Catherine Robbe-Grillet.
Alain. Postface d’Emmanuelle Lambert.
Fayard
Alain et Catherine Robbe-Grillet
Correspondance 1951-1990
Fayard
Comment se fait-il qu’un prof d’université n’ait pas encore, du moins à ma connaissance, suggéré à un ou une de ses étudiant(e)s comme sujet de thèse une étude comparée des couples célèbres de la littérature ? Comment, en matière d’amour et de sexe, se sont-ils accommodés de leur situation, culturellement et historiquement imposée, de couple monogamique bourgeois dont beaucoup d’entre eux pensaient qu’il était la pire des choses à vivre à l’exception de tous les autres (comme disait Churchill de la démocratie comparée aux autres systèmes politiques) ? Des exemples pourraient être choisis dans le passé pour éclairer ceux de notre époque. Comment se sont-ils sortis de cette situation faite d’une succession de fidélités, infidélités, amour, désamour, ré-amour, jalousies, mensonges, tromperies, culpabilité, aveux, pardons… ? À interroger : Miller et Anaïs Nin, Scott Fitzgerald et Zelda, Sartre et Beauvoir, Leiris et Zette, Aragon et Elsa, Breton et ses épouses successives, Bataille et les siennes, Claude Simon et Réa, Sollers et Julia Kristeva, et si on faisait un écart vers les artistes, Picasso et ses femmes-modèles… ? Nécessité aussi de faire un détour par d’autres civilisations (Afrique, Chine, Japon…) ayant des conceptions différentes de l’amour et de la sexualité, voire vers des époques de notre histoire occidentale (antiquité grecque, Moyen-Âge, 18ème siècle…)
Voici justement deux livres récemment parus qui nous invitent à ne pas oublier qu’il est un couple, et pas le moindre en matière de notoriété, qui apporte son riche lot d’informations sur cette affaire du rapport homme/femme, celui d’Alain et Catherine Robbe-Grillet. Au moins, avec celui-ci, la tâche de l’étudiant ou du biographe à venir, sera considérablement facilitée, tant le romancier, dans ses derniers livres à caractère autobiographique (la série inaugurée par le Miroir qui revient), et son épouse Catherine dans son journal de 1957-1962, Jeune Mariée, et aujourd’hui dans Alain, ont livré d’informations sur leur vie de couple, et comment, selon quel mode de leur existence, eux ont assuré solidité et pérennité à leur lien amoureux. La méthode — si l’on peut parler ainsi, car leur choix de vie ne relevait d’aucune morale, d’aucune idéologie ou philosophie — n’est pas banale. Elle n’est en tout cas celle d’aucun des couples que je citais plus haut, et il est probable qu’elle ne soit pas plus celle de la majorité des lecteurs et lectrices d’art press. Amours et aventures parallèles, voyeurisme, pratiques S/M, cérémonies avec fouets, chaînes, cagoules… Pas pour vous ? Catherine et Alain R-G n’ont jamais fait de prosélytisme, et c’est la première leçon qui serait à retenir de cette étude comparée des couples : en matière d’amour et de sexe, que des singularités, chacun se débrouille comme il peut dans le pire des mondes possibles qu’il s’agit d’habiter au mieux. Pour le couple Alain et Catherine Robbe-Grillet, à l’instar de beaucoup d’autres, c’est avant tout l’indissociable alliance de la vie vécue et de la vie écrite qui fut le sésame ouvrant l’accès à un paradis à peu près supportable.
1951. Catherine Rstakian, étudiante d’origine arménienne, rencontre l’écrivain débutant Alain Robbe-Grillet, ancien ingénieur agronome. Elle a 19 ans, en paraît 13 (elle passera pour sa fille) ; lui 30 ans. C’est parti pour une vie commune de soixante ans (Alain meurt en 2008). Leur correspondance s’étendant sur près de quarante ans, réunie dans un volume de 685 pages, donne à suivre le déroulement progressif d’une histoire d’amour pleine de rebondissements, avec des sautes d’intensité, mais constamment maîtrisée, faite notamment de dons réciproques qui ne sont pas tout à fait de même nature que les cadeaux que se font les couples à Noël. Pas une bague ou une boîte de cigares, mais une femme, ou un homme, une maîtresse, celle que Catherine offre à son homme, celle que son homme propose à son épouse, ou l’ami qu’il lui prête. 25 juillet 1959, Alain à Catherine : « Madame, Ne vous méprenez pas. L’ami auquel je vous ai prêtée a toute liberté d’user, ou non, de vous, Il ne semble pas que vous ayez, vous, en aucun cas, à vous en plaindre. C’est à moi qu’il appartient d’être fâché du peu de cas qu’il fait de mes présents ». Jeudi 23 décembre 1963 : « Alain chéri (…) Et puis nous aimons ensemble Fiammetta ; je t’aime parce que tu embrasses et que tu caresses devant moi la femme dont je suis amoureuse ; je voudrais t’offrir ma maîtresse… ». Ça, de l’amour ? direz-vous. La même année 1959 : « Catherine chérie, terrible enfant, (…) je vois bien, de plus en plus, que toute ma vie n’a maintenant de sens que par toi, pour toi, avec toi — ce qui explique à la fois le sentimentalisme excessif de mon comportement, et l’inutilité de tes griefs. (…) Je n’envisage plus aucun avenir qu’avec toi. Je ne fais plus de projets que pout toi… Catherine chérie, je t’embrasse fort, fort, fort ». Pas de l’amour, ça ? Catherine « la petite », comme elle s’appelle, a précocement compris de quoi il retourne dans les jeux de l’amour et du sexe qui ne sont pas que ceux du hasard. Dans le récit qu’elle fait à son « ami aimé » d’un homme qui s’est masturbé devant elle, elle s’est demandé ce qui différenciait le vice et l’érotisme : « Il n’y en a pas sans doute ». Il faut dire que très jeune elle a eu droit d’entrée à quelques leçons qu’en bon « père » et en excellent pédagogue, lui a prodiguées son fiancé sur la façon dont ils allaient conduire existence en évitant au maximum malentendus, brouilles, orages. « Le drame, lui écrit-il, a besoin de sentiments simples, honnêtes, tout d’une pièce (…) Ne va pas en conclure, pour autant, que ce drame manque d’intérêt ou de force . Souviens-toi de ce qui se passe pour les amours charnelles : elles n’atteignent leur paroxysme que dans les fictions, les images, les symboles, les mythes. Peut-être en va-t-il de même des sentiments et de tout le reste… ». Si la « curieuse histoire » de leur amour, annoncée ainsi à ses débuts par Alain à sa « Katia chérie », occupe une grande place dans leur correspondance, la vie quotidienne de l’un et de l’autre, Alain Robbe-Grillet lors de ses séjours prolongés aux Etats-Unis où il enseigne, Catherine occupée à tenir en état leur propriété du Mesnil, reste néanmoins l’essentiel de leurs préoccupations : la santé des cactées, trésor du maître de maison, la chasse d’eau des W.C. à changer, les arbres du parc abattus par la tempête, la confiture de fraises ratée… Catherine informe son « petit mari chérie de ses sorties mondaines et des aléas de la vie littéraire en France ; lui du déroulement de ses cours dans les universités américaines, tous deux de leurs lectures. Un chose frappe : l’extrême maturité intellectuelle et les dons d’écriture (dons que confirme son récent récit Alain) de la « petite fille chérie » ,la « petite enfant dorée » de son père, grand frère, mari aimé. Enfant peut-être, mais qui sait faire la leçon à son grand écrivain dont elle s’étonne qu’il n’ait pas encore lu Proust et qui lui adresse une critique en règle et sans complaisance, un modèle en son genre, des nouvelles qu’il lui a donné à lire. On sait quelle lectrice avertie, j’ai pu le vérifier, a toujours été Catherine Robbe-Grillet. C’est elle qui souvent lisait pour Alain, juré du Médicis, les livres retenus pour le prix.
Alain n’est pas une biographie de Robbe-Grillet. Plutôt une série de flashs pris par Catherine sur leur vie de couple, comme classés dans un album et par ordre alphabétique : Agendas, Alliances, Archives…, en passant par Fouet, Godmiché, Ketchup, Poils, Urne…, jusqu’à Yaourts et Z. Du quotidien, on le voit, au ras des pâquerettes. Mais ce ras, fait d’anecdotes apparemment anodines (comment se rase Monsieur, comment il cuisine, dort, se bat contre les colonies de cochenilles détruisant ses cactées, gobe un œuf, coupe ses pâtes avec un couteau…) en apprend beaucoup sur l’homme, et sur l’écrivain. De ces touches successives, prend forme et chair un Robbe-Grillet méconnu de ses lecteurs, pudique, peu porté sur la flatterie, abrupt dans ses réparties, pugnace dans l’adversité, coutumier de bévues, parfois déraisonnablement partial dans ses jugements littéraires (sur Proust et Balzac notamment), drôle, bon viveur (bordeaux et havanes, jusqu’à sa mort), dur à la douleur, peu doué pour les larmes, en 2008, à l’hôpital, « parti avec élégance, sans se plaindre ni peser ». On ne se familiarise pas qu’avec le modèle, la portraitiste se dévoile elle aussi, à la fois sans pudeur et sans exhibitionnisme. Elle évoque son rapport aux hommes, son « attitude de retenue » avec eux, son « inaptitude aux débordements passionnels ». Les « chagrins d’amour »… connait pas. Même quand la seule passion amoureuse et sexuelle qu’a connue Robbe-Grillet l’a éloigné un long temps de sa « Katiou-chat chérie ». Sa liaison, connue à l’époque, avec l’actrice Catherine Jourdan, est narrée dans le chapitre Tube d’aspirine. Ce n’est plus là un flash photographique mais un assez long film qui éclaire au mieux la nature du lien amoureux — indestructible au milieu de ce qui pour un autre couple aurait pris une allure de naufrage par gros temps — qui attachait le mari à l’épouse. En un temps, disons celui qui suit la seconde Guerre mondiale à aujourd’hui, où des biographies et autobiographies d’écrivains ont subi de soigneux toilettages pour les rendre proprettes, il y a au moins une qualité que les plus acharnés ennemis des Robbe-Grillet pourraient leur reconnaître : la franchise, le courage de ne pas occulter fautes et défaillances de leur vie, sans céder à la contrition et à quelque jouissance masochiste. Y-a-t-il beaucoup d’écrivains mâles (à quelques exceptions près : Montaigne, Stendhal…) qui ont osé rendre publiques leurs pannes sexuelles, voire carrément, et c’est le cas d’Alain Robbe-Grillet, leur impuissance ? Quant aux engagements politiques condamnables, Alain Robbe-Grillet n’a pas obéi à quelque pression sur lui pour qu’il évoque ses sympathies pétainistes et celles de sa famille, les circonstances de son départ en Allemagne en 1943 au titre du S.T.O. Quant à Catherine Robbe-Grillet, n’a-t-elle pas résisté aux pressions d’un ami qui lui suggérait de détruire des lettres d’Alain, alors qu’il travaillait dans les usines du « Grand Reich », autrement plus compromettantes pour lui puisque, reconnaît Catherine, quelques-unes d’entre elles avaient nettement une « coloration fasciste ». « Ça a existé, c’est tout », commente Catherine, rappelant son hostilité à ceux qui « par manque de courage, corrigent leur passé pour le rendre acceptable ». Puis-je rappeler, en passant, que j’avais abordé cette question des « trous de mémoire » dans mon récit Politique paru en 2007 au Seuil.
Dernières lignes du portrait d’Alain par Catherine : que penserait-il, se demande-t-elle de l’image qu’elle donne de lui ? Aucune certitude, mais le connaissant bien, elle avance quelques-unes de ses probables réactions, dont celle-ci, la plus vraisemblable : « nous nous sommes aimés, nous nous sommes amusés, nous avons eu de la chance… ». Qui dit mieux ?