, à propos de la diversité des langues ? :

« La défense des langues, garante du Divers, est […] inséparable du rééquilibre des relations entre communautés. Comment sortir de l’enfermement, si deux ou trois langues seules continuent de monopoliser les irréfutables pouvoirs technologiques, leur manipulation, imposés comme unique voie de salut et dynamisés par leurs effets mêmes ? Cette dominance bloque la floraison des imaginaires, interdit qu’on s’en inspire, confine la mentalité générale dans la limite des préjugés favorables à la seule efficacité technologique. Contre de telles déperditions, le recours à long terme est de populariser inlassablement la pensée d’une ethnotechnique, par où on adapterait les choix d’évolution aux besoins réels d’une communauté, au paysage préservé de son entour. Il n’est pas non plus dit que ceci réussira, dont la perspective est bien aléatoire ; mais le chemin en est impératif. La promotion des langues est le premier axiome de cette ethnotechnique. Et nous savons que, dans le champ de la connaissance, prenons-y garde, la poésie a toujours été l’ethnotechnique par excellence. La défense des langues passe (aussi) par la poésie »[1].

A.Q.: Félix attachait beaucoup d’importance à ce qu’il appelait le « phylum machinique », c’est-à-dire l’histoire de l’évolution des technologies, qui saisit les hommes à différentes étapes historiques. Édouard, quant à lui, défendait l’idée que les Africains, par l’esclavage notamment, ont vu leur « phylum machinique » brisé et ont donc été obligés d’utiliser les outils d’autres gens sans que cela ne constitue un « phylum », c’est-à-dire une histoire.

 S.G.: Plutôt que d’outils, je parlerai de « traces » qu’il s’agissait, pour les Antillais, et notamment pour Édouard, de recomposer. Quant à l’histoire, la rupture d’un continuum historique que constitue la Traite ne l’abolit pas pour autant, bien au contraire. En revanche, il s’agissait pour Édouard de penser une nouvelle manière, non-linéaire, d’écrire l’histoire, de la vivre et de la fréquenter dans ces ruptures justement, y compris dans son opacité, dans ses trous, ses « gouffres ». Cela, par fragments et en ne considérant plus que la chronologie linéaire ou le continuum était une règle fondamentale du récit historique. Félix et Édouard se rencontraient d’ailleurs sur ce rapport aux traces qui, dans la création et en art, sont toujours productrices.

M.Z.: Ces traces ont aussi quelque chose à voir avec l’inconscient et le corps. Elles reviennent par le rêve, les sensations physiques… Édouard Glissant prend évidemment en considération l’histoire, les concrétudes de l’histoire, mais il choisit de s’intéresser aux traces et partir en quête d’un au-delà qui les reconstitue, comme cela se produit dans le jazz. Le corps, la terre, le rêve, le rythme sont le socle et le véhicule de ces traces.

 S.G.: Oui, en effet, sa poétique est imprégnée par cette question des traces, comme ses projets les plus concrets, et sa manière de vivre … il rejoignait Felix là aussi, c’était un véritable compagnonnage jusque dans leurs manières d’être au monde, d’en percevoir les paysages aux tracées opaques, les strates des histoires qu’ils portent.

Ceci a conduit Edouard à imaginer des projets à partir, par exemple, d’une pensée de l’écologie caribéenne et des traces qui désignent le vivant le plus élémentaire qu’il faut préserver (leurs discussions avec Félix partaient souvent de ces pensées « des écologies ») ; il avait conçu de la même manière une autre idée d’un Musée des Amériques : un « Musée Martiniquais des Arts des Amériques » (M2A2) qui devait voir le jour en Martinique, dont l’idée était de rompre avec la « récapitulation » européenne et qu’il présentait ainsi :

« […] dans les cultures européennes, le musée récapitule tandis que chez nous, dans les Amériques, le musée n’en est pas encore à récapituler ; le musée cherche, ce qui n’est pas la même chose. Ce n’est pas une récapitulation de quelque chose qui a existé de manière évidente. C’est une recherche de quelque chose que nous ne savons pas encore. Cette recherche de mémoire n’est donc pas une table des matières, c’est une pure recherche. Par ailleurs, s’agissant de la mémoire, un tel musée est amené à se raccrocher à toutes les traces encore vivantes et encore possibles du passé et pas seulement aux traces de type ethnographique, mais de manière vivante. »

 

L’opacité, le lieu, les personnages, le paysage

 A.Q. : Les traces se trouvent par le langage, dans la poésie, dans la création artistique, alors que chez Félix Guattari, il y a une sorte de recherche des traces matérielles, historiques, économiques, qui sont justement liées à son phylum machinique. Cela renvoie aussi au débat de Félix Guattari avec Lacan. Ce dernier distingue trois pôles : le réel, l’imaginaire, le symbolique, auxquels Félix ajoute un pôle machinique qui introduit le temps dans le schéma. Il me semble qu’Édouard se retrouve dans le schéma lacanien, parce qu’il a une autre perception du langage que Félix. Le langage lui-même contient du temps, de l’hétérogenèse machinique, qui le contraint au-delà de la représentation et de la signification.

 S.G. : Oui, mais le langage contient de l’opaque surtout, ces choses non claires, non évidentes, incertaines, qui sont les opacités mêmes des émergences subjectives des êtres, la recherche des traces « matérielles » que vous évoquez sont aussi celles que tente de suivre Edouard Glissant, et les pas, les empreintes, d’un continuum historique et d’une matière humaine qui y a travaillé, tout autant esthétiquement d’ailleurs. Cette notion d’opacité est importante car elle va à l’encontre d’une conception de l’Universel, qui tend à réduire le réel aux propres transparences des vérités qu’il émet, supposées évidentes pour tout le monde, donc imposées à tous au travers de systèmes clos sur eux-mêmes. Reconnaître cette part d’inconnu, d’innommable, qui n’est pas nécessairement révélable, ni forcément nommée, ouvrait à un nouvel espace inaliénable . La poétique de la Relation suggère qu’il n’est pas besoin de se comprendre ou de se connaître pour échanger ou pour s’aimer.

 A.Q. : Dans La Lézarde, premier roman d’Édouard, il y a une transformation, par l’écriture, d’un territoire. On pourrait rapporter cela à l’idée de Félix de déterritorialisation/territorialisation. Il me semble qu’Édouard n’aime pas le mot « territoire ». Mais dans La Lézarde il y a une sorte de mise en scène, à travers les personnages, de divers rapports à ce lieu, et aussi de la force de ce lieu qui habite les différents personnages, qu’on retrouve dans le Tout-Monde par la suite. C’est vraiment un travail artistique, par l’écriture. Pour lui, cela se traduit par l’écriture, comme pour d’autres par la sculpture.

 S.G. : Oui, et d’ailleurs Édouard parlait plutôt des paysages, qui n’étaient pas des « décors » mais véritablement des personnages envers lesquels pouvaient s’établir des rapports changeants. Il disait aussi « les paysages sont nos monuments », parce que les paysages gardent vive la trace de l’histoire, des mémoires enfouies, mais aussi d’un rapport corporel, physique de la vie des corps, de ses différentes strates temporelles, à ces paysages. Conception qui rejoint l’art du Tembé chez les nègres-marrons bushinengue de Guyane par exemple. Lorsqu’Édouard parlait des productions d’imaginaires – car il n’était pas véritablement dans la production de concepts, et d’un discours, qui mettent en marche une machine conceptuelle systématique – il partait toujours du Paysage ou du Lieu, qu’il disait être « incontournable parce qu’on ne peut l’éviter ni en faire le tour ». D’une certaine manière, le lieu était en lui-même un rhizome et c’est là-dessus qu’il se retrouvait avec Félix, dans une forme de jubilation.

Le rapport que Félix et Édouard entretenaient et le livre qu’ils projetaient de faire ensemble étaient différents du rapport et des livres que Félix avait avec Deleuze, relation, qui a contribué à ce magnifique dialogue philosophique et à la mise en place de cette écriture à deux voix que l’on connaît. Ce que Félix et Édouard voulaient mettre en œuvre, selon moi, devait passer par une écriture essentiellement poétique, par un regard poétique sur lequel ils s’accordaient complètement. Par exemple, l’idée de rhizome trouvait chez Édouard un écho poétique dans l’image de la mangrove, qui est dans son œuvre un lieu initiatique, un lieu de rencontre entre « l’eau du volcan », eau douce venue des sources chaudes et l’eau salée de l’océan, un lieu où tout vit, tout renaît : les animaux, les insectes, la végétation…Un lieu qui se révèle poétiquement.

Rhizome, créolisation du monde, errance

 M.Z.: Je rapproche pour ma part la notion de rhizome de la technique analytique des associations libres, des rencontres inopinées, imprévisibles, de différentes racines inconscientes qui, à un moment donné, font émerger un sens, d’où la sympathie que j’éprouve pour l’œuvre de Glissant. J’y retrouve en effet une pensée qui est au cœur de mon travail d’analyse.

 L.S.N.: Ce qui est également beau, c’est de voir comme un concept s’incarne à l’intérieur d’un lieu, dans une forme de corps-à-corps.

 A.Q.: À ce propos, Édouard apporte une espèce d’incarnation territoriale des choses, pratiquement physique, alors que le concept de déterritorialisation/reterritorialisation est le plus souvent entendu de manière politique et que la reterritorialisation est perçue comme réactionnaire. Chez Glissant, cette espèce de force ancrée de la territorialisation vient aussi selon moi de la Traite, du fait que la déterritorialisation a été absolument radicale et qu’il a donc fallu construire une nouvelle terre.

 S.G.: Mais cette nouvelle terre n’est pas un territoire. C’est un lieu reconstitué, un nouveau lieu, celui de la créolisation, né d’un tremblement de la pensée, pour reprendre ses mots, qui a été aussi le mode de constitution de la langue créole, de l’imaginaire du « Tout-monde » et de nouvelles subjectivités. C’est un lieu constitué selon cette « poétique de la Relation » dont parlait Édouard, de manière ouverte, non délimitée, aux frontières qui permettent le passage, plutôt que la séparation, ou l’écart, à l’opposé de ce que l’on entend habituellement par « territoire ». En lisant le chapitre « L’errance, l’exil » de Poétique de la Relation, on comprend ce qui rapprochait peut-être le plus la pensée de Félix et Deleuze de celle d’Édouard . Il dit explicitement ceci :

« Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre[2]. »

Cette dernière phrase est un point de rencontre vraiment très important avec Félix. Je crois qu’ils partaient souvent de cela dans leurs discussions et dans la manière d’être ensemble,.

 L. S. N.: Pour moi, il y là une question éminemment politique et encore très actuelle. Je fais des cafés-philo avec des jeunes de lycée professionnel et j’utilise des citations d’auteurs pour amorcer les discussions. La dernière fois, la première citation était « Le monde se créolise » d’Édouard Glissant. Eh bien, même pour ces jeunes gens qui viennent de partout dans le monde, cette idée était difficile à accepter car ils sont déjà pris dans cette histoire qui maintient vivante l’idée de racine. Le renvoi aux racines est à mes yeux quelque chose qui bouffe, qui coupe, qui empêche le rhizome.

 S.G.: En effet, et c’est pour cette raison qu’Édouard précisait toujours cette idée en disant : « je ne veux pas dire que le monde devient créole, mais qu’il se créolise ». La conception de l’identité-racine unique , maintenue par l’idée de l’Un des civilisations monothéistes, tente farouchement de résister aux processus d’émergence imprévisible des nouvelles identités-relation, qui rend compte de ce qu’il nomme la Poétique de la Relation à l’œuvre dans le monde et des nouvelles conditions d’altérité.. Et c’est aussi en ce sens que la notion de « créolisation » qu’il propose, s’éloigne de l’idée de métissage par son aspect imprévisible, dynamique, ses résultantes inattendues, qui permet la création et la production de réelles subjectivités, libres et indépendantes. comme Félix, il évoquait une pensée du « nomadisme », une pensée de l’errance. Il n’en faisait pas non plus une injonction à se « créoliser » !. Cependant, il précisait que l’intérêt qu’il accordait au concept de rhizome ne devait pas se charger d’une « fonction de subversion » ou « d’une capacité de la pensée rhizomatique à bouleverser l’ordre du monde » car, disait-il, « on en reviendrait alors à la prétention d’idéologie que cette pensée est supposée contester. ».

A.Q.: J’aime la manière dont Édouard montre qu’il y a ambiguïté dans la notion de nomadisme. Il fallait souvent rappeler à Félix que tout ne va pas dans le même sens. Dans Chaosmose, au contraire, il y a une sorte de repos final, il discute ce qu’il avance en montrant qu’on peut le comprendre autrement.

Vers une poétique commune

 S.G.: Pour Édouard, l’idée du rhizome ouvrait l’imaginaire à la pensée d’un rapport multiple à l’Autre et celui-ci reposait d’abord sur une « intention poétique ». Dans ses échanges avec Félix et dans son désir d’arriver à faire un livre avec lui, il insistait sur la nécessité d’avoir recours au poétique pour exprimer une pensée. Chez lui, les concepts donnaient naissance à des images , à des formes , comme celle de l’emmêlement ou du détour, qui se retrouvent dans la parole du conte créole et dans les techniques de l’oralité.

 M.Z.: La beauté est elle-même une intention. Elle est différente pour les uns et les autres, mais l’intention de beauté est commune et elle est source de poésie, si fondamentale chez Glissant.

 S.G.: Pour préciser cette idée d’une poétique nécessaire à la pensée du rapport à l’Autre, à la pensée de l’errance et de la Relation, je voudrais citer un autre extrait de Poétique de la Relation :

« La pensée de l’Autre ne cessera d’être duelle qu’à ce moment où les différences auront été reconnues. La pensée de l’Autre “comprend” dès lors la multiplicité, mais d’une manière mécanique et qui ménage encore les subtiles hiérarchies de l’universel généralisant. Reconnaître les différences n’oblige pas à s’impliquer dans la dialectique de leur totalité. À la limite, “je peux reconnaître ta différence et penser qu’elle constitue dommage pour toi. Je peux penser que ma force est dans le Voyage (je fais l’Histoire) et que ta différence est immobile et muette”. Un pas est à franchir avant qu’on entre vraiment dans la dialectique de la totalité. Il apparaît ici qu’à l’encontre de la mécanique du Voyage, cette dialectique est mue par la pensée de l’errance. […] L’errance ne procède pas d’un renoncement, ni d’une frustration par rapport à une situation d’origine qui se serait détériorée (déterritorialisée) – ce n’est pas un acte déterminé de refus, ni une pulsion incontrôlée d’abandon. On se retrouve parfois, abordant aux problèmes de l’Autre ; les histoires contemporaines en fournissent quelques exemples éclatants : ainsi du trajet de Frantz Fanon, de Martinique en Algérie. C’est bien là l’image du rhizome, qui porte à savoir que l’identité n’est plus toute dans la racine, mais aussi dans la Relation. C’est que la pensée de l’errance est aussi bien pensée du relatif, qui est le relayé mais aussi le relaté. La pensée de l’errance est une poétique, et qui sous-entend qu’à un moment elle se dit. Le dit de l’errance est dans la Relation[3]. »

Je pense que c’est précisément ce passage au « dire » qui devait se faire avec Félix, poétiquement.

 A.Q.: La déterritorialisation selon Félix est proche de ce qu’Édouard appelle « abord[er] aux problèmes de l’Autre ». Cela peut être difficile, du fait de tous les conditionnements qu’on peut avoir. La déterritorialisation, elle, est positive, et en même temps, contrairement à la lecture générale, elle n’est pas une déterritorialisation qui va se déverser n’importe où, mais qui est un abord de l’Autre et qui reterritorialise sur autre chose.

 S.G.: Un bel exemple de cet « abord de l’autre » est donné par Saint-John Perse, qui était un poète très important pour Édouard, ce qui lui valut beaucoup d’incompréhension parce c’était un « Béké ». Dans l’écriture poétique de Saint-John Perse, Édouard voyait l’expression d’un imaginaire créole qui était d’abord apparu dans et par la langue, au contact des gens qu’il côtoyait et qui vivaient à côté de lui dans l’habitation, ses nounous, ses voisins, mais aussi ses camarades d’école. Il repérait beaucoup d’expressions créoles dans la belle langue française de Perse, ce qui démontre qu’il avait été en contact avec la langue de l’Autre et qu’il l’avait aussi fait sienne. Édouard expliquait souvent qu’il y avait des choses incroyables chez Saint-John Perse, qu’il avait sues lui aussi, comme s’ils avaient été voisins lorsqu’ils étaient enfants. En vérité, ils avaient entendu la même chose et avaient cet imaginaire en commun, malgré leurs différences et leur éloignement, qui s’exprimait dans une poétique.

 M.Z.: Cette création de la langue créole est extraordinaire, parce qu’elle vient de langues très différentes.

 S.G.: La langue créole est en effet née d’une « relation » qui est celle des marins du XVIIe siècle, des colons venus d’Europe et des Africains qui arrivaient avec des langues différentes et multiples, qui ne venaient pas des mêmes lieux et qui avaient été mélangées dans l’antre du bateau négrier. De cette rencontre est née une langue qui s’articule avec une grammaire, une syntaxe. Ce n’est ni un patois, ni un « petit nègre » comme on a voulu le dire. Édouard disait souvent qu’on peut reconnaître dans les langues créoles un vocabulaire français du XVIIe, avec tout ce que cela comporte déjà d’oralité, ainsi qu’une syntaxe, une articulation, mais aussi un fonctionnement propre aux langues africaines, une communication, une transmission qui, ensemble, ont produit cette chose imprévisible par un phénomène de créolisation. Et cette langue partagée par des êtres venus d’origines diverses est devenue un lieu commun des imaginaires. Je pense de la même manière que Félix et Édouard voulaient entrer ensemble dans ce dire poétique commun en dépit des différences. Ils peuvent paraître complètement différents, hétérogènes, car ils arrivent de champs différents, mais il y avait entre eux, selon moi, ce désir d’un dire partagé. Je crois que cette rencontre devenait une nécessité qui allait inévitablement produire quelque chose. Elle a effectivement produit quelque chose, à savoir Poétique de la Relation, qui arrive après « Rhizome », en 1990, et qui est déjà l’écho de leurs conversation.

Peut-être n’ont-ils même pas eu besoin d’écrire ce livre parce que tout était déjà là.

Retour à l’opacité, les échos-mondes

S.G. : De la même manière, il y a dans Chaosmose beaucoup de choses sur la création, sur cette sorte d’invisible ou d’opacité. L’artiste, dans la création, est celui qui parvient à entrer dans ces échos invisibles. C’est sa fonction même, comme celle du poétique. Dans Poétique de la Relation, il écrit ceci :

« Il y a longtemps que nous devinons au monde un ordre et un désordre, que nous avons projeté en mesure et démesure. Mais toute poétique nous laisserait accroire ceci qui n’est certes pas faux : qu’il est aussi une démesure de l’ordre, une mesure du désordre. Les seules stabilités décelables dans la Relation concernent la solidarité des cycles qui s’y jouent, la correspondance des dessins de leur mouvement. La pensée analytique y est invitée à construire des ensembles, dont les variances solidaires reconstituent la totalité du jeu. Ces ensembles ne sont pas des modèles, mais des échos-monde révélateurs. La pensée fait de la musique.

L’œuvre de William Faulkner, le chant de Bob Marley, les théories de Benoît Mandelbrot sont des échos-mondes. la peinture de Lam, en confluence, ou de Matta, en déchirure, l’architecture de Chicago et aussi bien le désordre des barrios de Rio ou de Caracas, les Cantos d’Ezra Pound, mais aussi la marche des écoliers de Soweto sont des échos-monde.

Finnegan’s wake fut un écho-monde prophétique, par conséquent absolu (sans entrée dans le réel).

La parole d’Antonin Artaud est un écho-monde hors du monde.

[…]

La langue créole est un écho-monde fragile et révélateur, né d’un réel de relation, et limité dans ce réel par la dépendance.

Les langues parlées, sans exception, sont devenues des échos-mondes, dont nous commençons seulement de ressentir le manque, à chaque fois qu’une d’entre elles est effacée de cette circularité en mouvement[4]. »

Pour Édouard, les langues sont la matière du monde, c’est ce qui travaille le monde et le prophétise. Il y a un passage du passé à l’avenir qui est porté à l’intérieur de la langue au fur et à mesure qu’elle est parlée et vécue, dans cette relation de la langue au monde, dans notre manière d’être au monde et à travers elle. Les rapports de subversion liés à la langue sont très importants. La relation de Félix et Édouard était aussi motivée par le fait d’essayer de penser ces rapports de subversion. Écrire un livre, c’est aussi dire une langue et donc dire le rapport de subversion qui y travaille. C’est au centre de leurs œuvres, ce qu’Édouard appelait une « insurrection de l’imaginaire ».

 

L.S.N. : Cela s’exprime aussi en termes politiques ?

S.G.: Félix a envoyé une lettre à Édouard, au tout début de leur relation, où il lui écrit qu’ils doivent penser à des propositions alternatives, éminemment politiques. Et dans Poétique de la Relation, qu’il écrit à peu près en même temps que Chaosmose, il évoque la pensée écologique, « la protection de la terre, par mobilisation de tous », et ajoute :

 

« Par-delà les préoccupations qui touchent à ce qu’on nomme l’environnement, l’écologie nous apparaît comme la pulsion par laquelle les hommes étendent à la planète Terre l’ancienne pensée sacrée du territoire. Elle est ainsi à double orientation : ou bien on la concevra comme une dérivée de ce sacré, auquel cas on la vivra comme une mystique ; ou bien cette extension portera en germe la critique de cette pensée du territoire (de son sacré, de son exclusive), et l’écologie alors s’agira en politique.

Le politique de l’écologie concerne les peuples décimés, ou menacés de disparition en tant que peuples. Car, loin de consentir à l’intolérance sacrée, il anime la solidarité relationnelle de toutes les terres, de toute la terre. Ce qui fonde ici le droit, c’est la solidarité humaine. Les autres considérations deviennent caduques[5]. »

 A.Q.: Cela fait penser à la conclusion des Trois Écologies que Chaosmose reprend et enrichit. On retrouve chez Édouard les trois écologies, environnementale, mentale et sociale que décrit Félix qui, entre les partis et les courants verts, avait fait un bulletin transversal intitulé Le Fil vert, qui essayait de faire converger tout le monde, y compris ces « réactionnaires » que l’on appelait les « Khmers verts ».

 M.Z. : Il y a aussi la question de la folie…

 S.G.: Oui, absolument, et je crois qu’il se rejoignaient plus qu’on ne le dit sur cette pensée écologique. Quant à la folie, Édouard en parle souvent dans son œuvre, notamment dans Le Discours antillais, mais aussi dans Le Monde incréé, recueil publié en 2000, qui rassemble des sortes de pièces théâtrales datées de 1963, 1975 et 1987, dans lequel il écrit sur le rapport à la parole et à la folie. Il y a notamment une pièce qui s’appelle La Folie Celat, qui se rapproche aussi par moment de la conception de la folie chez Félix, par exemple lorsque le personnage de Marie Celat discute avec Mathieu Béluse. Il y a aussi cette figure du « déparleur », qui n’est pas celui qui dit un discours, qui porte une parole discursive, mais qui au contraire « déparle ». Sa parole est peut-être parfois celle de la folie, de la psychose.

 A.Q.: Un des points communs entre Félix et Édouard se situe dans l’idée qu’il existe des strates historiques différentes mais co-présentes dans l’action, dans la matière, dans les rapports entre les gens…

 S.G.: À ce sujet, Édouard disait toujours : « là où les histoires se joignent finit l’Histoire. » ( avec un grand H) . Pour lui, il y avait DES humanités et non une humanité unique. Il disait : « j’écris en présence de toutes les langues du monde », c’est-à-dire que même si je ne connais aucune autre langue que la mienne, il y a une présence contemporaine des langues, ensemble, dans la conscience et dans l’écriture. Édouard et Félix convoquaient ces présences, ils les entendaient, ils les voyaient. C’étaient des rassembleurs de consciences, des grands témoins de ces consciences.

 M.Z.: Mais aussi de l’inconscient, car la « trace » est une conjonction du conscient et de l’inconscient, c’est à la fois la matérialité par la perception et l’imaginaire nourri d’inconscient.

 S.G.: Pour moi, c’est le corps qui vit les rêves et non l’esprit. Le rêve naît de la corporéité même du corps en sommeil. Et la préoccupation écologique commune d’Édouard et de Félix est, je crois, une volonté de convoquer ce corps vivant.

[1]           Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 122.

[2]           Édouard Glissant, Poétique de la Relation, op. cit., p. 23.

[3]           Ibid, p. 30.

[4]           Ibid, pp. 106-107.

[5]           Ibid, p. 160.