Mondes caribéens

Urbanîle, une esthétique du fragmentaire

Urbanîle, une esthétique du fragmentaire

par

Gérald Désert

 Considérations générales

 

Poème réaliste de Jean-Marc Rosier, Urbanîle s’inscrit dans la continuité tropistique de ses œuvres romanesques, à savoir Noirs Néons(éditions Alphée-Jean-Paul Bertrand, Monaco, 2008) et Les Ténèbres intérieures (Éditions Apogée, Rennes, 2014). De nombreux échos toponymiques de ces romans se prolongent dans l’évocation poétique de cet espace référentiel qu’est la ville de Fort-de-France, Foyal pour l’auteur, et ses topoï périphériques (Dillon, La Pointe-Simon, l’Allée des Soupirs, le Malecón, Au-Béraud). D’autres échos, mythiques voire mythologiques (Papillon de nuit, in LTI, p. 43) sont perceptibles. Par ailleurs, plusieurs questions nous taraudent : de quel courant poétique Jean-Marc Rosier peut-il se réclamer ? Comment caractériser la vision du poète ? Par quoi l’ambiguïté lucide d’une telle esthétique se traduit-elle ? Nous essaierons d’y apporter un éclairage pertinent à partir d’une approche théorique de l’esthétique du Nouveau roman latino-américain (Carlos Fuentès) et caribéen (Édouard Glissant) en privilégiant deux piliers formels que sont la structure et le langage.

 

Aspects fragmentaires des poèmes

L’hommage à René Char en ouverture de Urbanîle n’est pas anodin. C’est de toute évidence un clin d’œil à ce parangon poétique de la modernité qu’est le fragment ainsi que le souligne Gérard Dessons dans son Introduction à l’analyse du poème. La tradition du poème court remonte au XIXe siècle et dès le XXe siècle, il s’opère une mutation philosophique dans la pensée du langage et de la littérature (abandon de la dimension temporelle, de durée avec Henri Bergson pour privilégier celle de l’espace, de la mouvance…). C’est dans ce cadre de l’hétérogénéité que s’inscrit la poésie de Jean-Marc Rosier ; d’une part, l’on relève l’emploi de vers libres dont la structure syntaxique entre en conflit avec la structure métrique (phénomènes d’enjambement rejet/contre-rejet). Remarquons également, ainsi que le souligne Dessons, la remise en question de :

  • La logique de la représentation (imageries surréalistes construites en dehors de la convenance logique)
  • L’univocité sémantique (la clarté classique) (non-ponctuation favorisant dans la phrase des séquences ambiguës poussant parfois l’énoncé aux limites de la lisibilité)
  • Intégrité du mot (mot vu comme un organisme décomposable en ses constituants phoniques ou graphiques par le jeu de la typographie).
  • L’intégrité de la signification (La recherche de voies poétiques nouvelles donnant lieu parfois à des tentatives d’écriture qui débouchent sur des cas-limites de poèmes)

 

L’œuvre se subdivise en 3 parties (Urbâtir, Urbanihîle et Intuitions), assimilables aux trois feuillets d’un triptyque. Nous nous bornerons à l’étude des deux premiers ensembles asymétriques ; les néologismes Urbâtir et Urbanihîle servent à appuyer l’univers structural de l’ouvrage, sa conception philosophique, voire symbolique. Ces deux parties sont émaillées de fragments scrupuleusement organisés autour de concepts péritextuels spatio-temporels (en référence aux titres des poèmes) en prises directes avec la réalité sociale, politique de l’ère césairienne (en tant que teneur et bâtisseur) et post-césairienne dans l’espace foyalais. Citons en autres exemples les poèmes« Premier œuvre du poète » p.11, « Habituation »p. 12, « Le Teneur » p. 13, « Dorothy 70 » p. 14, « À tout prendre »p. 15

L’Histoire ou l’hypotexte, c’est-à-dire le temps de l’histoire, la chose racontée, la chronologie des différents évènements narrés, le temps du récit, l’ordre dans lequel les évènements sont narrés[1]). Pour Jean-Marc Rosier, l’Île est une ville. D’où l’association des sèmes Urban et île, formant le lexème néologique Urbanîle. La notion d’île proposée par l’auteur n’est pas la perception utopique et centriste de l’île telle qu’elle est analysée par Roger Toumson dans son ouvrage L’Utopie perdue des îles d’Amérique. C’est une perception que l’on peut croiser avec celle, idéalisée, d’Édouard Glissant, qui en avait une approche d’ouverture. Pour le penseur antillais, l’île n’étant pas espace, mais lieu, elle est donc irruée, elle est béante. C’est précisément ce concept du lieu que revisite Jean-Marc Rosier dans sa captation de l’histoire, du réel, du quotidien. L’île, dans l’évocation urbanîlienne n’est malheureusement qu’Espace, c’est-à-dire délimitation territoriale, fermeture, frontière, espace régional globalisé, espace glocal. De ce rapport Espace/Lieu îlien procèdent les antinomies Insularité/Îléïté, dixit le poète[2]. Ces éléments nous ramènent indubitablement à la dichotomie civilisation/barbarie (avec La Tempête de Shakespeare ; Facundo de l’Argentin Domingo Faustino Sarmiento) et à ces dialectiques Ville/Campagne (Les Campagnes hallucinées1893, Les Villes tentaculaires1895) (Centre/périphérie, voir « Intuitions » in Urbanîle).

L’espace référentiel du poème est le chef-lieu de la Martinique, Fort-de-France, modèle en marche d’urbanité, de modernité et que met en évidence un répertoire lexical ouvrant sur une imagerie de la verticalité, semblable en tout point à celle employée par l’écrivain sociologue André Lucrèce dans son ouvrage Aimé Césaire : Liturgie et poésie charnelle[3]. Comme le montre André Lucrèce, Césaire reprend les motifs d’héliotropisme ou de photosynthèse par l’usage qu’il fait d’un champ lexical en lien avec le végétal, les astres, symbole de verticalité, de lumière. Cette révélation de la verticalité se retrouve également chez Rosier et renvoie à une quête de lustralité, un désir ardent de lumière concrétisé dans les images itératives suivantes : l’aplomb, p. 13 (« Le Teneur ») – Le grand œil immémorial s’ouvrit d’aplomb à l’Urbanîle, p. 14 (« Dorothy 70 »)- (la figure du cyclone reprise p. 51 dans « Hu Ran Kan ») de pied en faîte… pour gratter le ventre plat du ciel… Ce geyser d’or p. 16 (« Pointe-Simon »). Soit l’usage de mots-talismans tels « aplomb, le grand œil, geyser d’or »,lesquels renforcent le caractère énigmatique, voire occulte et mystérieux de sa poésie. L’on est en droit de penser à une espèce d’architecture symbolique celée dans le parcours initiatique du poème.

Manifestement, Urbâtir et Urbanihîle n’ont pas la même densité poétique. En effet, Urbanihîle concentre davantage de textes, soit 36, qui orientent sur le message vital de ce poème. Si Urbâtir (6 textes essentiellement) apparaît comme une protase [protase / épitase / catastase[4]], c’est-à-dire la phase d’exposition de la tragédie grecque, Urbanihîle est l’épitase, soit le nœud. Le troisième et dernier feuillet du triptyque, Intuition, ne constitue pas pour ainsi dire le dénouement, mais une ouverture, une réflexion irruée. Ce nouveau néologisme, Urban + Nihile,n’est pas sans rappeler l’univers camusien du sentiment tragique de l’Absurde. Là encore, la voix poétique s’attelle, à l’instar du roman Noirs Néons, à révéler la chute de la lumière ponctuée par le kairos. L’axe temporel est marqué par les diverses évocations poétiques : crépuscule carré, p. 16 – le surgissement du soir… La tombée des ombres… ces drus soleil en pieds courbés…. Des jambes sont aiguilles en résille, p. 19… Et dessous des nuits se fardent rose, p. 19.

L’auteur nous transporte dans son univers invisible à l’œil nu de la nuit foyalaise, dans les tréfonds de la ville, dans son univers Noirs Néons, à l’apparence civilisée, moderne qui nous renvoie par l’imagerie surréaliste, à l’enfer, à la damnation de cet espace confiné, carcéral, déshumanisant, de la Ville. L’île qui se dresse tel un phallus dans la verticalité du bâtir (civilisation :hardiesses bétonesques, « Vieux–rêve », p.30) -l’édifice allant même jusqu’à défier la sphère des dieux -, est reconfigurée soudainement dans une horizontalité marquée dans l’écrit et la symbolique par les formes courbées, les vices, les péchés capitaux. Cette écriture aux accents naturalistes, versée dans l’imagerie pathologique, scatologique, est renforcée paradoxalement par le symbolisme religieux (in « Faute capitale »et « Parole du prêcheur de nuit », pp. 34-35 : contrition… D’avoir marché le jour sur ses croix… porté la dîme au sanctuaire… adoré son veau d’or… communion d’esprit… par ses voies en croix… calvaire…), élément ramenant l’homme à l’instar de Sisyphe à son essence mythologique de Barbare, sur le perron de l’Inframonde, aux confins des Enfers. L’île est un mouroir, un pandémonium : Mon vivre où baratte le mourir p. 23, « Tombeau ouvert », p. 27, glaires, crachats, merdoie, pituites, chancres, étron (« Corps nuit », p. 25) et le poète est à la fois hygiéniste et psychopompe. Ici, la civilisation n’est pas symbole de positivisme.

Le poète choisit le fragment comme mode de construction où il est question de renversement inhabituel de l’ordre structurel par la non-ponctuation, la typographie ou les groupes de mots en lettres capitales (Bâtissons-NOUS la ville ! p.11, Combien ferme tenant l’aplomb de l’Urbanîle AIME CÉSAIRE ombre et corps p. 13, … car d’ELLE(S) je proviens…, « Vertigo », p. 41… ), les calligrammes (« Habituation », p. 12, « Pointe Simon », p. 16) et la mise en page particulière (avec ses nombreux blancs graphiques). Ces éléments favorisent des contrastes visuels en conférant du sens au texte et amène le lecteur sur le terrain de la subjectivité de par ces indices conférant une certaine forme d’expressivité tout en créant un effet de désordre, d’entassement, de trouble, de mouvement et de rythme.

 

La question du langage poétique

Dans Urbanîle, deux imaginaires linguistiques (celui du français et celui du créole) coexistent pour des raisons historiques et politiques relatives à ces espaces. Le poète use des mots de son espace tout en ayant une conscience forte du Tout-monde ; autrement dit, sa démarche est celle de l’écrivain écrivant en présence de toutes les langues du monde.

La métaphore, la périphrase, la synecdoque, la métonymie sont les imageries les plus usitées. Ainsi, le lecteur peut mieux appréhender le degré symbolique de damnation des urbanîliens :

Périphrase : la tombée des ombres (p. 19) pour le soir.

La synecdoque du corps : Et des jambes sont aiguilles en résille (…) Mais la bouche n’est plus que fleur de soufre(p. 19), « Sept nuits » vient renforcer le caractère énigmatique de l’écriture, cette dimension du fragmentaire.

Aussi, de nombreux néologismes (des barres urbanihilaires… p. 29) ou formés par dérivation, composition, analogie ponctue-t-il le poème, mêlant l’oralité et l’écrit dans le but de rendre plus consistance la description de cet Espace-Ville :…bile bièreuse…(p. 22), … des ambiances d’ailleurs violemment tout-mondent…(p. 24), … décembrement…(p. 26), … les là-haut…(p. 26), … d’ultimes écumes soirent encore dans les rues torpides…(p. 28), … hardiesses bétonesques…(p. 30), …le soporeux du coucher…(p. 32), …de coques soleilleuses…(p. 33), … un étrange inîlement…(p. 44).

Tous ces éléments font de l’Urbanîle une écriture en différé. Plus on avance dans la lecture et plus on s’engouffre dans le microcosme de la Ville qui prend une dimension macrocosmique.

Au terme de cette analyse, nous dirons que cette esthétique du fragmentaire est à dimension digénétique, selon la vision glissantienne dans sa Poétique du divers. L’écriture poétique rosiérienne est au stade d’une esthétique îlienne de la créolisation, articulée autour de la structure du langage et la dimension allégorique. Elle s’ancre dans la quotidienneté de la souffrance et du chaos. Elle garde des traces subjectives (langage) et procède par le jeu de la binarité jour/nuit, ombre/lumière, etc. à une certaine forme de dépassement dialectique des réalités nihilistes. Dialectique qui amène le lecteur à poser poétiquement son existence dans le vertige du Tout-Monde.

 

[1] Genette (Gérard), Figure III, Collection Poétique, Éditions du Seuil, 1972

[2] Croisée poétique du 20 août 2016 autour de Urbanîle, organisée par Mélanges Caraïbes.

[3] André Lucrèce, Aimé Césaire : Liturgie et poésie charnelle, L’Harmattan, 2013.

[4] Exposition / nœud / dénouement