Article paru sous une forme quelque peu différente dans artpress, no 419, février 2015
« Je n’accuse pas les mots, les mots sont des vases choisis et précieux.
J’accuse le vin d’erreur que des docteurs ivres nous versaient dans de belles coupes. »
Saint Augustin, Confessions, X, 27.
Dans les Fables de Jean de la Fontaine se trouve une « Vie d’Ésope , riche de préceptes, reprise de Maxime Planude (XIIIe s.) . Un jour, son maître Xantus ordonne à Ésope l’esclave d’aller faire le marché et de n’acheter que le meilleur. Ésope ne rapporte que des langues, qui font l’entrée, le plat principal, les entremets et le dessert, parce qu’il n’y a rien de meilleur que la langue : « C’est le lien de la vie civile, l’organe de la vérité et de la raison. Par elle on bâtit les villes, et on les police; on instruit ; on persuade; on règne dans les assemblées; on s’acquitte du premier de tous les devoirs qui est de louer les Dieux. » Le lendemain, Xantus ordonne de ne rapporter que le pire; encore une fois Ésope ne ramène que de la langue : « C’est la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et qui est pis de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. »
Le livre apparemment éclaté de Jean-Claude Milner, qui parle de Socrate, de Nicolas Poussin, de Marx, de Lénine, de Michel Foucault, de Lacan, de Roosevelt et de bien d’autres, semble difficile à rassembler sous l’égide d’un thème prédominant. À partir de détails aux statuts discursifs ou génériques variés (maximes, anecdotes, aphorismes, citation dans la peinture, clichés ou lieux-communs), Milner construit un « matérialisme discursif » qui isole le détail de son contexte, le pense pour lui-même et le réinscrit dans un ensemble différent. Dans cette suite interprétative, le détail acquiert une puissance qui lui est propre et qui débouche sur des résultats surprenants et profondément novateurs.
On apprendra ainsi que Socrate est, par intermittence, fou, et, constamment, non-philosophe (n’ayant qu’ouvert les voies à la philosophie), ce qui pose la question du nom à donner à ce qu’ont accompli ses prédécesseurs, présocratiques, préplatonistes ou sophistes, et aussi et surtout, celle de savoir ce que nous entendons par philosophie. On apprendra que Marx considéraient les artistes de son temps comme les fournisseurs d’opium du peuple. On apprendra que Lacan se départit de Freud et des « jardins à la française » au profit du mathème, dont on ne peut en aucun cas dire qu’il supporte un imaginaire « national ». On apprendra que Foucault œuvra sans cesse, en suscitant des homonymes, à détruire les effets universalisants et ravageurs des synonymes, sous l’égide de René Char : « L’histoire des hommes est la longue succession des synonymes d’un même vocable. Y contredire est un devoir. » Contredire aux synonymes, c’est se déprendre de la langue de bois, dans tous les domaines : l’art, la politique, la philosophie, la psychanalyse, que sais-je encore. La puissance du détail est un pas décisif (que Milner a esquissé dès longtemps, par exemple Les noms indistincts ou encore Clartés de tout) dans cette entreprise indispensable et de longue haleine.
La langue d’Ésope « cherche à faire entendre un sens subversif, au-delà de significations apparemment anodines » (p. 222) et se retrouve dans les traditions politiques russe et américaine. Par elle, les persécutés se défendent des persécuteurs en déguisant leur véritable dessein; selon Leo Strauss (La persécution et l’art d’écrire), elle fut pratiquée par nombre de penseurs grecs, qui dissimulaient leur véritable pensée, réservée à une poignée d’initiés, dans un ésotérisme destiné à tromper les puissants dont ils dépendaient.
Hegel, pour ne pas être épinglé par son conservateur et susceptible maître, le prince Frédéric–Guillaume III, roi de Prusse, pratique encore la langue d’Ésope (voir le Hegel d’Eric de Jondt). Mais, comme le remarque Milner, en Europe occidentale à partir de 1815, elle périclite peu à peu : les progrès de la liberté de pensée et d’expression font qu’elle devient obsolète, survivant seulement dans l’empire russe.
Avant la révolution d’Octobre, Lénine se plaint amèrement de devoir écrire en langue ésopienne; la censure tsariste le force à parler en énigme pour éviter la prison ou la déportation. La révolution d’octobre donne enfin au prolétariat le paradis d’un langage clair. Mais la langue d’Ésope se transforme catastrophiquement en novlangue dans les nouveaux empires russe ou allemand et devient l’instrument même de l’holocauste et du goulag : « On découvre […] une doctrine qui fait froid dans le dos : certains de ceux qui combattent la persécution se forment à devenir des persécuteurs plus efficaces. » (p. 233)
Ici se dessine l’éthique politique que Milner propose : à chaque fois, dans la foulée double de René Char et de Michel Foucault, s’opposer à la tromperie des faux synonymes (« la guerre, c’est la paix », « la servitude, c’est la liberté », « le contrôle, c’est le bien commun », « Arbeit macht frei ») qui produisent sans relâche l’opium des contrevérités dont se gavent les artistes et les intellectuels et les « masses » à leur suite. Par l’opération minutieuse et encyclopédique du matérialisme discursif, le parler clair doit sans avoir de cesse débusquer l’obscurcissement illimité qui prolifère dans notre monde : « Contre le pouvoir total, la langue reste nécessaire; à supposer qu’elle soit encore possible, elle sera nette et tranchante, exacte et précise.» (p. 249)
Pour finir, sans invalider en quoi que ce soit la thèse principale de ce livre illuminant qu’est La puissance du détail, une réserve et une critique. Une réserve : on ne interpréter l’après-guerre américain uniquement comme la tentative de démanteler le New Deal de Roosevelt (pp. 235-236). Homme sans idées, Truman le reprendra tel quel; Eisenhower étendra la protection sociale. On aimerait que Milner identifie clairement les « leviers de commande » à l’origine de cette opération de démantèlement. Une critique : l’usage répété de l’épithète « étatsuniens » pour désigner les Américains. Il ne viendrait à personne l’idée de nommer les citoyens des États-Unis du Mexique « étatsuniens ». « Étatsuniens » surgit souvent sous la plume des anti-américains; l’épithète est l’index d’une péjoration qui, sous la plume du penseur le plus important de la France d’aujourd’hui, un homme pesant si exactement ses mots, demanderait à tout le moins une justification.