Tribunes

Le dilemme de la dette publique : comment en sortir ?

La France n’est pas très loin de la situation, à l’évidence dramatique, des pays de l’Europe plus au sud. Avec une dette publique égale à 90 % du PIB (au lieu des 60% prévus dans le traité de Maastricht) et un déficit qui caracole largement au-dessus du maximum fixé par le même traité, elle est même à certains égards plus mal lotie que certains de ces pays. Qu’elle parvienne encore à s’endetter à des conditions pas trop onéreuses tient du miracle. Du jour au lendemain, ses créanciers risquent de durcir leurs conditions et d’exiger un rendement plus en rapport avec sa situation objective. Quand on sait que la charge de la dette représente déjà à peu près l’équivalent de ce que rapporte l’impôt sur le revenu, on mesure ce que serait l’impact d’un doublement ou d’un triplement des taux des emprunts. L’engagement du président Hollande de ramener le déficit à 3% dès 2013 apparaît donc à cet égard entièrement légitime.

Le gouvernement actuel n’est pas le premier à souscrire à cet objectif et l’on est donc en droit de se demander pourquoi il n’a pas été atteint plus tôt. Faire des économies ne paraît en effet nullement impossible quand on considère le fonctionnement du secteur public au sens large, depuis le train de vie du gouvernement et du parlement jusqu’à l’organisation de n’importe quel service municipal. Qui a pu observer de près, par exemple, les mœurs ministérielles, ou celles d’une assemblée locale, ou la répartition des tâches dans telle ou telle administration se convainc immédiatement de l’ampleur des économies qui seraient parfaitement réalisables sans compromettre l’efficacité des services publics. Le nombre excessif des ministres, les cabinets pléthoriques, les faveurs que les députés se sont peu à peu octroyées ne sont que la face émergée d’un iceberg qui contient l’ensemble de la fonction publique et parapublique, d’État ou locale.

Le refus de regarder la réalité en face est un trait caractéristique de la gestion des affaires publiques dans ce pays. Les rapports ne manquent pourtant pas, qu’ils proviennent de l’Inspection des finances, de la Cour des comptes, de l’Inspection générale de l’administration ou d’autres entités du même genre, mais le fait est qu’ils ne suffisent pas à changer en profondeur les pratiques. Dans l’enseignement supérieur, pour nous en tenir au domaine qui est aujourd’hui le nôtre, le gâchis est si énorme qu’il rend carrément surréalistes tous les discours qui promettent un regain de croissance et de compétitivité grâce aux moyens supplémentaires que l’on entend lui consacrer. On s’appuie sur des comparaisons internationales pour justifier qu’il faille dépenser plus : la dépense par étudiant est moindre en France, nous dit-on, que dans les pays de niveau comparable. Sans doute, mais le dogme qui interdit toute sélection à l’entrée (le baccalauréat ne justifiant plus depuis longtemps sa qualité de « premier grade de l’enseignement supérieur ») conduit à encombrer les universités d’un nombre considérable de faux étudiants, dont beaucoup ne sont d’ailleurs là que pour profiter pendant deux ans de la bourse qui leur est octroyée sans autre examen que celui du revenu des parents. Autre exemple, toujours dans le même domaine, les sections fréquentées seulement par quelques étudiants,… ce qui n’empêche pas que certains professeurs ne parviennent pas à remplir leur contingent d’heures de cours ! Et l’on pourrait en rajouter et en rajouter. Il est évident pour qui, encore une fois, connaît de l’intérieur le fonctionnement de tel ou tel service public, que le champ des économies possible est immense. D’une manière générale, il est incompréhensible que l’introduction massive des TIC (technologies de l’information et de la communication), source de productivité immédiate, ne se soit pas accompagnée d’un amaigrissement sensible de la fonction publique. A l’université, par exemple, pourquoi continuer à distribuer des documents photocopiés aux étudiants, ou pourquoi demander aux professeurs de répéter des cours qui pourraient être diffusés tout en bénéficiant des améliorations pédagogiques associées aux ordinateurs et à l’internet ?

L’augmentation des impôts est un autre moyen de réduire le déficit public. Et, là encore, il ne paraît pas impossible de faire rentrer davantage d’argent dans les caisses, tout en instaurant une justice fiscale qui fait gravement défaut en France. Les Français, sans être des égalitaristes à tout crin, n’aiment pas les injustices : ils n’aiment pas que les lois soient plus sévères envers les petits délinquants qu’envers les gros ; ils n’aiment pas non plus les niches fiscales qui permettent d’échapper à l’impôt sur le revenu. Que, pour un même revenu, les journalistes ou les résidents d’outre-mer, par exemple, payent moins d’impôt qu’un Français ordinaire, n’est-ce pas injustifiable ? Aujourd’hui les citoyens sont informés, il n’est plus le temps où les parlementaires pouvaient distribuer (y compris à eux-mêmes) des cadeaux fiscaux en catimini. Un gouvernement qui déciderait de supprimer toutes les niches (quitte à subventionner directement certains investissements), gagnerait plus en popularité auprès de la masse de la population qu’il n’en perdrait auprès de ceux qui seraient forcés de renoncer à leurs avantages indus.

L’évasion des gros contribuables vers des destinations plus bienveillantes à leur égard est évidemment un problème mais qui pourrait être résolu, pour l’essentiel, si l’on se résolvait à imposer en France les revenus et les biens gagnés ou possédés en France, quelle que soit la nationalité ou la résidence du bénéficiaire, quitte à bousculer un peu les règles européennes. L’autre solution qui consisterait à la fois à harmoniser la fiscalité au niveau européen et à lutter efficacement, toujours au niveau européen, contre les paradis fiscaux, manquant à l’évidence de réalisme…

Les gaspillages du côté des dépenses, les gisements inexploités de ressources fiscales de l’autre côté, tout indique donc qu’un gouvernement courageux serait en mesure de rétablir l’équilibre des finances publiques. Mais le devrait-il ? L’état de la conjoncture oblige à conclure que ce serait contre-productif. Certes ce n’est pas vraiment de cela dont il s’agit : il n’est pas question de réduire la dette (ce qui exigerait de dégager un excédent budgétaire), ni même de la stabiliser (déficit nul), mais de limiter son augmentation annuelle à 3% du PIB. Même cet objectif a priori peu ambitieux apparaît inopportun. Pour y parvenir, il n’y aurait pas d’autre solution en effet que d’augmenter les impôts et/ou de réduire les dépenses publiques, ce qui aurait pour résultat de réduire le revenu disponible des Français. Cela ne tirerait pas à conséquence si la croissance économique permettait de compenser cette baisse. Malheureusement, les perspectives de croissance de la France en 2013 sont quasi-nulles. Dès lors l’effet récessif des mesures budgétaires jouera à plein, les recettes fiscales n’augmenteront pas au rythme espéré et l’objectif de réduction du déficit ne sera pas atteint !

Aucun économiste raisonnable ne saurait recommander d’assainir les finances publiques alors que l’économie du pays est au bord de la récession. Néanmoins le déficit est excessif et si rien n’est fait pour contenir – au moins – le rythme de croissance de la dette, les prêteurs perdront confiance dans la signature France, les taux des emprunts monteront, ce qui creusera encore les déficits comme expliqué précédemment. La France se trouve donc confrontée au dilemme suivant : elle doit et ne doit pas à la fois redresser ses comptes publics !

Au jour d’aujourd’hui, contre toute évidence, le gouvernement fait comme s’il allait effectivement ramener le déficit à 3% du PIB. Sa priorité est de ne pas effrayer les marchés financiers dans l’espoir d’échapper à la hausse des taux d’intérêt. Il gagne ainsi un peu de temps, vérifiant l’adage suivant lequel la politique serait l’art du court terme. Dans ce cas, cependant, le répit sera bien trop court : l’échec de la politique suivie sera vite patent et la sanction tombera immédiatement. Alors que faire ? N’y a-t-il vraiment aucun moyen d’échapper à la « dictature » des marchés financiers ? La France est-elle condamnée à plus ou moins court terme à s’enfoncer dans une grave récession comme les pays plus au sud ? Si rien n’est fait, cela paraît en effet inéluctable. Car on ne voit pas par quel miracle la croissance française pourrait repartir, à court terme, au moment où s’accentue une politique de rigueur.

Certes, toute politique de relance menée par la France seule ne peut avoir qu’une efficacité limitée. Il faudrait au moins qu’elle soit accompagnée par une relance des pays européens qui se trouvent encore relativement en bonne forme (à commencer par l’Allemagne) et par une action vigoureuse de la BCE pour affaiblir l’euro par rapport aux autres monnaies. Mais, dans une fausse fédération comme l’est l’UE, les gouvernements nationaux demeurent seuls responsables de l’état de leur économie. Dès lors, en attendant que l’indispensable politique structurelle soit lancée et qu’elle porte ses effets, le gouvernement français ne dispose que d’une seule arme – puisque la gouvernance de l’euro lui échappe –, à savoir son budget. On ne saurait compter en effet sur les retombées éventuelles du plan de relance « arraché » par le président Hollande au niveau européen, à l’enveloppe notoirement insuffisante. Ainsi, pour éviter la récession, il est urgent d’abandonner l’idée de réduire le déficit. Est-ce possible sans une vive réaction des créanciers et une hausse insupportable des taux, voire un tarissement des prêts ? A priori non, à moins d’une manœuvre audacieuse permettant de s’affranchir des règles convenues.

Un créancier ne dispose jamais d’un pouvoir absolu sur son débiteur. Poussé à bout ce dernier pourra se déclarer en faillite, auquel cas le créancier perdra une part voire la totalité de la somme qu’il a prêtée. Si la signature des États est généralement considérée comme sûre, c’est pourquoi ils s’endettent normalement à un taux plus faible que les agents privés, les cas où des États ont fait défaut sur tout ou partie de leur dette sont néanmoins légion, le plus récent étant celui de la Grèce. Il est suggéré ici que la France utilise simplement comme une menace cette arme dont disposent tous les débiteurs. L’agence du Trésor chargée de placer les titres d’État pourrait expliquer à ses principaux créanciers – des institutions financières souvent étrangères – qu’elle est contrainte de continuer à s’endetter massivement, en raison de la conjoncture, mais qu’elle refuse de payer un intérêt supérieur, par exemple, au taux d’inflation : au cas où ses adjudications ne seraient pas couvertes à ce taux, elle cesserait de rembourser les titres arrivant à échéance. Ce n’est pas le lieu de détailler davantage le dispositif ; il suffit d’indiquer une direction dans laquelle on pourrait se diriger pour écarter le carcan de la dette.

Il ne s’agit évidemment pas d’une panacée. Si le chantage au non-remboursement ne fonctionnait pas, c’est-à-dire si les institutions financières qui prêtent à la France décidaient de lui couper les vivres, elle se trouverait dans l’impasse, à moins que la BCE n’accepte – ce qui paraît aujourd’hui peu probable – d’acquérir directement des titres français. Dans la négative, faute de pouvoir se procurer des ressources empruntées en quantité suffisante, la France se trouverait condamnée à une rigueur budgétaire et donc une récession pires que celles qui lui sont aujourd’hui promises.  L’unique voie restante consisterait à regagner une marge de manœuvre en sortant de la zone euro. La question qui se pose alors est de savoir si nous ne serons pas condamnés de toute façon à renoncer à une monnaie qui n’est pas gérée en fonction de nos intérêts nationaux. Si l’on répond par l’affirmative, le mieux serait d’en accepter les conséquences le plus vite possible, c’est-à-dire de retrouver notre autonomie monétaire de notre propre fait et suivant des modalités choisies par nous, plutôt que dans l’urgence, au plus fort d’une crise où nous ne maîtriserions rien.

Michel Herland – 1er octobre 2012.