Scènes

Théâtre : Octobre aixois.

Un Malade imaginaire « moliéresque »

On peut traiter le Malade imaginaire de bien des façons. Nous avions vu cette année en Avignon une mise en scène remarquablement dynamique par le Théâtre du Kronope, en forme de comedia del arte, avec masques et costumes d’époque. Le hasard nous a conduits à assister au Théâtre du Jeu de Paume, à Aix-en-Provence, à la même pièce montée dans un esprit complètement différent par une compagnie marseillaise, Didascalies and Co. Exercice passionnant puisqu’il visait à rendre compte de l’ensemble des intentions de Molière dans cette pièce.

Le Malade imaginaire est d’abord une pièce comique : nous ne serions pas, sinon, chez Molière. Mais c’est une comédie dramatique. Lorsque Molière l’écrivit, il était lui-même malade et l’on se souvient peut-être qu’il fut pris d’une sorte de convulsion au moment de prononcer le mot « juro » (« je jure ») dans la dernière scène, celle de la cérémonie farce au cours de laquelle Argan, le malade joué par Molière lui-même, est intronisé médecin. Molière termina la comédie comme il put et mourut dans les heures qui suivirent. Son point de vue sur la médecine n’était donc plus tout à fait celui des pièces précédentes où il avait moqué la fausse science médicale. À Béralde, son frère, qui ne cesse de brocarder les médecins de son temps, Argan-Molière oppose désormais un argument de bon sens : « Il est aisé de parler contre la médecine quand on est en pleine santé » ! Enfin cette pièce poursuivait un objectif politique : il s’agissait pour Molière de rentrer en grâce auprès de Louis XIV après sa brouille avec Lulli qui était, lui, resté le favori du roi. C’est ce dernier point qui explique le prologue grandiloquent à la gloire du monarque. Exemple :

« LOUIS fait à nos temps, par ses faits inouïs,

Croire tous les hauts faits que nous conte l’histoire

Des siècles évanouis.

Mais nos neveux, dans leur gloire,

N’auront rien qui fasse croire

Tous les beaux faits de LOUIS. »

Molière ne parvint pas à ses fins. La musique qui accompagne les morceaux d’opéra-bouffe fut commandée à Marc Antoine Charpentier au lieu de Lulli et le roi ne vit jamais la pièce qui lui était pourtant primitivement destinée.

Renaud Marie Leblanc a choisi de ne rien sacrifier de ces trois facettes de la pièce de Molière. Ce parti, qui est tout à son honneur, est aussi à l’origine de certaines faiblesses du spectacle, à commencer par sa longueur excessive (presque trois heures d’horloge). Le prologue à la gloire du roi, en particulier, sans aucun lien avec la suite et traité sur un mode qui hésite entre le sérieux et le parodique, n’a d’intérêt que pour qui s’intéresse à l’histoire du théâtre. De même, toute la partie du premier intermède où Polichinelle est interrompu par des violons (ici remplacés par une musique assourdissante) s’étire inutilement. Molière avait voulu que Le Malade fût une « comédie mêlée de musique et de danse ». Or, faute de moyens, peut-on supposer, toutes les parties dansées ont été supprimées par R. M. Leblanc. Du coup les intermèdes musicaux semblent bien pauvres. Une impression qui n’est pas contredite par le second intermède, celui des Égyptiens (« vêtus en mores » (sic) comme indiqué par l’auteur). Faute d’être allé au bout de ses intentions, le metteur en scène laisse le spectateur sur sa faim et l’on se prend à rêver d’un Malade qui serait monté à l’Opéra comique suivant les indications de Molière.

De gauche à droite : R. M. Leblanc, M. Tanguy, A. Lévy, S. Naudou, S. El-Karoui et R. Mitou

Les nombreux rôles que comporte la pièce sont distribués entre huit comédiens, d’inégal talent. Fort heureusement Richard Mitou, campe un Argan des plus convaincants, avec ses colères, sa rouerie, son inquiétude devant la maladie et la mort et surtout son immense besoin d’être aimé. Par contre la jeune interprète d’Angélique fait preuve d’un peu trop de fébrilité, cependant qu’Anne Lévy, en Toinette, n’a pas tout à fait la truculence souhaitée pour son personnage. Il faut dire que nous avons assisté à l’une des toutes premières représentations de cette création, ce qui laisse aux comédiens une importante marge de progrès.

La photo permet de se faire une idée du décor et des costumes. La scénographie d’Olivier Thomas se résume pour l’essentiel à deux murs formant un angle droit qui pointe vers le fond du plateau. Les murs et le sol sont rouges. Les comédiens entrent et sortent par quatre portes métalliques (dont deux sont visibles sur la photo), façon ascenseur. Un moment particulièrement réussi est celui où apparaît la petite Louison (à nouveau Anne Lévy), toute de blanc vêtue, à travers une vitre jusqu’ici dissimulée au fond du dispositif.

Louison et Argan

Les costumes (signés Patrick Murru et Sandra Ponponio), cherchent un compromis entre la tradition et le modernisme dernier cri : amples robes blanches des docteurs, dominante de rouge chez les femmes (en dehors de Louison dont la robe blanche symbolise l’innocence) avec une coupe particulièrement tendance pour Angélique, tenue de cavalier de fantaisie pour Cléante et débraillé chic pour un Argan en pyjama noir.

Le décor comme les costumes signalent que R. M. Leblanc a construit son Malade dans le souci de rester le plus fidèle possible à Molière, sans vouloir brider pour autant son identité d’homme de théâtre du XXIe siècle. Le résultat est certes perfectible, comme on l’a déjà noté. Il ne manque en tout cas  pas d’intérêt.

Un Tartuffe moderniste

Changement complet de genre avec le Tartuffe monté par Gwenaël Morin, l’animateur du « Théâtre Permanent » (dont le principe est de fonctionner justement « en permanence » avec au moins un événement – répétition, cours spectacle – par jour), en visite avec sa troupe au Bois de l’Aune, théâtre de la périphérie aixoise. Pas de décor, sinon une reproduction en noir et blanc du Radeau de la Méduse, pour réduire la profondeur de la scène. Quasiment pas d’accessoires en dehors de l’inévitable table sous laquelle Orgon devra se dissimuler pour se convaincre enfin de la fourberie de Tartuffe. Pas de costumes, des habits d’aujourd’hui, néanmoins choisis pour correspondre au personnage : Orgon et Tartuffe en manteaux noirs, Orgon portant en outre une chemise et une écharpe qui le classent parmi les gens qui « possèdent du bien » (comme on dit) ; Damis (Ulysse Pujo) en short pour marquer sa qualité de fils de la maison ; Mariane (jouée comme Tartuffe par Julian Eggerickx) affublée d’une perruque ; Mme Pernelle (jouée par Grégoire Monsaingeon qui interprète par ailleurs Orgon) cachée sous un drap gris. Tous les rôles, à l’exception de celui d’Elmire sont donc tenus par des hommes. Renaud Béchet, qui joue Dorine, la servante, est le seul à n’avoir rien dans son accoutrement qui puisse faire croire qu’il interprète un rôle féminin.

Ce qui frappe d’abord dans cette mise en scène du Tartuffe (qui escamote le dernier acte et se termine donc sur le triomphe du méchant), c’est son énergie, les comédiens pratiquement toujours en mouvement, la manière qu’ils ont de s’empoigner, ou de sauter sur la table qui devient pour eux une tribune improvisée. Leur phrasé est également remarquable : souvent parodique, sans que – étrangement – cela ôte quoi que ce soit aux vers de Molière. Seule l’unique comédienne (remplaçante à en croire le programme) qui est chargée de porter le rôle d’Elmire paraît aussi peu à l’aise dans sa diction (elle ne parvient pas à porter sa voix) que dans son jeu.

G. Monsaingeon, J. Eggerickx et U. Pujo

G. Morin n’hésite pas à forcer le trait : voir par exemple la manière dont Orgon agresse physiquement sa fille pour lui imposer sa volonté (à cet égard, il n’est pas innocent de la part du metteur en scène de faire jouer Mariane et Tartufe par le même comédien, puisqu’ils sont, suivant l’interprétation qui nous est proposée, simultanément la cible des amours pathologiques d’Orgon). Car G. Morin est un homme de notre temps, aussi à l’aise dans la rhétorique du théâtre contemporain (« psychanalyser » les personnages en fait partie) que dans sa syntaxe (avec, par exemple, l’introduction d’un « objet récurrent », une chandelle qui passe de mains en mains et ne cesse de s’éteindre, motivant à chaque fois l’intervention précipitée de Dorine).

Sur le fond, Le Malade imaginaire et Tartuffe abordent le même thème, celui d’un bourgeois un peu bêta, sous la coupe d’un individu sans scrupule. Dans les deux cas, notre bourgeois est décidé à laisser sa fille – et la dot qui va avec – à celui dont il est la victime consentante (plus précisément, dans le cas du Malade, à son neveu, le jeune Diafoirus). Nonobstant cette architecture commune, les deux pièces sont aux antipodes l’une de l’autre. Alors que Molière est usé et malade lorsqu’il écrit Le Malade, en 1673, Tartuffe, qui date de 1664, est le chef d’œuvre d’un Molière au faîte de sa puissance créatrice (si tant est qu’il en soit vraiment l’auteur, puisqu’un doute subsiste toujours à cet égard, comme pour Le Misanthrope, autre chef d’œuvre qui paraîtra peu après !)

Pour juger de cette dissemblance, il suffit de prendre deux situations identiques. Voici comment Orgon rabroue son beau-frère Cléante lorsque ce dernier essaye de le détourner de Tartuffe :

« Oui vous êtes sans doute un docteur qu’on révère ;

Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;

Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,

Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ;

Et près de vous, ce sont des sots que tous les hommes. »

Et voilà comment Argan cherche à clouer le bec à son frère, Béralde, qui veut, quant à lui, l’éloigner des médecins :

« Hoy ! Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces Messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet. »

Cela commence presque de la même façon, par un alexandrin où se retrouve le mot « docteur » : « Oui vous êtes sans doute un docteur qu’on révère » et « Vous êtes un grand docteur à ce que je vois ». Néanmoins le premier est un vrai alexandrin classique, majestueux, avec la césure à l’hémistiche, tandis que le second est un simple alexandrin de hasard, noyé dans la prose de la réplique, et bien plus plat.

Il n’y a pas d’intermède, pas de musiciens ni de danseurs dans Tartuffe. C’est un drame de l’aveuglement, empreint d’une fureur que les mises en scènes habituelles peinent à montrer mais qui éclate comme autant de coups de tonnerre dans l’interprétation de G. Morin et de sa troupe.

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Le lendemain, Le Théâtre Permanent présentait une autre des pièces de son répertoire, l’Antigone de Sophocle. Un texte qui fait tellement partie de l’histoire du théâtre, un texte si souvent revisité qu’on n’est pas surpris que G. Morin ait voulu lui aussi s’y confronter. Il a confié à Julian Eggerickx le rôle d’Antigone et à Renaud Béchet celui d’Ismène. Et pour faire symétrie, sans doute, c’est une comédienne, Virginie Colemyn, qui endosse la tenue de Créon ! Cette inversion des sexes qui fonctionne très bien dans Tartuffe ne peut être rendue responsable de l’ennui que nous avons éprouvé, mais plutôt la mise en scène, très statique, avec des personnages figés qui s’envoient, ou plutôt se crient leur répliques d’une extrémité à l’autre du plateau. Même si cela s’arrange un peu vers la fin, grâce en particulier à une utilisation astucieuse de quelques accessoires judicieusement choisis, on a du mal à croire que cette Antigone, si pesante, ait été montée par le même homme que Tartuffe.

Un Sacre du printemps participatif

Quelques jours après le Théâtre Permanent, le Catalan Roger Bernat était invité dans cette même salle du Bois de L’Aune pour présenter sa version du Sacre du printemps « d’après Pina Bausch ». Ce metteur en scène catalan-espagnol ne manque pas de culot : il en faut pour convier à un « spectacle » des gens pas vraiment prévenus qu’ils en seront les seuls acteurs. Le texte promotionnel n’était pas vraiment explicite à cet égard : « Dans cette adaptation très décalée d’un ballet devenu mythique, chacun est invité à devenir danseur. Qualités requises : une paire de pieds, de bonnes oreilles et une belle capacité de jeu ». On sentait bien, à lire le programme qu’il faudrait participer mais l’on n’était pas obligé de deviner qu’il n’y aurait aucun professionnel sur la scène, que tout reposerait sur les spectateurs. Enfin, pas vraiment tout, puisque les acteurs improvisés sont guidés par des consignes très précises d’un bout à l’autre de cette chose pas vraiment identifiée qu’on hésite à appeler un ballet. Des acteurs qui n’en sont pas, pas de dialogues mais une voix off qui raconte sur un fond de musique, cela peut tout aussi bien s’appeler du théâtre expérimental.

Chacun reçoit à l’entrée un casque sans fil. Il entend ainsi non seulement la musique de Stravinsky mais encore, se superposant à elle, une voix qui, tout au long du spectacle, lui indiquera ce qu’il doit faire. Si tout le monde recevait les mêmes consignes, ce serait tristement ennuyeux. Mais, d’une part, les spectateurs sont divisés en deux groupes, ce qui rompt la monotonie en permettant des mouvements conjugués (et ce qui permet accessoirement de se reposer pendant que son groupe n’est pas sollicité) et, d’autre part, de temps à autre, la voix commande à un individu de se détacher, sans préciser lequel, bien sûr, afin d’effectuer un « solo ». Or tout cela fonctionne à peu près correctement : les groupes respectent plus ou moins les consignes et il y a toujours des personnes suffisamment extraverties pour se lancer dans les solos.

Le résultat est très ludique ; on ne s’ennuie jamais, ce qui est déjà un très bon point. Evidemment, il est difficile de parler de danse. S’il y avait dans la salle (qui est au départ un gymnase que l’on a laissé pour la circonstance totalement dégagé – alors que des gradins avaient été montés pour le Tartuffe) des personnes un peu entrainées aux figures de la danse moderne ou classique, elles ne se distinguaient pas vraiment, le soir où nous avons assisté-participé à cette étrange expérience. Mais la musique était belle, la voix qui transmettait les consignes n’était pas désagréable et tout le monde avait l’air content d’être là et de s’agiter un peu. Ceci dit, on comprend pourquoi on est prévenu à l’entrée que les photos et les films sont interdits. Une tentative de ce genre ne peut avoir de chance de plaire que sur l’instant et pour ceux qui en font partie.

Seul en scène

Un comédien allemand qui s’emploie à faire connaître à des Provençaux un auteur irlandais traduit en français : pourrait-on trouver image plus positive de l’Europe d’aujourd’hui ? Même s’il est bien oublié aujourd’hui en dehors de son pays, William Butler Yeats (1865-1939), ne fut pas seulement une figure importante des lettres irlandaises en raison de ses positions ouvertement nationalistes. En lui décernant le prix de littérature (1923), le jury du Nobel a reconnu dans son œuvre de poète, dramaturge et fondateur du « Celtic revival », « une poésie toujours inspirée, dont la forme hautement artistique exprime l’esprit d’une nation entière ».

Hanrahan le Rouge se présente comme un conte à épisodes. Il met en scène un instituteur de la campagne irlandaise, qu’une destinée tragique contraint à devenir un barde vagabond. C’est que, confronté à la « reine de la montagne », une femme (une fée ?) à la mystérieuse beauté, il s’est montré trop pusillanime pour la conquérir ! Marqué à vie par cet échec, il erre de village en village, offrant aux paysans ses chansons contre un peu de pain. Le texte, entrecoupé de chansons, raconte les malheurs de Hanrahan. Michael Zugowski a retenu un certain nombre d’épisodes qu’il raconte donc en français ; quant aux chansons, qui sont versifiées, faute de disposer d’une traduction qui rende leur force poétique, il les interprète dans leur version originale irlandaise, en s’accompagnant lui-même à la guitare. C’est sans doute là, pour le spectateur français, le point faible de ce spectacle, car même si la musique est belle, bien chantée et bien accompagnée, il est incontestablement frustrant d’être privé du sens de ces poèmes.

Michael Zugowski

Pour le reste, on ne peut qu’admirer la manière dont Michael Zugowski fait vivre le conte sur la scène. Élève à Paris d’Étienne Decroux (qui fut le professeur du mime Marceau), il excelle dans les évocations purement gestuelles (comme sur la photo, où il mime la course). Mais sa diction est également sans défaut et sa pointe d’accent germanique, loin de gêner, ajoute au contraire une touche de réalisme à un récit qui se déroule dans une lointaine contrée étrangère.

Michael Zugowski produit plusieurs spectacles par an, certains en solo, d’autres pas, dans le petit théâtre Au Douze, le lieu d’enseignement et de création qu’il a ouvert à Aix-en-Provence en 2007.

Théâtre universitaire

Le théâtre Antoine Vitez est installé dans l’un des bâtiments de l’Université de Provence (qui regroupe à Aix toutes les sciences humaines). On y donne principalement des spectacles amateurs. Génération(s), d’après des textes de Ronan Chéneau, était une reprise de l’année précédente, ce qui a certainement contribué à l’aisance démontrée par les treize comédiens, pour la plupart des étudiants aixois, présents sur la scène. Pas d’hésitation, pas de temps mort dans une représentation… qui semble pourtant s’étirer abusivement.

Génération(s)

La pièce, néanmoins, commence très fort : les treize comédiens sont alignés sur le devant de la scène, immobiles, et on les entend s’exprimer à tour de rôle en voix off. C’est une litanie dont chaque phrase commence par « je suis de la génération qui… » et se poursuit par l’un des nombreux lieux communs censés caractériser la jeunesse d’aujourd’hui, parfois contradictoires comme la consommation insatiable et la hantise du chômage. Ce prologue est enlevé, souvent drôle (par exemple : « je suis de la génération qui a été mal orientée par les conseillers d’orientation » !), ce qui laisse bien augurer de la suite. Celle-ci, hélas, est loin de tenir ces promesses. Car les comédiens qui monologuent les uns après les autres (les dialogues étant quasi inexistants) ont beau connaître leur texte et faire preuve de l’aisance qu’on a dite, ils ne parviennent que trop rarement à nous captiver. La mise en scène est à incriminer en premier, qui ne se hasarde pratiquement jamais à faire « jouer » les comédiens : ceux-ci se contentent la plupart du temps de se planter sur le devant de la scène lorsque leur tour est venu de réciter leur monologue. Seule une comédienne se détache du lot, qui occupe tout l’espace et joue sans complexe de son corps. De quoi nous faire encore plus regretter que les autres soient cantonnés dans un jeu aussi plat. Cette comédienne a par ailleurs la chance d’avoir le texte le plus drôle (où revient sans arrêt comme un refrain : « je suis métaphysique »), ce qui n’est pas le cas de la plupart des autres monologues, encombrés de trop de lieux communs (dont nous avions épuisé les charmes dans le prologue).

Les Citrouilles d’Alain Badiou étaient également au programme du théâtre Antoine Vitez en ce mois d’octobre. Tout philosophe et gauchiste qu’il est, A. Badiou se révèle un auteur de théâtre ni pesant ni sectaire. La pièce est d’autant plus intéressante qu’elle est de bout en bout une réflexion sur le théâtre, sur ses acteurs, sur le message qu’il véhicule et sur le public, si homogène socialement, qu’il parvient à drainer. Tout cela traité en farce, avec ce que cela implique de vulgarité voulue.  La première partie, la plus réussie, se déroule sur l’avant-scène entre trois personnages, la ministre de la culture, un certain Ahmed, immigré à la vaste culture théâtrale, et sa doublure, laquelle, à défaut de remplacer cet Ahmed, jamais malade, est devenue sa monture. Il est question de se rendre aux enfers afin de rencontrer Claudel et Brecht, histoire de faire mieux connaître à la ministre le secteur dont elle est chargée.

Les Citrouilles

Cette première partie, sans temps mort, n’est pas que drôle. Badiou y décrit par exemple le théâtre comme cinq arbres alignés (*) : les « poèmes » (les textes), le public, les « artistes » du théâtre (comédiens ou autres), les financiers et enfin – last but not least serions-nous tentés d’ajouter – les critiques (qui font tomber leurs « feuilles » sur les spectacles). Quelqu’un, nous explique Badiou, qui serait placé dans le même alignement que les cinq arbres ne voit normalement que le premier. Ce n’est que si celui-ci n’est pas assez bien garni qu’il apercevra les suivants. Or, comme on l’a vu, ce premier arbre est celui des textes (ou des auteurs) : Badiou affirme ainsi que le succès d’une pièce repose avant tout sur le texte, une opinion que nous avons eu également, quoique plus modestement, l’occasion de défendre, ici ou ailleurs.

Prolongeant la métaphore, on réfléchit que les finances ne sont, pour Badiou, que la dernière roue du carrosse (air connu : « l’intendance suivra !»), tandis que les critiques seraient tout au plus pour lui une roue de secours, capable cependant de sauver un spectacle a priori promis à l’échec (pauvres de nous !)

Comme pour Génération(s), ces Citrouilles tiennent mal la longueur (or la représentation dure plus de deux heures). La tension baisse, en effet, dès que le trio du début arrive aux enfers et rencontre un certain nombre d’individus qui ont fait l’histoire du théâtre, chacun à sa place, humble ou glorieuse. L’histoire se disperse, les comédiens aussi (ils sont neuf désormais, deux garçons et sept filles) ; le rythme du jeu ralentit en même temps que l’intérêt du spectateur. Comme pour Génération(s) encore, les interprètes sont des amateurs, des étudiants et cela se sent. Mais, contrairement à Génération(s), le texte d’A. Badiou pourrait faire un bon spectacle, à condition que la mise en scène soit plus exigeante, les comédiens plus aguerris, et au prix de quelques coupures.

(*) À comparer avec les six éléments de la tragédie énumérés dans la Poétique d’Aristote, à savoir « l’histoire, les caractères, l’expression verbale, la pensée, la mise en scène et le chant ». Une liste que le Stagirite décomposait en trois catégories : les « moyens » de l’imitation (expression verbale et chant), la manière (mise en scène) et enfin les objets (histoire, caractères et pensée).

Aix-en-Provence, octobre 2011.