Thierry Michalon (dir.) : Entre assimilation et émancipation : l’Outre-Mer français dans l’impasse ?, Rennes : Les Perséides, 2006, 522 p.
La problématique de l’Outre-Mer français est probablement unique dans le monde. Ne serait-ce que parce que le processus de décolonisation a laissé dans la République française un certain nombre de territoires, généralement insulaires (mais la Guyane fait exception), qui se trouvent aujourd’hui enfermés dans une dépendance d’autant plus traumatisante qu’elle apparaît à tous comme une fatalité. Il faut donc saluer comme ils le méritent les efforts des vingt-six auteurs réunis par Thierry Michalon pour décrypter cette réalité éminemment complexe et qui résiste souvent à l’analyse (1).
La dépendance « massive » à l’égard de la « Métropole » demeure la caractéristique commune à tous les territoires considérés qu’il faut étudier. On peut à cet égard regretter que les études transversales (qui couvrent l’ensemble du champ de l’Outre-Mer) restent minoritaires dans le recueil (8 sur 26), à égalité avec celles qui concernent la Martinique. Pour le reste, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Saint-Bartélémy-Saint-Martin ont droit chacune à deux contributions, tandis que la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion et Mayotte se voient consacrer chacune un article.
On s’étonnera sans doute de la part réservée à la Martinique et il ne doit pas être anodin que le recueil soit placé sous la responsabilité d’un enseignant-chercheur de cette île et publié sous l’égide du Centre de Recherche sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe (CRPLC) installé lui aussi en Martinique. Pourtant, on ne saurait négliger l’existence ancienne dans cette île d’une réflexion approfondie sur le fait colonial ainsi que sur ses avatars plus récents dans les Antilles françaises. Depuis Aimé Césaire et les élans enflammés du Cahier du retour au pays natal (1939), Édouard Glissant et les dissections au scalpel du Discours antillais (1970), bien d’autres comme René achéen, Roland Suvelor, etc., et, aujourd’hui, les membres du CRPLC, ont entretenu cette tradition d’auto-analyse psycho-sociologique. Il n’est donc pas complètement surprenant que les Martiniquais se taillent la part du lion, … ce qui ne doit pas néanmoins empêcher de les lire avec un regard critique.
Résumé de la vulgate martiniquaise
Depuis Césaire, la traite négrière et l’esclavage sont considérés comme les événements fondateurs du malaise antillais. La réduction de la population noire, largement majoritaire dans les îles, à un statut inférieur a laissé des séquelles au-delà de l’abolition de l’esclavage, tardive (1848) et qui n’a pas tenu toutes ses promesses. D’où la permanence d’une revendication pour atteindre à la véritable citoyenneté, celle des blancs métropolitains, ce qui fut fait d’abord avec la « départementalisation » de 1946 puis avec l’alignement des droits sociaux. Les réticences de la part de la Métropole pour accorder l’égalité de statut demandée, comme la permanence d’un certain racisme à l’encontre des personnes de couleur nourrissent encore aujourd’hui un « ressentiment diffus » à l’encontre de la Métropole et un « fantasme d’émancipation », tout en servant d’alibi pour exiger toujours plus d’assistance et de privilèges (surrémunération, préférence locale à l’embauche, etc.).
Peut-on s’en tenir là ? D’abord, il n’est pas certain que l’on doive accorder une telle importance au passé esclavagiste, pour douloureux qu’il fût. L’un des intérêts du recueil est de faire apparaître la similitude des comportements dans l’ensemble des confettis de l’empire, quelles que soient les variations de leurs histoires particulières. Le ressentiment n’est pas le monopole des anciennes îles à sucre ! Les Polynésiens, les Kanaks – qui n’ont rien connu qui ressemble de près ou de loin à l’esclavage – n’ont pas moins de motifs à faire valoir contre la Métropole que les Antillais. Et pourtant les habitants de ces îles, différentes par leur histoire comme leur population, ne cessent de réaffirmer – à l’instar des Antillais – leur volonté de rester français.
L’explication de cette attitude commune n’est pas fournie explicitement mais elle se dessine, en filigrane, dans l’ensemble des contributions du recueil. Qu’est-ce qu’il y a de commun en effet entre toutes ces îles (et la Guyane), qui les a empêché, à la différence de La Barbade, du Cap-Vert ou de la Papouasie, par exemple, de prendre leur indépendance ? La réponse est évidente : elles sont des colonies (ou des anciennes colonies si l’on s’en tient aux catégories juridiques) françaises. C’est là le seul facteur discriminant possible. Donc si toutes les populations concernées peuvent estimer qu’elles sont prises au piège, sans vouloir pour autant en sortir, ce ne peut être leur responsabilité, ou la responsabilité de leur histoire particulière ; c’est évidemment la responsabilité de la France.
Vous avez dit : « indépendantiste » ?
Certes, on n’a pas encore le fin mot de l’histoire, car il se pose immédiatement la question de savoir pourquoi la France tient tellement à se comporter comme elle le fait et à infantiliser des populations qui n’en peuvent mais. Pas plus que précédemment, la réponse n’est donnée dans le livre mais, à nouveau, il peut nous aider à avancer.
Les économistes, comme les juges, ont coutume de demander : « à qui profite le crime ? ». Cette logique s’applique difficilement ici. Car il est évident que les premiers bénéficiaires de la situation sont les insulaires eux-mêmes. C’est justement ce qui fait l’efficacité du piège. Dit autrement, ces colonisés d’un genre particulier sont attachés par les faveurs que leur consent la Métropole, lesquelles leur permettent, entre autre, de goûter aux délices de la « surconsommation » (2). Les plus lucides d’entre eux en sont parfaitement conscients. On trouve par exemple dans le recueil cette citation du Polynésien John Teariki :
« Si je pouvais parler d’indépendance aujourd’hui, il faudrait qu’elle ait lieu tout de suite, car nous sommes encore capables d’en supporter les sacrifices. Dans quelques années, il sera trop tard » (p. 189).
De fait, aujourd’hui, il existe toujours des mouvements politiques étiquetés « indépendantistes » mais plus aucun qui porte le projet d’une indépendance véritable (sachant se passer des subsides métropolitains). Seuls quelques intellectuels demeurent suffisamment idéalistes pour accepter de payer le prix de la liberté.
Si l’on voit donc clairement pourquoi les insulaires ne veulent ni ne peuvent sortir de la situation « coloniale » de dépendance par rapport à la Métropole, les motivations de cette dernière demeurent toujours obscures. Car tout cela lui coûte cher. Et particulièrement les ex-TOM (Territoires d’Outre-Mer) puisque ces derniers ne contribuent en aucune manière au budget de la France, les quelques impôts qui y sont prélevés l’étant au bénéfice exclusif des gouvernements locaux.
Bien sûr, tandis que les contribuables français apparaissent dans leur ensemble comme les dindons de la farce, certains métropolitains y trouvent un intérêt. Il y a sans nul doute des profits à ramasser pour des entreprises et il faut compter également tous les militaires, marins et autres fonctionnaires qui courent après les avantages de « l’expatriation » (3). Néanmoins ces bénéfices privés tendent à se réduire, dans la fonction publique en tout cas, en raison de la préférence désormais officielle en faveur de l’emploi local. Et puis la présence de lobbies pro-coloniaux ne peut pas suffire à expliquer le maintien des colonies, sinon il n’y aurait jamais eu de décolonisation.
On remarquera toutefois, à ce propos, que le démantèlement de l’empire colonial français ne s’est pas effectué sans douleur. Les Vietnamiens, les Algériens ont dû mener des guerres de libération nationale longues et sanglantes. Quant aux colonies d’Afrique noire, si elles ont accédé plus facilement à la souveraineté, cette dernière est restée le plus souvent formelle, au point qu’on a dû forger le mot « néocolonialisme » pour caractériser les relations qui se sont instaurées avec l’ex-Métropole. La France a donc du mal à décoloniser. Peut-être faut-il en conclure que les lobbies pro-coloniaux y sont plus influents qu’ailleurs. Cela devrait s’éclairer d’ici peu mais, auparavant, il convient d’examiner d’un peu plus près comment sur ces questions l’économiste peut raisonner.
Une histoire de rente.
On peut comprendre qu’un État ait du mal à renoncer à ses ambitions coloniales, mais quid lorsque les colonies en question, loin d’enrichir la Métropole sont un fardeau ? Dans un article pionnier sur la question, Bernard Poirine, enseignant à l’Université de Papeete, a contesté que les dépenses de la France outre-mer correspondent à une charge nette. Selon lui il existerait une sorte d’équilibre dans les relations entre la France et l’Outre-Mer, la première versant au second une « rente » en échange des « services » qu’elle reçoit (4). Si l’on admet une telle vision des choses, que reçoit donc la Métropole en échange de ce qu’elle paye ? Dans le cas de la Polynésie à l’époque du Centre d’Expérimentation du Pacifique ou aujourd’hui de la Guyane avec la base spatiale de Kourou, il y a bien un service rendu qui mérite paiement (même s’il est permis de penser qu’on pourrait obtenir le même service autrement et à un prix moindre). Mais dans tous les autres cas, la contrepartie de la rente versée par la France est plus difficile à cerner. On invoque ainsi, pour les Antilles, la possibilité pour les Métropolitains, de travailler ou de prendre des vacances sous les tropiques « dans leur langue », en profitant du même système de santé, etc. On invoque aussi parfois, mais de moins en moins, un avantage stratégique, mal défini. En admettant que les bénéfices de ce genre soient bien réels, et à la hauteur de la rente versée, on est alors conduit à analyser le coût pour la France de ses colonies comme un transfert interne, versé par l’ensemble des contribuables métropolitains à ceux qui jouissent effectivement des avantages offerts par les colonies.
Néanmoins, tant que l’on ne saura pas chiffrer ces avantages et les coûts correspondants (5), les analyses de ce genre resteront sujettes à caution et la prudence comme tous les éléments statistiques disponibles conduisent à considérer que le fait pour la France de conserver des « colonies », fussent-elles des confettis, est non seulement anachronique mais qu’il constitue bien un coût net pour ce pays.
La tradition absolutiste
« Anachronique » est employé à dessein. Toute cette histoire ne serait-elle pas, en effet, que la répétition d’une erreur très ancienne ? Le premier article du recueil, qui fait le point sur la politique coloniale d’Ancien Régime, incite à pencher dans ce sens. Il suggère qu’il y aurait une continuité dans la politique de la France outre-mer depuis les origines de la colonisation. Pour le dire en peu de mots, contrairement à la Grande-Bretagne qui a le plus souvent concédé à ses colonies une grande autonomie de décision, en échange de quoi il était entendu qu’elles devaient se « débrouiller » toutes seules, la monarchie française, fidèle à sa tradition absolutiste, a voulu garder un contrôle étroit sur ses colons. A lire le premier article du recueil entre les lignes, on comprend qu’un pouvoir lointain ne peut guère être obéi s’il ne se rend pas nécessaire à ses administrés en leur apportant quelque chose (ne serait-ce qu’une protection militaire, la sécurité des approvisionnements et une administration gratuites ou à peu près). Au fond, les premiers planteurs étaient déjà dans une sorte de tutelle et ils prirent très tôt l’habitude de se tourner vers la Couronne chaque fois que des difficultés surgissaient.
Force est de constater que rien n’a changé depuis. Thierry Michalon, le maître d’œuvre du livre, a souligné à maintes reprises dans ses écrits que si l’État français conservait une légitimité dans ses possessions outre-mer, celle-ci n’était jamais qu’« alimentaire ». Il apparaît désormais que cet état de fait s’inscrit dans l’histoire longue de la France coloniale. Au fond, le « piège » qui est dénoncé dans le livre n’existe peut-être que parce qu’il a toujours existé.
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(1) Thierry Michalon (dir.) : Entre assimilation et émancipation – L’Outre-Mer français dans l’impasse ?, Rennes, Les Perséides, 2006, 522 p.
(2) Le thème évoque à la fois une consommation débridée (gros 4×4, etc.) et une consommation largement supérieure à ce que l’on est capable de produire soi-même. Pour s’en tenir aux biens matériels, tous ces territoires connaissent des déficits commerciaux, le plus souvent exorbitants. Il n’est pas exceptionnel que la valeur des importations atteigne 6 ou 7 fois celle des exportations. Néanmoins le niveau de vie des habitants des DOM (Départements d’Outre-Mer), contrairement à ceux des ex-TOM, s’il est en général largement supérieur à celui des Etats indépendants voisins, demeure encore notablement inférieur à celui de la Métropole (cf. tableau p. 420).
(3) Bien que, à nouveau, juridiquement impropre, le terme n’en est pas moins conforme au « ressenti » des intéressés.
(4) Bernard Poirine, « Le développement par la rente dans les petites économies insulaires », Revue Economique, 1993, n° 6.
(5) Sans parler des avantages, particulièrement difficiles à évaluer, on ne trouvera pas dans le livre sous examen des chiffres précis sur les coûts. Et pour cause puisque ces chiffres ne sont pas disponibles. Il ne suffit pas, en effet de comptabiliser les dépenses (nettes) inscrites au budget de la France (estimées à plus de 4000 € par habitant (insulaire) et par an en Nouvelle-Calédonie contre 3000 € à la Réunion et un peu plus de 1000 € en Corse – cf. p. 519). Il faudrait compter aussi tous les manques à gagner en conséquence des diverses mesures de défiscalisation.