Le numéro de la revue Esprit de février 2007 consacre un dossier aux Antillais de France et d’outre-mer. Le titre : « Antilles : la République ignorée » est trompeur. On pourrait croire en effet que le dossier apporte des informations sur la manière dont le droit de la République est trop souvent bafoué aux Antilles, sur le paternalisme gouvernemental, sur les consignes passées aux préfets pour qu’ils ferment les yeux sur les pratiques des édiles locaux, sans parler de ce privilège hérité de l’époque coloniale qui fait que tous les fonctionnaires en poste dans les « DOM-TOM », donc en particulier aux Antilles, sont rémunérés davantage, pour un même travail, que leurs homologues métropolitains. Il n’en est rien. La plupart des contributions insistent plutôt sur les discriminations « négatives » dont les Antillais sont les victimes, à l’origine des revendications mémorielles qui se sont faites jour récemment et auxquelles a voulu rendre justice la loi du 21 mai 2001, dite loi Taubira, qualifiant l’esclavage et la traite négrière comme des crimes contre l’humanité. Quant au titre, il veut mettre en évidence que la « République » était présente aux Antilles, d’une certaine manière, avant même la Révolution, puisque les esclaves, ou plus précisément les affranchis se firent porteurs d’une revendication en faveur de l’égalité des droits qui a contribué, dans une mesure qui reste certes à évaluer, au triomphe dans la Métropole de l’idéal républicain (1).
Cette idée d’une fécondation réciproque des puissances coloniales (Angleterre, France au premier chef) et de leurs possessions d’Amérique est au cœur d’une branche relativement nouvelle de l’histoire, les Atlantic studies. L’un de ses représentants, Laurent Dubois, professeur à l’Université du Michigan (2), note, dans l’article qui lui a été confié, le retard de la France sur les États-Unis du point de vue de l’histoire de l’esclavage et en particulier l’absence dans le premier pays d’un bilan systématique des effets économiques, culturels, sociaux et politiques dus à l’existence des colonies esclavagistes. Même si la réécriture de l’histoire ne saurait suffire à changer la société, il n’en demeure pas moins que la science historique peut jouer un rôle non négligeable dans les débats mémoriels en cours, en exposant les faits tels qu’ils se sont réellement passés et en proposant une explication. On peut citer, dans le même ordre d’idée, la position défendue par les historiens lors du débat sur la loi Taubira. Pierre Nora, par exemple, a soulevé deux objections à l’encontre de l’application à des événements lointains la notion de crime contre l’humanité : 1) la condamnation morale d’agissements passés suppose « une humanité identique à elle-même et relevant des mêmes critères de jugement qu’aujourd’hui » ; 2) le principe d’imprescriptibilité suppose « un temps identique à lui-même, alors que l’histoire est l’apprentissage de la différence des temps » (3).
Si la distinction entre mémoire et histoire est présente dans plusieurs articles, elle est au cœur de celui signé par Fred Constant, professeur à l’Université des Antilles-Guyane, qui se demande, entre autre, pourquoi les historiens se sont laissés déposséder par les politiques de certains sujets dont ils semblaient devoir garder le monopole. À nouveau, ici, on peut incriminer l’insuffisance de la recherche historique. Cela étant, la question principale de F. Constant porte sur le sens des revendications mémorielles. Ces dernières, selon lui, « sont fondamentalement des demandes de justice et de dignité qui traduisent davantage les frustrations du présent de leurs porteurs qu’une volonté d’apporter une contribution originale à l’actualisation du récit national » (4).
L’idée d’une instrumentalisation de la souffrance des ancêtres esclaves par leurs descendants d’aujourd’hui est présente dans plusieurs contributions, à commencer par celle de Michel Giraud, l’un des deux maîtres d’œuvre, avec Patrick Weil, du dossier. Il rappelle ainsi que ce n’est pas d’hier que les observateurs les plus fins de la situation antillaise ont décrypté sous les dénonciations de l’esclavage et de ses méfaits une justification ou un alibi mis en avant par les îliens pour obtenir toujours plus d’assistance de la part de la Métropole (5). En d’autres termes, suivant la formule en créole citée par le psychiatre guadeloupéen Dany Joseph Ducosson : « Yo té pou nou sé » ! Ce qui signifie : « ils ont été (nos ancêtres esclaves) pour que nous soyons (ce que nous sommes aujourd’hui) » (6).
Ainsi, l’angle d’attaque retenu par les auteurs n’empêche pas que la plupart d’entre eux se montre plutôt critique à l’égard des revendications mémorielles, ou, plus précisément, des dérives auxquelles elles conduisent trop aisément. Certes, Christiane Taubira (7) est dans son rôle dans la défense inconditionnelle de la loi qui porte son nom et elle ne manque pas de regretter que la loi ne soit pas allée plus loin en prévoyant d’autres (8) réparations matérielles en faveur des descendants des anciens esclaves. Elle apparaît cependant isolée dans l’ensemble des contributeurs, lesquels ne dissimulent pas que le ressassement du passé risque d’entraîner l’enfermement dans une « prison victimaire » (9). Car si tous ces auteurs comprennent pourquoi, dans la France d’aujourd’hui, des revendications mémorielles peuvent se développer, ils ne les considèrent pas pour autant comme positives. Elles sont plutôt une réponse insatisfaisante à la situation elle-même insatisfaisante des minorités visibles.
On ne saurait mieux faire que de conclure là-dessus, en reprenant la profession de foi de M. Giraud dans la note qu’il a consacrée à l’affaire Confiant-Dieudonné (10).
N’en déplaise aux responsables de tant d’organisations communautaires, invoquer l’existence de fortes discriminations à l’encontre des « Noirs », des « Juifs », des « Arabes », etc., dans la société française ne suffira jamais – aussi avérée soit-elle – à justifier que les réponses que ces groupes veulent légitimement opposer à ces discriminations puissent s’abandonner à quelque enfermement identitaire que ce soit. Pour la bonne et simple raison qu’une telle médecine ne peut que renforcer et étendre le mal qu’elle prétend éradiquer. Le racisme sous toutes ses formes, parce qu’il est une négation de l’universalité de l’humanité, ne saurait, en effet, être véritablement combattu qu’au nom de principes universalisables et par des mobilisations qui transcendent toutes les « communautés » (11).
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(1) Sur la position des libres de couleur en Martinique à l’époque révolutionnaire, cf. la contribution à deux voix des historiennes martiniquaises, Elisabeth Landi et Silyane Larcher, « La mémoire coloniale vue de Fort-de-France ».
(2) Laurent Dubois, « Histoires d’esclavage en France et aux États-Unis ». L. Dubois est l’auteur de deux livres en français sur l’histoire des Antilles françaises au temps de l’esclavage.
(3) Cité par Patrick Weil, « Politique de la mémoire : l’interdit et la commémoration ». À noter que P. Weil se prononce pour sa part en faveur de la loi Taubira. P. Weil, directeur de recherches au CNRS, est spécialiste des questions d’immigration.
(4) Fred Constant, « Pour une lecture sociale des revendications mémorielles ‘victimaires’ ».
(5) Michel Giraud, « Le malheur d’être mal partis ». M. Giraud est membre du Centre de Recherches sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe, (CRPLC, Université des Antilles-Guyane, Martinique).
(6) Dany Joseph Ducosson, « Un nationalisme de parade en Guadeloupe ».
(7) « Quelle mémoire de l’esclavage ? », table-ronde avec Daniel Maximin, Stéphane Pocrain et Christiane Taubira. Cette dernière est députée de Guyane.
(8) D’« autres » réparations, car l’on peut considérer à bon droit de que les faveurs consenties par la métropole (surrémunérations, défiscalisations, subventions spécifiques) depuis des lustres constituent déjà des réparations matérielles pour les crimes passés. Elles expliquent en tout cas que la tentation de l’indépendance ait aujourd’hui disparu de l’Outre-Mer français.
(9) L’expression est de Stéphane Pocrain, vice-président de la Fédération des associations antillo-guyanaises (FAAG), dans sa contribution à la table-ronde « Quelle mémoire de l’esclavage ? ». Le footballeur d’origine guadeloupéenne (et membre du Haut-Conseil à l’intégration) Lilian Thuram souligne pour sa part, dans l’entretien qu’il a accordé aux rédacteurs de la revue, le risque de « victimisation ».
(10) Cf. sur cette question, Jacky Dahomay.
(11) M. Giraud, « L’arbre et la forêt. À propos de quelques polémiques récentes ».