1/ Dès les premières pages de votre livre, vous citez des auteurs que vous admirez mais aucun de ces emprunts n’est placé entre guillemets Pour quelles raisons ?
Plusieurs raisons. Prenant exemple sur quelques-uns de mes illustres prédécesseurs comme Diderot ou Lautréamont, je m’approprie sans vergogne les textes des autres. Chaque chose appartient à qui la rend meilleure, disait Brecht. Je n’ai bien entendu pas la prétention de rendre meilleurs les textes cités, mais je leur donne une autre visibilité. Autre raison, esthétique : je n’aime pas la forme de ces petits harpons qui mordent la chair vive d’un écrit. Sortant d’une opération chirurgicale, m’ont suffi bistouris et agrafes diverses. Raison plus sérieuse : ma volonté de faire du texte une nappe fluide où se fondent les voix. Et puis je n’aime pas le mot citation à cause de l’expression : « citation à comparaître ». Enfin, ces textes relevés, je les arrange souvent à ma façon. Mais, politesse élémentaire, je signale toujours le nom des écrivains mis à contribution. En fin de volume, pour les textes mis en italiques, je livre les noms des auteurs des extraits. Mais en vrac. Au lecteur de jouer : trouver à qui appartient le texte.
2/ Ce titre : La balance des blancs. S’agit-il de la balance entre Eros et Thanatos ?
Entre Éros et Thanatos, entre jour et nuit, bien et mal, hommes et femmes, blanc et noir, Noirs et Blancs, vie sexuelle et nuit sexuelle, orient et occident, écrit et image, instant et éternité…
3/ Nous sommes le 18 juin 2007. Le narrateur va être opéré d’un cancer de la prostate. Il sait que la plaie que va engendrer cette opération est « une petite crevasse où un monde va s’engouffrer et disparaître ». Quel monde ?
Le sien, celui où il a été jeté, celui que j’appelle polémiquement « le fatras occidental ». Tous ceux qui y sont passés le savent, l’annonce qui vous est faite de ce mal, de ce mal-là, ne vous engage pas dans une expérience anodine. Outre le charcutage de votre chair, vous savez désormais que l’inéluctable horizon de la mort dont tout être humain a le savoir s’est possiblement rapproché. On n’est plus dans l’abstrait, dans les nuages de la métaphysique. Quand, en plus, pour un homme, c’est son éros qui risque de morfler, comment éviter que ne se produise dans sa vie un véritable basculement, une remise en cause de ses croyances, de ses certitudes, de sa conception de l’existence, notamment de la sexualité qui en est le moteur même. On s’est depuis toujours beaucoup intéressé à la sexualité de la femme, à ce fameux « continent noir » dont a parlé Freud. En revanche, la sexualité masculine a été bizarrement négligée et me semble bien mal connue, autant par les femmes que par les hommes eux-mêmes. Je m’interroge sur ce symptôme dans un chapitre du livre titré Au cœur du phallos. Quand le noyau radioactif d’un sujet humain, le sexe, est touché, sa grille de lecture, aussi bien de la littérature en général, mais aussi de l’histoire où il a été plongé, de sa propre histoire, s’en trouve durablement changée. Il y a une réactivation étrange de la mémoire des événements qu’il a vécus, des engagements qui furent les siens, et, paradoxalement, le désir de brûler ces « broussailles » de son être, voire les « ordures » d’une histoire, d’une civilisation. Un des thèmes insistants du livre est la tentation de l’Orient, le désir de fuite, de lointain exil, qui a taraudé nombre d’écrivains ou d’artistes de notre Occident : Baudelaire, Rimbaud, Nerval, Melville, Gauguin, Segalen, Artaud, Leiris, Massignon, Nizan, Genet, Barthes… Leur rêve, pour la plupart, s’est souvent fracassé sur le dur roc du réel. Mon narrateur, pour ne pas suivre leur trace, lassé de ce va-et-vient est-ouest, ce n’est plus vers le mythique soleil de l’Orient (il revient d’un séjour en Iran) ni vers les lumières de notre Occident qu’il décide de partir, mais vers leur négatif, leur trou noir, là où l’occidental blanc perd tous ses repères, le vaste trou noir de l’Afrique noire. Les dernières pages du livre sont un hymne à la beauté d’une femme noire. Le narrateur quitte l’espace occidental sans colère, sans ressentiment, sans pathos. Il pourrait se contenter dire avec Céline : « Au revoir et merci ».
4/ Vous écrivez que ce ne sont pas les mains des médecins qui ont tracé cette cicatrice sur votre abdomen mais le temps lui-même.
Plus encore que l’intrusion d’une main étrangère dans vos entrailles, la plongée dans la nuit de l’anesthésie, qui n’est pas le noir du sommeil, un sommeil même profond, mais celui sans doute proche du néant de la mort, vous fait entrer dans une autre dimension du temps. Georges Bataille parle de cette expérience qui consiste à se « désinsérer » du temps, Tchouang-tseu, lui, dit, se «désentraver » de la trame du temps. Ce n’est pas une renaissance, mais une délivrance. Délivrance intérieure, psychique, spirituelle…, délivrance de tout ce qui vous encombrait. Que la cohorte des « belles âmes » hégéliennes, les professeurs de « moraline » (indemnes de toute ordure en eux, n’est-ce pas ?) les pleureuses humanistes, les écrits d’écrivains autoproclamés, fassent partie du lot à déposer au premier coin de rue, rien d’étonnant à cela.
Comme Saint-Evremond que vous citez, l’étreinte entre deux amants est pour vous le signe de l’éternité d’un seul instant, « le temps des temps » ?
« L’instantané est la plus divine de toutes les catégories, ce qui n’arrive pas à l’instant vient du malin », affirme Kierkegaard. De l’oublier, l’Occident a été réduit à un triste tombeau sans joie, constate-t-il. C’est aussi ce tombeau sans joie qu’abandonne le narrateur de mon livre. À savoir une conception du temps où celui qui devient le plus malheureux des hommes espère ce qui se trouve derrière lui et ne se ressouvient que de ce qui est devant lui. C’est l’individu jamais présent à lui-même. Sinistre portrait que nous dresse de lui Kierkegaard : il ne peut vieillir car il n’a jamais été jeune, il ne peut devenir jeune, car il est déjà vieux, il ne peut mourir car il n’a pas vécu, il ne peut vivre car il est déjà mort, il ne peut aimer car l’amour est toujours au présent. Le noir absolu de l’anesthésie, une cicatrice sur l’abdomen, une coupure dans le fil linéaire du temps, et à votre réveil, les amis de la douleur, les élus de la souffrance, les amants malheureux, vous n’avez plus envie de voir leur face d’apôtres de la tristesse. À ces figures du nihilisme contemporain dont Isidore Ducasse a précocement peaufiné le portrait, j’oppose une figure qui est leur exacte opposé et qui occupe une place centrale dans le livre : Giacomo Casanova. Celui pour qui les bonnes choses, les femmes notamment qui ont traversé sa vie, arrivent sans délai. Heureux signe pour le narrateur quand il apprend le nom de son chirurgien : Casanova. Un praticien aux doigts de fée.
L’un des captivants passages de votre livre (son noyau, son épicentre), concerne les curieux dialogues qui se nouent par-delà les siècles entre Tintoret, son modèle Giulietta, qui pose pour son tableau Suzanne et les vieillards, la biblique Suzanne elle-même, les vieillards voyeurs, et le narrateur…
Vous savez mon intérêt pour la peinture. Tous mes romans sont habités par des homme de l’image, peintres, sculpteurs : Masaccio, Courbet, Picasso, Maillol, Rodin… J’ai repris en le remaniant un texte ancien qui abordait, via un épisode biblique et la vie de Tintoret, le thème de l’amour, de la vieillesse, de la décrépitude physique, et comment l’intensité de la passion amoureuse fait tenir à chaque instant le peintre à la pointe du temps, et comment il réussit ainsi une des plus belles œuvres de l’histoire de la peinture. À la figure de Tintoret, répond dans un autre chapitre titré la Maison du Jouir, la grande figure de Gauguin. Jouir du temps, via les femmes et la peinture, l’Occident blanc européen, colonialiste, le lui fera payer de sa vie. Vous comprenez quel sens politique aussi je peux donner à mon titre : La balance des blancs…