Contrairement à ce que pensent certains esprits chagrins, l’emprunt n’est pas une « pollution ». L’emprunt provient souvent de la nécessité de trouver un mot pour désigner un objet ou un concept nouveau. Parfois aussi, l’emprunt n’est que le simple effet du contact de deux langues sur le même territoire. Enfin, il correspond parfois aussi à un besoin d’expressivité : dire les choses de façons plus originales, plus frappantes, en utilisant les termes d’une autre langue.
La nécessité d’emprunter provient souvent de la supériorité technique de la civilisation à laquelle on emprunte. C’est ce qui se passe avec les très nombreux emprunts que le monde occidental fait à l’arabe au Moyen Age. Les Arabes, héritiers entre autres de la culture grecque, ont en effet été très en avance sur leur temps dans les domaines de la médecine, de l’alchimie, des mathématiques et de l’astronomie. Certains des termes qui sont passés en français à partir du latin scientifique médiéval avaient d’ailleurs d’abord été empruntés par l’arabe au grec : alchimie, arabe al kimiya, provenant du grec khêmia ; alambic, arabe al anbiq, du grec anbix, par exemple.
Les emprunts à l’arabe au Moyen Age n’ont pas été le fait du seul français : ils sont le plus souvent passés par l’Espagne ou l’Italie. Ce sont surtout des emprunts de type technique : algèbre, chiffre et zéro (même origine, l’arabe sifr : ‘zéro’), alambic, alchimie (puis chimie par suppression de l’article al), sirop, zénith, camphre, alcool et si des noms de plantes comme épinard, estragon, safran, ont aussi été empruntés c’est que ces plantes s’utilisaient en médecine.
Les emprunts faits sur place pendant les Croisades (langues en contact) sont beaucoup plus rares. Citons cependant le mot médiéval meschine (arabe miskin : ‘humble, pauvre’) qui a désigné, dans l’Orient des croisades d’abord, puis en France, la jeune servante et par extension la jeune fille. Le mot a disparu, mais au début du XVII° siècle, on a emprunté à nouveau, sous la forme mesquin un terme, meschino (‘avare’), que les Italiens avaient eux-mêmes reçu de l’arabe.
D’autres doublets (mots ayant la même origine) proviennent de mots empruntés plusieurs fois, à des époques différentes, comme les doublets amiral et émir, tous deux venus de l’arabe amir : ‘chef’. Amiral apparaît le premier, dès la Chanson de Roland, sous les formes amiralt, aumirant et désigne d’abord un chef sarrasin ; il prend le sens de ‘chef de la flotte’ sous influence sicilienne. Emir est emprunté au XIII° siècle et garde le sens de ‘prince musulman’.
La seconde vague d’emprunts à l’arabe a eu lieu au XIX e siècle, dans les débuts de la colonisation, pendant les guerres coloniales : ce sont des termes d’argot militaire comme caoua (café), toubib, gourbi, klebs, complètement démodés de nos jours car ce sont, en général, les termes d’argot qui s’usent le plus vite (klebs, cependant été conservé, francisé en l’argotique clébard). Nés d’un besoin d’expressivité, les mots d’argot perdent leur force dès qu’ils entrent dans le langage courant. Et ce d’autant plus qu’en l’occurrence, ces termes avaient une connotation plus ou moins méprisante. D’autres sont entrés dans la langue, parfois en changeant de sens comme souk qui désigne plutôt le désordre (Quel souk !) smala, famille nombreuse (Il est venu avec toute sa smala), ramdam : joyeux tapage (C’est fini, ce ramdam ?). D’autres enfin, restent tels quels parce qu’ils correspondent à des éléments civilisationnels. On en trouverait beaucoup, je ne citerai ici que deux exemples burnous, terme d’habillement et médina, qui désigne une réalité urbaine spécifique des villes du Maghreb.
Quelques emprunt sont cependant antérieurs à la colonisation et proviennent de l’arabe à travers ce que l’on a appelé la lingua franca, langue véhiculaire composite, sorte de sabir formé par un mélange d’arabe, de français, d’italien et d’espagnol, longtemps utilisé, du Moyen Age au XIXe siècle, dans les ports de la Méditerranée par les marins, pour les échanges commerciaux. C’est le cas de macach bono, que j’ai trouvé sous la plume d’auteurs un peu vieillots, ou du sinistre mouquère, emprunté d’abord par l’arabe à l’espagnol mujer et qui est attesté à Alger avant la conquête sous la forme mouchera avec le sens d’épouse.
Les années soixante ont vu se populariser en France la cuisine maghrébine, la langue française a alors emprunté les mots correspondant aux plats : couscous, tagine, tchoutchouka, merghez, méchoui. C’est là un fait très courant, ainsi toutes les langues du monde ont emprunté au français et adapté à leur prononciation des termes culinaires comme croissant, marron glacé, entrecôte, crêpe, omelette ; le français, pour sa part, a emprunté à l’américain des termes comme hot dog ou hamburger, à l’espagnol, comme paella ou gaspacho, etc.
De nos jours, une troisième vague d’emprunts se généralise à partir du contact des langues dû à l’immigration. Ce ne sont plus des termes désignant des objets ou des êtres humains, mais des expressions comme fissa, oualou, inch’Allah (largement employé par des non-musulmans), mektoub, pas bézef, un chouia… Quelques termes sont aussi entrés par l’argot des truands : un chouf, la baraka, la shkoumoun (qui a même été le titre d’un film policier déjà ancien).
On peut aussi noter un emprunt d’ordre phonétique, assez instable d’ailleurs, car le français résiste : la prononciation en verlan du son noté par eu, beaucoup plus fermé qu’en français dans des mots comme feuj, meuf, teuf, keuf etc. J’ai moi-même constaté, entre les années 80 et nos jours, l’évolution du mot beur, dont le eu se prononçait dans les premières années de son apparition avec un eu fermé comme dans peu, bleu, alors qu’aujourd’hui, complètement capté par les habitudes du français, il se prononce comme beurre et a même a été féminisé au moyen d’un suffixe français -ette. Toujours à propos du verlan, on remarquera que la voyelle centrale des mots précédemment cités, celle que note les lettres eu, ne correspond pas à celle des mots d’origine : juif, femme (prononciation fame), (A)rabe, flic : la voyelle du verlan provient de la neutralisation des voyelles dans le système phonétique arabe.
Je ne parlerai pas ici des emprunts à l’arabe qui foisonnent dans le français d’Algérie, une langue savoureuse qui finira par se perdre. Ces emprunts sont si nombreux qu’il y aurait là le sujet d’un autre article (voir un livre très documenté sur la question, la thèse de A. Lanly Le français d’Afrique du Nord, P.U.F, 1962).
Je ne parlerai pas non plus, et c’est dommage, des emprunts de l’arabe maghrébin au français, n’étant pas qualifiée pour cela. Une de mes étudiantes, Farida Tighanimine, avait fait, à ma demande, une excellente petite étude sur l’arabe du Maroc : elle montrait comment le plus gros stock d’emprunt était constitué, non de termes techniques (quoique latriciti…), mais plutôt administratif (latrite). Elle montrait aussi qu’il s’agissait d’emprunts à part entière, qui s’étaient intégrés dans la langue arabe « dialectale » en adoptant son phonétisme et sa morphologie.
En conclusion de cet article, né d’un coup de colère contre les « puristes » de toutes sortes qui s’imaginent qu’il faut préserver une langue en la gardant telle qu’elle était prétendument dans un passé mythique – ce qui va le plus souvent de pair avec un conservatisme, pour ne pas dire un obscurantisme, dans les choix politiques – j’espère avoir démontré
- que les emprunts sont une nécessité dans la vie des langues, qui savent très bien les adapter à leurs structures,
- que, bien que très commandés par l’histoire, ils n’ont, dans la majeure partie des cas, pas de rapport avec l’infériorisation d’un peuple dû à une colonisation,
- et que les emprunts inutiles qui encombrent les langues, après avoir été un temps à la mode pour leur expressivité, finissent par disparaître sans qu’on ait à s’en soucier ni a s’en irriter !