Philippe Muray
Descartes & Cie / La Montagne
De mai 2000 à février 2006, un mois avant sa mort, Philippe Muray a tenu une chronique régulière dans le journal la Montagne, prenant symboliquement le relais de son illustre prédécesseur Alexandre Vialatte. Ses chroniques viennent d’être réunies et publiées sous le titre Causes toujours. Faut-il qu’une fois encore je rafraîchisse les mémoires oublieuses des actuels thuriféraires de Muray en rappelant qu’il fut pendant des années un des plus assidus et des plus combattifs collaborateurs d’art press et un ami très cher ? C’est dire que sur le fond, au-delà des différends qui ont surgi entre nous et lui dans les dernières années de sa vie, sa pensée, telle qu’elle a continué de s’exprimer dans ses ultimes écrits, notamment ces chroniques de la Montagne, garde à nos yeux sa charge subversive. Tout ce qui nous a d’emblée séduit chez Philippe Muray, dans ses premiers romans et essais, Jubila, l’Opium des lettres, plus tard dans son impérissable chef-d’œuvre Le 19e siècle à travers les âges, dans ses pamphlets comme l’Empire du bien et la série de ses Exorcismes spirituels, dans son Céline et son livre à la gloire de Rubens, tout se retrouve dans ses courts textes des années 2000 où il suit et brocarde avec son ironie ravageuse les acteurs d’une actualité toujours plus accablante. Hormis quelques grands événements appartenant désormais à l’histoire comme la guerre d’Irak, les conflits dans l’ancienne Yougoslavie, l’élection d’un nouveau pape…, ce sont de menus faits apparemment insignifiants de l’actualité quotidienne que Muray, avide lecteur de journaux (sa « prière du matin », dirait Hegel), prélève et commente : les atteintes quotidiennes à la langue, le retour de la canicule, une nouvelle série télé, un match de foot au Stade de France, Paris Plage (intarissable, Muray, sur cette monumentale invention due au maire de la capitale et à son « équipe de maîtres nageurs »), une rave party, l’étiquetage des bouteilles d’alcool et de paquets de cigarettes…
EXTENSION DU DOMAINE DE LA TERREUR
Des faits divers ou faits de société sans grande portée symbolique, sans lien avec ceux qui touchent à la politique internationale, aux grands bouleversements de société, à la littérature et l’art qui furent les passions majeures de Muray ? Justement pas et c’est ce qui fait son « malin génie », pour reprendre une expression de Jean Baudrillard dans l’article nécrologique qu’il publia dans le Nouvel Observateur à la mort de l’écrivain et repris ici en préface. De ses premiers écrits à ce recueil de chroniques publiées dans la Montagne, le combat permanent de Muray, de nature, comment dire, philosophique, métaphysique, théologique ? fut de lutter contre les tentatives, séculaires, voire millénaires (tous les âges han- tés par le 19e siècle), d’effacer de la pensée et de la vie des humains toute trace du Mal, ou pour dire autrement tout travail du négatif. Il n’est pas surprenant qu’un de ses écrivains de référence fût Georges Bataille (je renvoie aux textes qu’il écrivit dans art press sur l’auteur de la Littérature et le Mal). Inspiré par le titre d’un roman de Houellebecq et sans doute emporté par la fougue langagière de Muray (avec quelle jubilation celui-ci se livrait à un feu nourri de jeux de mots, de calembours qui sont aujourd’hui passés dans le langage courant !), Baudrillard a recours à son tour à des formules chocs – à moins qu’il ne les reprenne à son modèle – pour résumer l’essence de cette immense bêtise vers le gouffre de laquelle se dirigent irrésistiblement, aveuglément, non seulement nos sociétés les plus « avancées », mais notre espèce elle- même : « De toute façon, derrière l’extension du Domaine de la FARCE, il y a l’extension du Domaine de la HONTE […] Inséparable de celui de la FARCE, c’est aussi l’extension du Domaine de la TERREUR. » Ces majuscules en disent long sur la gravité du mal et ce ne sont pas les quelques fragiles îlots de résistance composés d’écrivains marginaux ou d’un malheureux pape, Benoît XVI, honni par le clergé intellectuel de son temps, mais célébré par Muray, qui enrayeront sa progression.
UNE COMÉDIE À LA MOLIÈRE
Lire ou relire Muray ces temps-ci vous laisse dans un étrange état d’indécision : jubilation de voir le grotesque et l’obscénité de notre époque mis à mal, accablement de constater que l’écrit est impuissant à y mettre le holà et qu’inexorablement adviennent les « lendemains qui rampent ». Constat : depuis 2006, tout s’est aggravé, Farce et Terreur sont en extension infinies. Les liberticides dénoncés par Muray prolifèrent et imposent leur loi dans tous les domaines : « minorités persécutrices » chaque jour à pied d’œuvre pour faire voter de nouvelles lois limitant la liberté de penser ; « policiers de la parole »; censeurs religieux pourchassant ceux qui attentent à l’image de leur Dieu et « stigmatisent » la communauté des croyants ; « homme procédural » montant en puissance ; « nouveaux inquisiteurs » que sont les « médiatiques » incarnant les « morales du bien et de la vertu » et devant lesquels on est prié de se prosterner ; restaurateurs de vieilles charrettes, celles qui sous la Terreur conduisaient les condamnés à la guillotine et qu’ils réservent à de nouveaux criminels : fumeurs, prostituées, clients de prostituées, habitués des corridas, papophiles…
Mais un scrupule me vient : je crois qu’il ne serait pas honnête de ma part, en guise d’épilogue à cette sorte d’appel au secours à feu notre camarade Muray, de ne pas prévenir ses récents et fervents sectateurs, surtout s’ils sont de gauche et afin de les prémunir contre une déconvenue dans leur lecture de ses derniers textes. Qu’ils sachent que celui qui mena, dixit Baudrillard, cette « résistance souterraine et offensive contre l’Empire du Bien » fut un anti-européen déterminé, et un anti-américain par la même occasion (lire son « Non au Ouiland » et « Chers Américains »), un phobique de toutes les repentances occidentales et « battements de coulpes à perpétuité », un railleur de l’art dit contemporain, un sceptique face aux lyriques envolées des défenseurs des droits de l’homme et de la Cour pénale internationale, et, last but not least, l’annonçant dès 2004 comme avènement d’une comédie à la Molière, un contempteur très irrespectueux du fameux et bien mal nommé « mariage pour tous »… Alors, ce Muray, un réactionnaire ? À l’instar du pape allemand, lecteur de Heidegger et interprète de Mozart, avec qui il était en empathie ? Réponse sollicitée des diverses cha- pelles intellectuelles, sises rive droite ou rive gauche…
Article paru dans Art press n° 404