Stéphane Mallarmé avait promis à cette blonde fulgurante “une immortalité non imaginaire”. Il voyait en elle son “impératrice enfant”. Double perspective révélatrice de leur relation ! Pâmée sur les coussins dans son salon aux fenêtres voilées de doubles rideaux, parmi les passementeries, les fourrures, les poufs et les tapis d’Orient, laissant couler sur elle la parole musicale et sibylline du poète comme sous le charme d’un conte, séduite par sa distinction raffinée, elle le dominait en revanche par son impérieuse vitalité, mangeant, buvant, riant, se répandant, cherchant à éblouir… Face à ce robuste éclat, Mallarmé faisait pâle figure, tout aux fêtes de son esprit, avec pour seule arme… le timbre de sa voix.
Elle : Marie-Rose Louviet, née à Nancy en 1849, mariée à quinze ans à Claude Laurent, épicier… Ce qui donnera Méry Laurent. Toutes proportions gardées : une Scarron, une Poisson, destinée à briller aux côtés de grands artistes du XIXe siècle. Séparée sept mois plus tard, exhibant d’abord ses charmes au Châtelet, puis songeant à une improbable carrière d’actrice, elle fut vite remarquée et entretenue par Th. W. Evans, le dentiste américain de Napoléon III, dont la faveur l’avait considérablement enrichi.
Pour un temps, elle fut la voisine de Mallarmé, rue de Rome (à qui elle confiera plus tard la décoration de son hôtel particulier). Et dans ses somptueuses toilettes, les “Dames” peintes par son ami Manet, c’est elle ! Manet qu’en l’absence d’Evans, elle recevait – et que ce dernier aperçut un jour, émoustillé, descendant l’escalier qu’il se croyait réservé… Libertinage capricieux, or et fantaisie : elle aurait été à Coppée pour un sonnet !
Quant à Mallarmé, on ne sait au juste s’il fut ou non cet amoureux éperdu, consumé, que certains ont voulu évoquer. Apparemment, nul comportement émotif, nul égarement ou transport de sa part. Des petits soins qui font sourire aujourd’hui : quatrains d’anniversaire où il rajeunit Méry d’une année, dons de gâteaux, vers écrits à Pâques à l’encre d’or sur des œufs de couleur… Aucun délire, dans cette aventure, un amour vite transformé en devoir, ayant connu tôt la satiété, comme l’observe Henri Mondor.
Peut-être est-il plus sûr de s’en remettre à l’œuvre : on y trouve les traces sublimées du vécu, dans une telle intrication, cependant, qu’il faudrait un ouvrage entier pour en débusquer toutes les allusions. Qu’on se limite à quelques vers particulièrement “parlants”, c’est le cas de le dire… : “Si tu veux nous nous aimerons”.
Au départ, un “vers”, une parole de Méry, que le poète se serait approprié pour le réinvestir à sa guise. Il faut donc supposer une demande, à laquelle Méry aurait fini par accéder… mais que Mallarmé aurait détournée à son profit de poète. Les lèvres, le sourire, le baiser, la bouche et la parole “en puissance” : tel est le matériel poétique limité “en jeu” ici, qui nous renseigne sur l’authentique enjeu de ces quelques vers. Dans l’œuvre, il y a bien les cheveux (la “considérable touffe” de Méry, le “vol d’une flamme à l’extrême”). Mais le séduisant orifice est omniprésent. C’est le “Toujours plus souriant…”, la “fraîche bouche étonnée” etc. des quatrains dédiés, dont celui-ci, si proche de la “Chanson” examinée ci-dessous :
“Ouverte au rire qui l’arrose
Telle sans que rien d’amer y
Séjourne, une embaumante rose
De jardin royal est Méry”.
Dans le numéro de “La Plume” du 15 mars 1896, le poète ménageait la sensibilité de ses trois femmes : “Don du poème” pour Madame Mallarmé, “L’Eventail” pour Geneviève et “Si tu veux…” pour Méry. Méry dont il portait les lettres “à ses lèvres”, “y mettant un baiser, comme un très jeune amoureux”…
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que toute l’éloquence du monde”.
Si tu veux nous nous aimerons
Avec tes lèvres sans le dire
Cette rose ne l’interromps
Qu’à verser un silence pire
Jamais de chants ne lancent prompts
Le scintillement du sourire
Si tu veux nous nous aimerons
Avec tes lèvres sans le dire
Muet muet entre les ronds
Sylphe dans la pourpre d’empire
Un baiser flambant se déchire
Jusqu’aux pointes des ailerons
Si tu veux nous nous aimerons
… Mais l’amant, lui, recourt à la parole pour dicter à la femme aimée son comportement, en motivant par deux fois sa consigne. Le “si tu veux” suppose un “droit de réponse” : il n’est pas exercé par la parole, vu le doux interdit, mais intervient en acte à la troisième strophe. L’amante a obtempéré; mieux : elle entre dans le jeu; elle consent, amusée, à jouer la petite comédie du baiser (assorti d’un sourire).
Le silence est donc requis dans l’objet du désir à la faveur d’une courte mais ferme “leçon d’amour”. L’être désirant “dit” (dicte) alors l’avènement muet d’un baiser mimé simultanément par sa partenaire, sous le charme de la parole poétique.
Tout le sel de l’amour se concentre dans ce gros plan silencieux, prélude à la possession, spectacle orchestré par une tendre injonction, puis décrit par le spectateur brûlant de devenir acteur à son tour. Et même, en dépit de “l’envoi en l’air” que laisse présager le baiser-sylphe, convertir ce lent événement amoureux en mots – “dire son fait” à sa partenaire – semble pour le poète-Pygmalion un plaisir plus grand que celui des sens, tiré tout entier du modelé des lèvres – obtenu par la séduction (par le pouvoir – le véritable enjeu ?) d’une parole confisquée au préalable à l’autre.
D’abord limité au seul baiser, c’est néanmoins l’amour tout entier qui est proposé tout à la fin, une fois que la ludique manoeuvre amoureuse chère au poète a été couronnée de succès…