La francophonie universitaire, conçue comme un moyen de mettre en valeur les travaux réalisés en français dans le cadre de l’enseignement supérieur et de la recherche, doit-elle s’intéresser aux études créoles, à leur problématique scientifique, au développement même de cette discipline relativement neuve et d’installation récente dans le panorama universitaire ?
C’est parce que je n’avais pas d’idée a priori sur cette question, à laquelle pourtant la première AUPELF avait apporté une réponse claire – que reprend et prolonge aujourd’hui l’AUF et qui explique ma présence parmi vous – que je me suis avancée sur un territoire inconnu de moi, et que j’ai découvert nombre de réalités à mon sens assez peu familières des non spécialistes. En les énumérant devant vous, je ne souhaite que « situer » – au sens le plus large du terme – cette rencontre dans son contexte, et poser des questions auxquelles vous serez, évidemment, les mieux placés pour répondre.
Je suis heureuse de conduire cet exercice au Cap Vert, en terre lusophone et créolophone, et – qui plus est – en un pays où la donne éducative revêt un caractère d’actualité, en particulier par le projet de création d’une université de plein exercice, dont je salue la promesse et sur lequel je me suis déjà exprimée, mais sans avoir la chance de le faire en présence des auteurs de cette initiative ni des premiers intéressés (1).
A son insu ou de façon délibérée, tout linguiste manie des explosifs politiques. C’est vrai de ceux qui explorent les aspects d’une langue internationale déjà très étudiée, mais plus encore de ceux qui décrivent une langue de faible diffusion, à laquelle parfois ils confèrent une existence scientifique en formalisant sa grammaire ou son vocabulaire, ce qui représente un appui de choix pour ceux qui veulent en assurer la transmission et l’apprentissage. En s’intéressant aux créoles, les pères fondateurs des études créoles, dont beaucoup sont ici présents, ont ainsi fait œuvre décisive et de poids politique majeur. Ils ont en effet repéré que dans les créoles les transformations de la langue d’origine se transmettent et s’amplifient de génération en génération. De ce fait, les créoles, devenus premières langues de communautés entières, sont aujourd’hui en de nombreux pays reconnus comme des langues à part entière. Par leurs repérages et leurs déductions, les fondateurs des études créoles ont apporté des bases crédibles aux mouvements proprement politiques qui revendiquent pour certains créoles le rang de langue étatique ou nationale ainsi qu’une place dans les systèmes éducatifs. Pourtant, nombre d’entre eux n’ont pas l’expérience du créole comme langue maternelle, et d’autres, parfois les mêmes, ne souhaitaient pas s’impliquer dans d’autres débats que ceux de leur discipline, conçue comme une branche de la grande famille de la linguistique. Cependant tous sont apparus comme les alliés objectifs de causes culturelles et politiques. Certains, non sans risque – y compris celui de la provocation -, ont élargi leur regard en direction de la définition de politiques de la langue, sujet passionnant mais pour lequel les universitaires ne me semblent pas nécessairement les mieux placés pour apporter des solutions conformes à l’intérêt des peuples.
Un colloque entier serait nécessaire pour décrire les effets de cette situation. Je ne la rappelle ici que pour expliquer certains malentendus dont il me semble qu’est émaillée la petite histoire des études créoles. Les savants eux-mêmes ont-ils toujours pris la mesure de l’interprétation et de l’usage qui pouvait être faits de leur travail ? Ils ont en tout cas certainement ressenti qu’ils n’étaient pas les auteurs du progrès d’une science comme les autres, et je suis persuadée qu’il faut leur savoir gré de l’exigence à laquelle les a conduits la perception de cet enjeu, sur lequel je reviendrai.
Les études créoles peut-être du fait de leur poids culturel et politique implicite, se sont développées grâce à ces pionniers courageux, qui ont créé du neuf, et je voudrais que cette introduction à mes réflexions soit reçue comme un hommage : il n’est jamais facile d’élargir les frontières du savoir. Les détenteurs du pouvoir universitaire sur des domaines scientifiques déjà balisés n’aiment pas, en règle générale, voir apparaître de nouveaux territoires, sur lesquels ils n’ont pas de prise. Evidemment, les hardis explorateurs sont dédommagés de leur peine et du risque qu’ils ont pris par le rang qui leur est reconnu sur les terres qu’ils ont défrichées, lesquelles deviendront à leur tour enjeu de bataille et de délimitation territoriale pour leurs successeurs, déjà prêts à la relève. Ils ont eu à affronter les discrètes allusions au rang secondaire de leur objet d’étude, encore balbutiant et mal assuré sur ses bases épistémologiques, tel qu’il est parfois perçu par des mandarins de disciplines plus anciennement reconnues. Les créolistes savent bien que, même si toute science peut donner lieu à l’exercice d’une pensée féconde et rigoureuse, l’université s’est dotée de hiérarchies implicites, qui ont parfois des effets très concrets sur les carrières. Aussi faut-il dire ici, d’entrée de jeu, que les études créoles occupent désormais une place dans nombre d’institutions universitaires de pays très divers, et que ce progrès, car c’en est un, doit être renvoyé à ses auteurs avec gratitude et admiration.
Je soulignerai trois caractères frappants de cette science jeune et combative.
Le premier tient à la nécessité, pour toute nouvelle branche du savoir, de définir ses propres outils intellectuels, en l’occurrence les concepts opératoires qui constitueront son vocabulaire de base. Ceci s’est fait, en l’occurrence, par différenciation progressive. Les créoles ont été à la fois rapprochés et distingués des autres langues ainsi que des pidgins, sabirs ou pseudo-sabirs, ce qui passe par la mise en exergue de traits spécifiques.
Le second caractère est le nombre et la vigueur des débats entre les créolistes, que le tempérament de certains héros de cette histoire, je veux parler, en particulier, de Robert Chaudenson, ne parvient pas à expliquer complètement. Ces dialogues animés ne sont pas des querelles d’école. Ils mettent en cause, au-delà de leur point d’application concret, la relation des traits physiques d’une langue – ou d’un créole – avec les conditions matérielles de son développement. Ces débats sont le signe de l’évolution d’une discipline en plein essor ; ils servent à la fois à asseoir ses méthodes et à désigner les figures qui en tracent le devenir.
Le troisième trait est lié aux deux premiers : pour entraîner l’adhésion, il faut produire des preuves tangibles, que les nouvelles études de terrain confirmeront. D’où un parti-pris revendiqué de pragmatisme, qui tranche heureusement avec bien des théories linguistiques éloignées de leur objet concret.
Il apparaît ainsi que, par leur souci de mettre leur méthodologie en accord avec les exigences de leur objet d’étude, les créolistes sont le plus souvent, indissolublement, sociologues, historiens, anthropologues, ethnologues, socio-linguistes et linguistes. Le beau titre de l’ouvrage de Salikoko Mufwene qui vous est aujourd’hui présenté résume implicitement l’aventure des études créoles, en établissant d’emblée une relation entre écologie sociale et évolutions linguistiques. C’est également ce qui justifie la définition, controversée mais utile, du mot créole, qui tend à le limiter, de fait, aux idiomes issus des langues européennes qui se sont formés dans les sociétés coloniales entre le XVIe et le XVIIe siècle. En débattant de ce problème, vous exigez du même coup que dans votre discipline l’approche synchronique soit en permanence mise en rapport avec une approche diachronique. Autre trait remarquable d’une science ouverte, depuis son intériorité même, à la diversité des angles d’approche.
Les études créoles, peut-être grâce à leur jeunesse, échappent donc à l’extrême spécialisation qui caractérise la plupart des disciplines universitaires. Quand on est créoliste, je l’ai vérifié, on se déplace entre divers champs et divers points de vue. J’ajoute, pour ce qui est du cadre institutionnel de cette rencontre, que la société que vous composez possède un autre mérite, celui de parler de nombreuses langues, ce qui la rend particulièrement ouverte à la diversité culturelle mondiale.
Souvent j’exprime le souhait que les différents spécialistes de disciplines très pointues mais dont les secteurs de recoupement sont réels trouvent les intersections fécondes. A cette préoccupation vous répondez par avance par la nature même de vos travaux et par la façon dont vous les conduisez.
Ce que vous apportez ainsi à l’université, vous l’apportez aussi à la francophonie. A l’inverse de ceux qui définissent la francophonie comme le territoire d’une seule langue, vous montrez, depuis l’origine, que la langue n’est pas un pré carré, que certaines de ses manifestations les plus porteuses d’avenir se font par son ouverture interne. Ceux qui ont écouté votre voix, qui concerne d’autres langues que la langue française, sont du côté du refus d’une métaphysique des langues qui les rangerait du côté des essences. C’est aussi mon parti, et c’est pourquoi je sais gré aux premiers et anciens responsables des deux agences de la francophonie, l’Agence intergouvernementale et l’Agence universitaire, d’avoir, intuitivement sinon en théorisant leur attitude, soutenu vos initiatives scientifiques. C’est la véritable raison de ma présence, dont je pourrais développer les implications philosophiques, qui portent sur la relation des langues aux hommes.
Votre sujet incite à aller encore plus loin puisqu’il fait apparaître clairement ce non-dit des sciences du langage qui est leur rôle à l’égard des politiques d’éducation, et en particulier du rôle des langues dans ces politiques. Avant d’en venir à cette thématique, très judicieuse puisque d’aucune façon vos travaux, comme je l’ai dit, ne sont neutres à l’égard de ces politiques, je voudrais aborder une des composantes du problème, que vous connaissez bien (je sais que plusieurs d’entre vous se spécialisent dans la réalisation de dictionnaires créoles), et qui touche à la relation entre les créoles et leur base lexicale originelle, je veux parler de la traduction. Cette étape me semble nécessaire dans la mesure où les problèmes de politique linguistique que se posent nombre de pays concernent précisément l’apprentissage conjoint du créole et de la langue internationale qui en constitue la source, et donc nécessairement la question de la traduction.
Le premier mot qui vient sous la plume des spécialistes, et qui intrigue particulièrement s’agissant de deux idiomes dont l’un découle de l’autre, c’est le mot de résistance. A cet égard, tout en sachant que comparaison n’est pas raison, on peut, me semble-t-il, éclairer le sujet par différents points de vue, qui touchent à ce que vous appelez les dynamiques de langues en contact ou encore les dynamiques langagières dans des espaces d’interlocution plurilingues, dans les cas où se présentent des relations fortes entre ces langues. Tel est, par exemple, le cas du plaidoyer de l’abbé Grégoire, contre l’apprentissage en France des langues régionales :
Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ? Alors vous multipliez les dépenses en compliquant les rouages politiques, vous ralentissez le mouvement : ajoutons que la majeure partie des dialectes vulgaires résistent à la traduction ou n’en promettent que d’infidèles. Si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que peut-elle être dans des idiomes dont les uns abondent à la vérité en expressions sentimentales pour peindre les douces effusions du cœur, mais sont absolument dénués de termes relatifs à la politique ; les autres sont des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la langue est toujours la mesure du génie d’un peuple ; les mots ne croissant qu’avec la progression des idées et des besoins. (2)
Telle est aussi la forme de raisonnement que formalise Kafka à propos du yiddish et de son rapport à l’allemand. Sans vouloir faire de ce modèle un instrument pertinent concernant les créoles, je me demande, et vous demande, si ce texte n’illustre pas un problème que posent de façon comparable les créoles dans leur rapport à leur langue souche. Dans le brillant commentaire qu’il en donne, Marc Crépon n’imagine-t-il pas d’ailleurs une langue issue du français, qui donnerait un contenu concret et véridique à son rêve de théoricien ?
Il [le yiddish (der Jargon)] ne se compose que de vocables, mais ceux-ci ne sont pas immobiles au sein de la langue, ils conservent la vivacité et la hâte avec lesquels ils furent empruntés… Toute personne qui comprend l’allemand est aussi capable de comprendre le yiddish. Considérée de loin – de très loin il est vrai – l’intelligibilité superficielle du yiddish est constituée par la langue allemande elle-même. C’est là un avantage que l’allemand a sur toutes les langues de la terre. En revanche, comme il est juste, cela comporte aussi un désavantage. On ne peut pas, en effet, traduire le yiddish en allemand. Les relations entre le yiddish et l’allemand sont beaucoup trop délicates, beaucoup trop chargées de sens pour ne pas se rompre dès qu’on veut ramener le yiddish à l’allemand : ce qui a été traduit n’est plus le yiddish, mais une chose dépourvue de réalité. (3)
Voici donc quelques questions :
Première question : s’il est vrai que der Jargon désigne le yiddish (4), la thèse de Kafka concernant l’intelligibilité superficielle du yiddish pour un germaniste est-elle généralisable ? Y a-t-il une intelligibilité superficielle d’un créole pour un locuteur de sa langue souche ?
Deuxième question : que signifie dans son contexte le mot de réalité utilisé par Kafka ? Peut-on penser que Kafka désigne par « réalité » un des attributs non seulement du yiddish mais de toutes les langues présentant de fortes parentés avec une langue souche et donc des créoles, un attribut que les grammaires, les vocabulaires et les dictionnaires sont incapables de restituer et qui fait la force – et souvent, pour celui qui s’y initie, l’attrait – des créoles ? Je veux parler de leur relation immédiate à leur contexte, aux situations de la vie quotidienne, des circonstances ménagères, des travaux journaliers, des fêtes, des chants, des danses, des attitudes du corps auxquels ces langues prêtent d’abord une forme langagière et dont elles sont l’accompagnement ?
On pourrait peut-être également se demander, en faisant encore le pari que cette observation concerne les créoles, si la résistance à la traduction n’est pas l’effet d’un système de représentation qui chez les locuteurs bilingues – yiddish/allemand – dote le yiddish d’une connotation dépréciative, voire l’interdit – c’est le cas d’une vieille dame connue de moi, qui se refuse avec énergie à parler le yiddish, que pourtant elle comprend parfaitement, et qui il y a soixante-cinq ans devant ses enfants, au cœur de la tourmente du nazisme et menacée, s’obstinait à ne parler que l’allemand.
La notion de niveau de langue me semble ici permettre une troisième question : la résistance à la traduction (yiddish/allemand et créole/langue souche) ne serait-elle pas de même nature que celle qui se produit lorsque l’on recherche un moyen de passer d’un niveau de langue à un autre dans la même langue ? Ce sujet de la traduction entre deux niveaux de langue était abordé en Sorbonne par le professeur Gougenheim qui, pour illustrer son propos, évoquait ce qu’il avait lu sur les murs de Paris occupé : « Français, les Anglais pillent vos colonies » – niveau de langue élevé, et propagande allemande – « c’est pas eux qu’ont fauché mon vélo » – niveau de langue populaire, venant du peuple parisien antinazi…
Peut-être faut-il tenir compte de cette résistance à la traduction quand on analyse le rapport de l’espagnol aux créoles qui en seraient selon certains, issus, je veux parler ici de la « lengua » ou « suto » de Colombie, qui peut être entendue dans les « champetas » qui font fureur de Cartagena à Bogotá. Ces improvisations, lancées par un animateur chanteur, ne sont qu’un prétexte à faire parler le corps, un peu comme la « soukouss » sénégalaise (5). La résistance à la traduction se trouve alors en quelque sorte compensée par l’appel à la gestuelle, qui mieux qu’un exercice scolaire classique exprimerait la relation d’un créole à sa langue souche comme elle peut exprimer la relation entre deux niveaux de langue. Dans la différence entre un créole et sa langue souche entreraient alors non seulement les sons et les rythmes, mais les attitudes du corps. Patrick Chamoiseau évoque le rôle du geste dans la résistance à la déshumanisation des esclaves des plantations dans un récent entretien avec une étudiante francophone, Paola Ginelli (6). Kafka, grand amateur de théâtre, ne pressentait-il pas cet appel au corps dans les rapports du yiddish et de l’allemand ? Pour « traduire » un créole dans sa langue souche, et inversement, il faudrait en quelque sorte les mettre en scène. Beau défi pour les éducateurs qui voudraient se livrer à l’exercice d’un apprentissage conjoint ! (7)
Mais avant de savoir comment apprendre les créoles, il faut savoir pourquoi. Et ceci m’amène à entrer dans le vif de votre sujet, celui du rapport entre mondialisation, apprentissage des langues et des créoles.
Deux orientations se présentent à moi, la première descriptive, la seconde normative et plus politique.
En termes de description, on peut dire que la mondialisation entraîne plusieurs types d’effets. D’une part, les outils linguistiques indispensables à l’apprentissage d’une langue étant devenus accessibles en n’importe quel lieu, tout au moins en principe, les effets des rapports entre l’intérêt économique et les pratiques linguistiques amènent les grandes langues mondiales à développer le réseau de leurs apprenants et de leurs enseignants. C’est vrai, bien sûr, de l’anglais mais aussi du chinois, de l’espagnol, du portugais, du français.
D’autre part, les comportements individuels d’intérêt pour une langue, fût-elle de faible niveau de diffusion, sont aujourd’hui possibles, voire fructueux. Ainsi l’écrivain d’origine grecque Vassilis Alexakis, arrivé en France pour des raisons politiques mais confronté à un malheur privé – la mort de son père – qu’il n’arrivait à formuler ni en grec ni en français, a trouvé le remède en apprenant une des langues de la République Centrafricaine, le sango, dont il est devenu un bon spécialiste. Votre travail donne à tous ceux qu’intéressent les créoles, que leurs raisons soient privées ou publiques, des moyens de les connaître et de les transmettre.
En troisième lieu, les langues étant par nature évolutives, des phénomènes d’attraction se produisent, qui amènent certains idiomes à se rapprocher. Nous avons progressé dans la compréhension de ces interactions grâce aux travaux d’Abram de Swaan et de Louis Jean-Calvet qui ont comparé l’organisation mondiale des langues à un système gravitationnel. C’est dans ce cadre qu’il faut peut-être, vous le direz mieux que moi, analyser la modification de certains créoles issus du portugais, qui les fait tendre au statut de variantes du portugais. Je pense, sous votre contrôle, au cafundo du Brésil – dans les états de Rio de Janeiro et de São Paulo (à Soroccaba) -, dans lequel les emprunts à la langue africaine cupópia se raréfient, selon les travaux du sociolinguiste Silvio Vieira de Andrade Filho (8). On pourrait également évoquer après Robert Chaudenson la langue de Korlai près de Bombay (9), ou encore le mecanese parlé à Hong-Kong par environ 4000 locuteurs, surtout des femmes âgées, ou le ternateno de Ternate, dans l’île Maluku d’Indonésie.
Vient alors la question de fond : faut-il aller jusqu’à recommander, en fonction de ces données de fait, que les nations riches de créoles identifiés comme tels définissent une politique nationale d’apprentissage des créoles et de bilinguisme ?
Si la fin du XXème siècle n’a pas, malheureusement, coïncidé avec celle du sous-développement, on peut dire, je crois, qu’elle a fait naître une conscience mondiale de la relation entre éducation et développement. Le plan Education pour tous traduit cette évolution, qu’a prolongée, dans de nombreux Etats, un réel effort de la puissance publique pour doter l’éducation de moyens suffisants et pour assurer la formation des maîtres nécessaires. Non que l’effort éducatif soit suffisant à réduire la grande pauvreté, là où se produisent encore des famines ou des catastrophes humanitaires. Mais parmi tous les facteurs capables de faire sortir les pays les plus pauvres de leur dénuement elle est, de l’avis de tous, un des plus nécessaires.
Or les experts s’accordent sur un autre point, qui n’allait pas de soi : ils considèrent que là où les apprentissages fondamentaux ont lieu dans la langue du foyer, ils se font plus aisément et permettent l’acquisition plus rapide d’une langue seconde que lorsque cette langue apparaît comme seule langue de l’institution scolaire, sans référence à la langue locale ou maternelle. Telle a été, par exemple, la conclusion des Etats généraux du français en Afrique, tenus à Libreville en 2003. Telle est aussi la leçon du Bilan de l’enseignement en langue maternelle et de l’éducation bilingue en Afrique subsaharienne présenté à la conférence de Windhoek (10). Les expériences d’apprentissage conjoint de deux langues à l’école primaire se multiplient, malgré le coût de cet investissement et la charge que représente la formation des maîtres. Leurs résultats semblent concluants.
Il convient cependant de ne pas gommer les obstacles, nombreux, qui rendent encore ces expériences exceptionnelles. L’un d’eux est d’ordre politique et psychologique : certains parents, ayant fait l’effort de passer d’une langue africaine maternelle à une langue internationale – l’anglais ou le français – dès l’école primaire, considèrent le retour à la pratique de leur langue locale, même limité aux débuts de la scolarité, comme une véritable régression sociale. D’autre part, un des problèmes majeurs que rencontre l’approche éducative recommandée par les artisans de ce que l’on dénomme, peut-être à tort, pédagogie convergente, réside dans le manque de matériel de qualité – manuels, grammaires, dictionnaires – , ainsi que dans l’insuffisance notoire, à l’ère des technologies de l’information, des outils numériques qui devraient permettre l’exploitation normale de ces langues sur Internet. Ces facteurs expliquent le petit nombre d’expériences réussies : leur coût les rend souvent inaccessibles au pays du Sud, en termes de production.
Disons d’emblée que ces deux obstacles se présentent avec une force au moins égale concernant l’introduction du créole dans l’éducation de base en même temps que sa langue souche. Un troisième s’y ajoute, que les spécialistes des créoles de base française qui se sont intéressés à la création par la France d’un CAPES de créole connaissent bien mais qui se pose aussi pour d’autres créoles. J’en évoquerai seulement les termes tels que je les perçois à travers deux créoles de base portugaise, le papiamentu et le krioulo. Il faudrait évidemment élargir l’analyse au moins au papia-kristang de Malacca et de Kuala Lumpur et à l’indo-portugais du Sri-Lanka. Papiamentu et krioulo présentent de nombreuses similitudes, mais également, selon mes informations, des différences notoires. Or l’édification du matériau technique ainsi que le système de certification supposent des actes prescriptifs, et passent souvent par une normalisation qui fait disparaître les variantes pour ne produire qu’une forme moyenne. Qu’en irait-il des différents créoles portugais si cette méthode était retenue pour l’organisation d’un cadre scolaire favorable à la pédagogie « convergente » ?
A vrai dire, je crois ces questions solubles, mais dans le cadre de politiques éducatives claires, soutenues par un débat national. Et je ne crois pas, comme je l’ai déjà laissé entendre au cours de cet exposé, que les linguistes puissent décider à la place des élus et des peuples.
En revanche, il leur revient à mon sens de mettre leur science au service de la volonté politique, là où elle existe, pour que production de matériels scolaires et formation des maîtres obéissent aux exigences de rigueur et de qualité qui sont les leurs. Je verrais même d’un œil très favorable que l’appui au développement par la conception d’outils pédagogiques de toute nature soit reconnu comme méritant promotion et distinction tant aux yeux du CAMES que des institutions nationales compétentes dans les pays du Nord en matière de carrière universitaire.
Je crois aussi que là où des Etats hésitent à se lancer dans des changements coûteux l’éducation informelle et le secteur associatif apportent parfois des réussites bien en phase avec l’aspiration d’une communauté. C’est vrai de l’enseignement préscolaire et primaire dont les collectivités territoriales supportent souvent une large part de la gestion, mais aussi de l’enseignement secondaire, pour lequel on peut rêver d’un système d’options qui ne pèserait pas trop lourd sur les finances des Etats mais donnerait à tous ceux qui veulent maintenir un contact avec leur langue d’origine une possibilité de le faire.
Et là encore il me semblerait naturel que les scientifiques impliqués dans ces tentatives puissent en être récompensés… ce qui n’est aujourd’hui presque jamais le cas.
S’il est un appel à lancer, c’est donc que l’examen de la question de la place de l’étude du créole dans les systèmes éducatifs fasse l’objet de confrontations publiques et de décisions démocratiques, et que les grands scientifiques que vous êtes deviennent les alliés des gouvernements pour la mise en place des outils de formation, réels et virtuels, nécessaires. J’ai depuis longtemps fait le pari de croire qu’un des titres de gloire du métier universitaire, et non le moindre, était sa modestie à l’égard du politique. En vous proposant cette stratégie, je ne fais que manifester une fois de plus ma confiance en cette vertu et en vous.