La Louisiane est l’un de ces États membres de l’ancienne Confédération américaine qui s’est battue contre les États du nord pendant la guerre dite de Sécession afin de conserver un régime esclavagiste. Elle est peuplée aujourd’hui d’un tiers d’Afro-Américains, la deuxième proportion la plus élevée des États-Unis après le Mississipi. On ne sort pas sans traumatisme d’une telle histoire marquée par l’esclavage. Mais quand un problème comme celui-ci existe, plutôt que le nier, ne vaut-il pas mieux le saisir à bras le corps afin de l’exorciser ? C’est dans cet esprit qu’un homme de loi de la Nouvelle-Orléans, John Cummings, a entrepris de restaurer une ancienne plantation esclavagiste située sur la « Route historique » qui longe le Mississipi, et de la transformer en un mémorial de l’esclavage.
Pendant la crise des années (mille neuf cent) trente, le Federal Writers’ Program permit de collationner des milliers de témoignages d’anciens esclaves ou de leurs enfants, regroupés sous l’intitulé Slave Narrative Collection. Témoignages très divers, chaque individu ayant connu une histoire différente, certains en proie à des maîtres horriblement cruels, d’autres, au contraire, ayant eu la chance de tomber entre les mains de personnes plus bienveillantes. Exemples :
« Ma maman a eu quinze enfants et aucun avec le même père. Chaque fois qu’elle était vendue, elle trouvait un autre mari. Ma maman a eu un enfant de son maître qui était le fils du frère de ma maîtresse. Vous voyez, chaque fois qu’elle était vendue, elle devait prendre un autre mari. Elle a eu quinze enfants avant qu’elle soit vendue pour la dernière fois » (Julia Woodrich, née en 1851).
« Mon papa devait recevoir une punition. Mon papa a dit au maître : vous ne pouvez pas me punir. Alors le maître a dit : ‘mais je peux te tuer’, puis il a tiré sur mon papa. Ma maman l’a amené jusqu’à notre case et l’a couché sur la litière. Il est mort » (Anne Clark).
« La pire chose que je peux raconter, c’est quand mon oncle Alf a fui pour « chevaucher le balai »[i]. C’est ce qu’ils disaient pour aller voir une femme. Il n’est pas revenu le matin, alors ils ont mis les chiens après lui. Ils ont suivi sa trace et trouvé où il se cachait. Il était un des nègres les plus forts de l’habitation, mais ils l’ont pris et lui donné cent coups avec le fouet à quatre-vingt-dix-neuf queues. Son dos était dans un état effrayant mais ils l’ont quand même envoyé au travail avec le sang qui coulait encore » (Dora Franks).
Tous les témoignages ne sont pas aussi dramatiques : « On avait plein de tonneaux de mélasse de Louisiane. On pouvait en manger autant qu’on voulait. Quand les tonneaux étaient vides, on laissait les enfants les gratter. Moi j’avais l’habitude de rentrer à l’intérieur du tonneau et de gratter et de gratter jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout de sucre » (Fanny Johnson).
En tout état de cause, heureux ou, bien plus souvent, malheureux, ces témoignages, lus aujourd’hui, communiquent une connaissance presque intime de ce que fut la condition des esclaves, condition profondément indigne puisqu’elle fait dépendre entièrement le sort d’une personne humaine des décisions arbitraires d’une autre personne humaine. Ils sont présentés au milieu d’une liste des noms de plus de cent mille esclaves de Louisiane gravés sur des stèles de marbre noir, un mausolée voué pour une fois aux plus humbles des travailleurs. Comme l’explique John Cummings, « on ne sort pas indemne de cette visite ». Il est vrai qu’il s’est donné le moyen de réussir son projet en lui consacrant quelques sept millions de dollars et en choisissant comme directeur scientifique un universitaire sénégalais, Ibrahim Seck, auteur d’un ouvrage consacré l’histoire de l’esclavage à la plantation Whitney, une approche qui n’est pas plus usuelle aux États-Unis qu’ailleurs dans le monde[ii]. Il faut également mentionner l’apport du sculpteur Woodrow Nash, l’auteur des statues de jeunes esclaves que l’on peut voir en particulier, assis ou debout, dans la chapelle. Aucun sourire chez ces enfants mais l’expression craintive, l’attitude soumise de qui a déjà compris qu’une fatalité pèse sur sa destinée.
L’importance des travaux entrepris à Whitney s’explique parce qu’il a fallu non seulement restaurer les bâtiments subsistants (la maison des maîtres, la cuisine détachée comme il se doit de la maison, la grange[iii]) mais encore reconstituer ce qui n’existait plus. Les cases des esclaves (qui pouvaient chacune abriter de dix à quarante personnes suivant les besoins) comme la chapelle ont été transportées d’ailleurs et reconstruites sur le terrain de la plantation. Également venue d’ailleurs une cage métallique à usage de prison.
La plantation n’est accessible aux visiteurs que depuis la fin de l’année dernière[iv]. La visite guidée commence par la chapelle où est projetée une vidéo présentant un certain nombre de faits sur l’esclavage en général et sur l’habitation elle-même, puis se continue par le ou plutôt les mausolées (l’un étant consacré aux enfants morts en bas-âge) où l’on prend tout le temps nécessaire pour lire certains des témoignages gravés dans le marbre et, pourquoi pas, se recueillir, voire prier pour ceux qui savent encore le faire. La maison des maîtres ne vient qu’à la fin du tour de la plantation, après les cases des esclaves. L’habitation qui date du début du XIXe siècle est de belle facture, dans le style créole mais sans la magnificence de Oak Alley, sa voisine. Remeublée avec des objets d’époque, elle vaut à elle seule le détour. Elle n’est pourtant ici que l’accessoire d’une visite, nécessaire pour illustrer l’écart entre les deux mondes, les deux modes de vie, celui très confortable des maîtres et celui si démuni des esclaves.
[i] Expression désignant le mariage informel, seul accessible aux esclaves.
[ii] Ibrahima Seck : Bouki fait Combo – A History of the Slave Community of Habitation Haydel (Whitney Plantation) Louisiana, 1750-1860 , Presses de l’Université de la Nouvelle-Orléans, 2014.
[iii] Qui est considérée comme la dernière construite sur le modèle français subsistant aux États-Unis.
[iv] L’espace voué à un futur musée est encore vide de tout objet.