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Alexandre Leupin. Édouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde.

Dalhousie French Studies nº106

Alexandre Leupin. Édouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde.

Paris: Hermann. 2016. 282p. 27 €

Soixante ans après la parution de Soleil de la Conscience (1956), comme pour marquer une commémoration discrète mais décisive, cette étude de Leupin permet de mesurer enfin toute l’étendue et la portée philosophiques de l’œuvre de Glissant, mais pas seulement. Dans ce premier livre uniquement consacré à la pensée glissantienne telle qu’elle s’est construite à travers tous les genres, mais se focalisant surtout sur les essais et les entretiens, Leupin fait dialoguer les notions clés (le terme de “notion” étant préféré au “concept”, trop systématique et aux prétentions trop universalisantes) de Glissant avec toute la philosophie dite occidentale: “relation à la fois conflictuelle et accueillante – qui se diffuse et informe son œuvre” (13). Au fil de son livre, Leupin montre que toute cette tradition philosophique se trouve déplacée voire “explosée” de façon toute benjaminienne. Chez Glissant, “la pensée refait le passé et dessine une connaissance en devenir” (13), ce qui rend toute étude un tant soit peu globale de sa pensée encore plus ardue (il faut presque tout connaître pour en saisir la finesse et la dynamique), mais sans doute d’autant plus enrichissante. Rares sont en effet les penseurs qui ont tissé à la fois une pensée cohérente et totalisante, et une poétique fracassantes, qui ont changé la donne de la création hors toute axiomatique et axiologie: ni Nietzsche ni Hegel n’avaient renversé les valeurs d’une manière aussi irrémédiable que convaincante. Glissant appelait cette ruse d’écriture, “renverser la vapeur poétique”, et c’est bien ce mouvement “à rebours” et en tourbillon que Leupin ausculte si rigoureusement, sans céder à l’hagiographie (nombreux sont les passages où le désaccord est franchement affiché, pour être ensuite réinjecté dans une dialectique d’amitié critique), mais sans se refuser non plus le droit de montrer l’impact que ce penseur commence à avoir sur le monde (n’oublions pas que Glissant n’est vraiment lu que depuis la fin des années quatre-vingt, et surtout grâce aux travaux séminaux de J. Michael Dash, Celia Britton, Bernadette Cailler et Jean-Pol Madou, pour n’en citer que quelques-uns). Ce livre est une aubaine pour tous les chercheurs qui ont recours aux travaux de Glissant, car il explore en profondeur et souvent sous un nouveau jour les facettes les plus difficiles de son œuvre, tout en faisant le point sur les études les plus récentes.

La méthodologie de Leupin est claire: “Il faut lire Glissant hors étiquettes” (34), observer de près comment Glissant est en débat constant avec la tradition philosophique, et comment il la transforme “en une poétique avec ses accents propres” (15). Ce choix met au défi les critiques de ne pas utiliser les catégories usitées par les différentes théories et “studies” qui structurent à bon droit la pensée universitaire actuelle. Une première partie du livre est dévolue à un désenclavement de l’œuvre théorique glissantienne, mais c’est peut-être le sillon de négativité – Glissant élabore son œuvre en porte-à-faux avec quasiment toutes les théories de son temps, du lacanisme au structuralisme, de la déconstruction à Deleuze, de Heidegger au postcolonialisme – qui définit le mieux la “sinuation” de sa pensée, qui avance en niant, puis en développant, les autres courants de pensée, selon sa logique interne, celle de la poétique de la Relation. Leupin remet aussi les pendules à l’heure en disant qu’il serait vain de vouloir comprendre la pensée de Glissant dans sa totalité; que sa magnitude et complexité ne se livrent pas facilement, et certainement pas en une lecture rapide; que la rejeter telle quelle relève soit de l’idéologie instrumentalisante ou de l’ignorance. Mais justement, l’engagement critique avec son œuvre commence à peine, et cet engagement prendra sans doute des formes différentes: des “Glissant studies” seraient vouées à devenir un oxymore, vu la réticence du poète à être compris, et surtout à être interprété selon un point de vue occidental ou univoque, ce qui passerait outre aussi à la forte dose d’auto-critique que Glissant insère dans son travail théorique. En même temps, le dialogue avec toutes les pensées affines ou adverses est crucial à son mode opératoire, et l’apolitisme, l’utopisme, l’esthétisme ou les possibles carences économiques, linguistiques et historiques du système glissantien, sont autant de points d’entrée et de lignes de fuite dans son œuvre anti-systématique. Cette vigilance dans la réception de l’œuvre glissantienne, dont fait montre Leupin avec tant d’acuité, ira grandissant, et ce ne serait pas surprenant de voir que les critiques légitimes lancées à son encontre, étaient non seulement désirées, mais anticipées par ses livres.

L’argumentaire essentiel de cette étude, sa cause profonde, est résumé par Leupin: “Glissant tend à une révolution dans la pensée: mais celle-ci prend chez lui une forme qui n’a rien de la table rase. Les noms nouveaux, qui appellent des mondes à naître, sont en même temps des noms anciens, parfois très anciens. La relation n’est pas seulement en étendue […] elle est tout aussi bien en temporalité, rapports avec les passés […] l’inouï doit être pensé dans le ressassement et le déplacement de l’ancien […]. La pensée de Glissant est toujours, telle Janus, doublement orientée: le présent de l’écriture prophétise le passé et ressasse l’avenir” (87). Chaque chapitre, fonctionnant de manière autonome ou en lien avec les autres, permet de descendre à l’origine (et non la source, que Leupin récuse comme méthode d’investigation) des notions désormais presque trop familières, présentées grosso modo dans l’ordre qui suit: la relation, la répétition, la totalité, le chaos anti-systématique, la subjectivité, l’universel, la dialectique glissantienne, le discontinu, le baroque, l’épique, l’anti-prosaïsme, la beauté, le différent, l’opacité, l’étant, l’ethnopsychologie/poétique, la communauté, une nouvelle théorie de la signification et du langage, la pensée archipélique, le devenir et le vivant. Chaque chapitre se cristallise sur une notion clé tout en étant une invite à établir de nouvelles passerelles, Leupin ayant décidé de suivre une structure à la fois souple et organique, qui nous amène aux articulations les plus complexes de la pensée glissantienne. Les apports sont trop nombreux pour les aborder ici, mais Leupin montre de manière convaincante la façon dont Glissant se sert de Héraclite d’abord, et des sophistes ensuite (qui se voient réhabilités dans ce livre, comme prophètes de la parole et de la relation contre le logocentrisme socratique et l’idéalisme platonicien) pour “situer” sa pensée. De même, de nombreuses comparaisons avec Hegel permettent de mieux saisir la différence entre leurs dialectiques respectives, mais aussi la veine de négativité créative qui irrigue l’œuvre glissantienne (“[les] négativités sont pour Glissant riches d’un futur qui les renversera en positivités” (86); “il y a chez Glissant un refus général de tout donné, celui-ci n’est jamais une détermination à figure de destin inéluctable […] Etre, système clos, universaux, traite négrière, empire, nations, histoire de l’Occident, tout doit être réinterprété, puis nié pour trouver les ressources d’un devenir autre. C’est dire que le moment premier de la dialectique hégélienne est débouté de son privilège d’antériorité: la négativité peut commuter avec l’affirmation première” (213-14). Leupin fait ici le jour sur cet aspect de la pensée glissantienne (la dette de Glissant envers Hegel, dette soi-disant troublante d’un point de vue éthique et philosophique) sur lequel la critique a achoppé jusqu’à maintenant: “comme chez Hegel, la négativité agissante donne toujours lieu à une réponse affirmative qui la relève” (214) mais “la négativité glissantienne diffère cependant de celle de Hegel; la négation historique et sa totalisation (sa relève) hégélienne porte toujours sur l’Un: ‘une’ nation’, ‘une’ idée, ‘un’ moment de l’Histoire […] Chez Glissant, au contraire, ce sont des multiples et des différences qui sont niés pour être dépassés par de multiples divers” (214).

Remarquable par sa rigueur et son érudition toujours éclairante, Leupin nous fait revisiter tout un pan de la philosophie occidentale à travers le prisme glissantien. Les notions-clés acquièrent une nouvelle consistance et viennent faire constellation pour ouvrir de nouveaux débats avec les autres grandes pensées, celles qui sont visibles et colportées par le champ universitaire, autant que celles qui animent tous les coins du monde et sous une multitude de formes souvent plus vulnérables. Leupin met aussi en garde les lecteurs présents et futurs de Glissant: les critiques glissantiennes de l’occident “ne doivent pas être reprises par une lecture mimétique [..] il faut en réévaluer le poids, en dessiner l’archéologie, faire en sorte que le jugement devienne organique à son savoir” (18).

Glissant a effectué une révolution plus concrète qu’on ne le croit dans un nombre grandissant de champs d’étude, au gré des traductions qui continueront de paraître. Mais écoutons encore une fois Leupin, dont l’entretien infini avec Glissant a nourri chaque page de ce livre, nous offrant là un témoignage d’autant plus prégnant et prescient: “En dépit des apparences, Héraclite et Glissant ont tous deux construit des pensées tout aussi systématiques, rationnelles cohérentes et homogènes que celles de Hegel, qu’ils anticipent tout ensemble […] c’est pourquoi, résumant ici toute l’ ‘intention philosophique’ qui sous-tend cet écrit, je n’hésite pas à ranger Glissant du côté des plus grands penseurs de tous les temps et de toutes les géographies: à vrai dire, c’est la seule ‘catégorie’ qui convienne à la gigantesque ambition, partiellement réalisée, certainement en devenir, de toute son œuvre” (222).