Philippe Norel, L’Histoire économique globale, Seuil, 2009, 264 p.
Il faut bien faire attention à l’article du titre, il ne s’agit pas d’un livre intitulé Histoire économique globale, mais bien L’histoire économique globale. Ainsi, si une première impression pourrait faire penser qu’à côté de la somme de Braudel sur la période XVe-XVIIIe siècle, ou plus récemment du livre de Findlay et O’Rourke faisant l’histoire du commerce mondial sur le dernier millénaire en un gros volume (2007), Philippe Norel a à son tour tenté la gageure de faire l’histoire économique du monde sur les deux derniers millénaires en quelque 235 pages, on ferait une erreur. Il s’agit en réalité d’un livre sur cette nouvelle branche de l’histoire, l’histoire économique globale, et non un livre d’histoire économique globale. Un essai sur la discipline, et pas un manuel d’histoire économique. L’auteur a d’ailleurs à son actif des ouvrages plus épais, comme cette Invention du marché, histoire économique de la mondialisation parue en 2004. Il sait donc de quoi il parle et peut se lancer dans une réflexion, une synthèse, utile en ces temps où l’histoire globale a le vent en poupe. On est ébloui par la diversité de la bibliographie, l’auteur semble avoir tout lu et offre au public français un panorama formidable des débats récents sur l’histoire globale, débats surtout anglo-saxons. La forme est remarquable également, le livre est clair et bien écrit, pas une faute ou coquille dans ces quelque 250 pages. (1)
L’histoire globale veut se détacher de l’histoire centrée sur l’Europe et le monde occidental, revenir notamment à une époque passée où l’Europe était à l’écart des grands flux d’échange, où l’océan Indien et l’Asie occupaient une position centrale. Mais la tendance est grande d’aller trop loin dans le sens du refus de l’eurocentrisme, et de minimiser le rôle de la partie occidentale de l’Eurasie. Notre auteur, à la différence de Findlay et O’Rourke, tombe malheureusement à pieds joints dans ce travers.
Il fait avec raison une critique de l’eurocentrisme qui imprègne les auteurs et les historiens occidentaux, y compris les plus grands, depuis au moins deux siècles, mais tombe vite dans l’excès inverse, en faisant de l’eurocentrisme à rebours, quand il affirme par exemple à plusieurs reprises combien l’Europe était marginale et peu intéressante jusqu’au XVe siècle. On pourrait trouver ce genre de propos sous la plume d’un historien chinois, qu’on serait en droit d’accuser de sinocentrisme… Autrement dit, ce qu’il reproche à Victor Hugo ou à Braudel (pp. 37-38), il le fait en sens opposé, mais de façon tout à fait comparable. Et ce biais se retrouve constamment, comme s’il fallait, en tant qu’Européen, se battre continuellement la coulpe pour le passé : dans l’océan Indien, il s’agit d’une « intrusion » portugaise (p. 54), pas simplement de l’arrivée des Portugais, pourtant les Chinois sont venus d’aussi loin que le Portugal, et eux ne sont pas des intrus. De même, pour éviter cet eurocentrisme, les actions ou comportements des autres sont le plus souvent vus sous un jour favorable, par exemple p. 59 : « aucun État (en Asie) ne cherche à contrôler à son avantage l’ensemble du réseau ». Par contre la République de Venise « manipulera » (p. 64) le commerce, laissé auparavant « très libre par les diasporas asiatiques ». Les Portugais et les Génois sont dans une « quête éperdue de l’or et de l’argent »… (p. 164), il y a toujours le besoin d’un terme dévalorisant, qui au contraire n’est jamais employé pour les autres peuples, comme si les Européens devaient absolument être singularisés de façon négative.
L’expression « grandes découvertes » est mise entre guillemets, sans doute pour indiquer que ce ne sont pas vraiment des découvertes, mais de banales entreprises de navigation. On est dans l’historiquement correct. Il n’y a aucune raison de mettre cette expression entre guillemets, il s’agit bien de découvertes par les Européens d’autres peuples, d’autres voies, d’autres continents. Que ces continents aient été bien sûr habités, ne change en rien au fait que pour les Européens, il s’agit d’une découverte, que le contournement de l’Afrique et le passage du détroit de Magellan sont bien des découvertes de nouvelles façons de parcourir le monde et de relier l’Europe et l’Asie.
De même, page 151 et suivantes, l’Europe est présentée comme un continent en retard, « mal et tardivement parti », son essor serait un « improbable retournement des hiérarchies ». L’auteur cite J.M. Hobson, pour qui elle se serait « approprié les techniques puis les ressources des autres », pour qui elle serait « fondamentalement prédatrice ».
En fait, l’Europe est l’héritière des grandes civilisations du Croissant fertile, puis de la Grèce et de Rome. On voit mal en quoi la Grèce antique, par exemple, qui a inventé la philosophie, les mathématiques et la démocratie au Ve siècle avant le Christ (2), pourrait justifier cette idée d’un continent « mal et tardivement parti »…
Norel fait donc du xénocentrisme, en voulant combattre l’eurocentrisme : tout ce qui vient de l’extérieur est magnifié, tout ce qui vient de l’Europe est minimisé ou dénigré. Il va jusqu’à écrire (p. 65) : « L’Europe a finalement inventé très peu des techniques qui ont permis son essor à l’orée du XIXe siècle … une fois les savoir-faire appropriés, elle a su les améliorer, souvent à la marge ». Plus loin, elle est, pour les Orientaux, « un pâle concurrent qui reste longtemps à la traîne ». On apprend encore page 217 que la révolution industrielle est « supposée être une originalité occidentale incontestable ». Supposée…
L’attribution des grandes inventions de la révolution industrielle à des origines chinoises (p. 21 sq.), les métiers à filer, la machine à vapeur (3), apparaît largement tirée par les cheveux. On pourrait tout aussi bien dire que c’est aux anciens Grecs qu’on doit attribuer la machine à vapeur, parce qu’Héron d’Alexandrie a mis au point au IIe siècle avant notre ère un dispositif de ce type, l’éolipyle. Cela n’aurait guère plus de sens. À cet égard, Joel Mokyr, son histoire des techniques et ses nombreux autres travaux, mériterait d’être cité : « Les Européens n’ont pas inventé tout ce qu’ils ont utilisé, et les arguments qui attaquent l’eurocentrisme en montrant que telle ou telle technique était utilisée quelque part avant eux s’engouffrent dans une porte ouverte » (1999). Norel affirme aussi page 20 : « nous nous souvenons que les Chinois ont inventé la roue ». Les souvenirs de beaucoup de gens sont très différents, il semble bien en effet que la roue ait été inventée dans le Croissant fertile au IVe millénaire avant notre ère, elle n’apparaîtrait en Chine qu’au second.
Ainsi l’Europe qui était à la marge, à la traîne, qui a peu inventé – alors que le reste du monde, et notamment l’Asie, a créé l’essentiel –, l’Europe est curieusement le seul continent à sortir du piège malthusien au XIXe siècle, à entrer dans la croissance économique moderne, et l’Asie non, c’est d’une logique implacable… En réalité, l’Europe, et surtout la Grande-Bretagne bien sûr, est bien le berceau de la révolution industrielle, elle a innové de façon décisive en inventant l’usine et les machines, la mécanisation, le factory system, elle crée le premier moteur avec des énergies fossiles, la pompe à feu de Thomas Newcomen en 1712, devenu moteur universel (4) grâce au condensateur de James Watt en 1765. Voir deux ouvrages remarquables récents sur la question, ceux de Robert Allen (2009) et Joel Mokyr (2010).
Il y a ensuite l’idée, toujours selon J.M. Hobson, que l’essor de l’Occident suivrait l’impérialisme, et que c’est cet impérialisme, par l’appropriation des ressources des autres, qui expliquerait l’essor. Ainsi page 168 : « L’impérialisme occidental a ensuite, à partir de 1492, conduit les Européens à s’approprier toutes les ressources économiques de l’Orient permettant l’essor de l’Occident. … Il est tout aussi évident que la prise de possession, après 1500, de matières premières, de terres, de force de travail et de marchés asiatiques a joué un rôle crucial dans le développement économique européen. »
Idée proprement absurde, l’impérialisme est inséparable de l’essor de l’Occident, c’est bien parce qu’il y a eu essor qu’il y a eu impérialisme. Le fait de poser les Européens comme des concurrents avides et barbares s’appropriant les ressources des autres, ce qui leur permettrait de se développer ensuite est un non-sens. Le développement ne vient pas du pillage, mais d’institutions et de ressorts internes, comme tous les pillages du passé l’ont montré, n’étant suivis par aucun développement économique. Norel se démarque de ces thèses, certes, mais de façon peu affirmée.
Sur le racisme des Européens (pp. 170-171), développé également par Hobson : « racisme implicite et qui permet la saisie sans scrupules des ressources asiatiques », c’est oublier un peu vite que ce sentiment de supériorité était partagé par bien d’autres peuples, à l’égard de l’inconnu ou du différent, notamment par les Chinois, qui considéraient toutes les autres nations comme des vassales et les autres peuples comme des barbares. Voir par exemple la réponse chinoise en 1793 à Lord Macartney, ambassadeur de George III, proposant des échanges entre les deux pays : « Nous ne manquons de rien, nous n’avons jamais accordé beaucoup d’attention aux objets étrangers et nous n’avons pas besoin des produits manufacturés de votre pays. » (5)
D’autre part, ce n’est pas le retrait de la Chine du grand commerce maritime à partir de 1423 ni l’affaiblissement des pouvoirs locaux dans l’océan Indien, comme l’auteur le dit pages 164-165 avec Janet Abu-Lughod, qui peut expliquer les entreprises portugaises, car les Portugais ne savaient rien de la situation lorsqu’ils se lancent sur la côte de l’Afrique, allant de plus en plus au sud : « Il est clair que cette double carence va considérablement favoriser l’entreprise portugaise au-delà de l’Inde, voire tout simplement la rendre possible. … un certain “déclin de l’Orient” … aurait précédé et permis “l’essor de l’Occident” ». Il s’agit au contraire d’un mouvement irrésistible de l’Europe occidentale, comme d’ailleurs les expéditions vers l’Ouest, vers l’Amérique, le montrent également, et en aucune façon quelque chose qui a été facilité, rendu possible, par les circonstances locales en Asie.
Quant à la découverte de l’Amérique par des Chinois, l’auteur note avec raison qu’il s’agit d’une pure affabulation, de la « junk history ». Il serait intéressant à cet égard de citer l’article de Robert Finlay sur le mythe de 1421 (6). Il en va de même de cette découverte par des Africains, une expédition « couronnée de succès, liée à l’empire du Mali, en 1311 », curieusement traitée avec plus de sérieux (7) (p. 33)…
Quand l’auteur affirme page 35 que « l’Europe n’est ni la première ni la plus efficace dans des entreprises maritimes », on se demande alors pourquoi ce sont des Européens qui sont allés jusqu’au Japon et pas l’inverse, pourquoi ce sont des Européens qui ont peuplé l’Amérique et pas des Asiatiques, des Arabes ou des Africains, pourquoi les Portugais ont détruit les flottes arabes dans l’océan Indien au XVIe siècle, notamment à Diu, etc., etc.
Eh bien si justement, c’est bien parce que les navires européens étaient plus efficaces que l’Europe a subjugué pour plusieurs siècles le reste du monde.
Sur l’explication de l’essor européen par la chance, pages 171, « flair des Européens pour arriver toujours au bon moment », c’est une simple plaisanterie. On apprend de la même façon (p. 217) que l’Europe a été « aidée par une chance insolente et un impérialisme réel ». La chance n’existe pas pour expliquer un essor de plusieurs siècles, cela n’a aucun sens d’y recourir comme explication historique. La chance, comme le hasard, a la mauvaise habitude, dans les guerres ou les événements historiques, d’être également partagée des deux côtés. Dieu est du côté des gros bataillons, comme disait Bussy-Rabutin dans un autre contexte.
Quant à l’impérialisme, il n’est pas une cause de l’essor européen, mais une conséquence. Comme toujours dans l’histoire, dès qu’un peuple a un avantage sur un autre, technique, économique, militaire, il s’empresse de l’utiliser pour conquérir et asservir, mais cela n’a jamais causé le développement économique, pas plus des Huns que des Arabes ou des Mongols. C’est bien parce que 1) l’Europe a acquis un avantage technique en faisant sa révolution industrielle, qu’elle a pu 2) dominer et annexer des continents entiers. La révolution industrielle date de 1760-1820, la grande période impérialiste date de 1860-1920.
On dirait que certains Européens, et bon nombre d’historiens, ne savent plus quoi inventer pour se mortifier éternellement pour la domination passée, n’inventant que du retard, des insuffisances, du hasard, du racisme, de la barbarie, ou n’importe quoi, pour expliquer le succès occidental. Cette volonté acharnée de ne trouver aucune qualité à sa propre culture, à sa propre civilisation, de mettre en avant son lucre, sa cupidité, son absence de scrupules, sa volonté de domination, etc., a quelque chose de très surprenant, d’incompréhensible, et à vrai dire de pathologique. Pierre-André Taguieff décrit bien cette attitude dans un article récent du Débat, sur un autre sujet (2010) :
« L’utopie de la préférence pour l’autre conduit à une impasse, à une paralysie de la capacité de choix des dirigeants politiques, à l’abolition de la souveraineté en matière de politique de la population, bref à l’impolitique. Cette rhétorique impolitique est fondée sur certaines valeurs, le plus souvent implicites, non thématisées comme telles. Ce qui est axiologiquement postulé, c’est d’abord que le rejet de soi est en lui-même respectable, alors que le rejet de l’autre est intrinsèquement intolérable. Le culte de la “diversité” dérive vers celui de l’altérité. L’adoration du “veau d’autre”… Un pas de plus, et la haine de soi devient objet d’éloge, tandis que la haine de l’autre illustre le mal absolu. Comme s’il était bon, dans tous les cas, de se dénigrer jusqu’à se haïr soi-même, et totalement condamnable d’abaisser ou d’exclure, quoi qu’il fasse, un quelconque représentant de la catégorie “les autres”. Nouveau manichéisme, qui surgit chez ceux-là mêmes qui font profession de dénoncer le manichéisme chez leurs ennemis désignés. »
On est ainsi dans une sorte de racisme à l’envers, les Occidentaux ont tous les défauts, rapaces, retardés, brutaux, les autres n’ont que des qualités… Cet aveuglement est évident chez les marxistes ou marxisants, bien loin paradoxalement de l’eurocentrisme (excessif) de Marx et Engels, mais il déborde largement le marxisme, atteignant nombre d’historiens non marxistes. Chez les premiers, il est lié à une espèce de fureur contre le capitalisme (là aussi très différent des fondateurs, voir l’hymne au capitalisme dans Le Manifeste), les Européens ayant diffusé le capitalisme, on doit les charger de tous les péchés. Chez les autres, c’est un simple politiquement correct dans l’air du temps. C’est aussi le fait qu’en voulant lutter contre le racisme, on en arrive à faire du racisme grossier, mais permis et reconnu car on s’attaque aux dominants.
En fait, les Européens ont tous les défauts des hommes, des défauts qui sont partagés par les autres peuples. La conquête et la domination ne sont pas propres aux Occidentaux. Les accuser eux seuls est simplement ridicule.
Le retour du livre sur les vieilles lunes de l’échange inégal apparaît comme une curiosité. Abandonné en économie du développement, on voit mal quelle est la place de l’échange inégal aujourd’hui en histoire économique. Ces théories lointaines ont été réfutées, et non éludées comme le dit l’auteur, voir par exemple le célèbre article de Samuelson sur Emmanuel (1976) qui n’y trouve qu’une reformulation tautologique de l’existence bien banale de différences de salaires entre le Nord et le Sud, sans remettre du tout en question les gains de l’échange international. C’est semble-t-il aussi la conclusion de l’auteur, ce qui ajoute à l’interrogation sur l’utilité de ces développements (pp. 97-108). Rappelons que tous ces auteurs (André Gunder Frank, Arghiri Emmanuel, Samir Amin, Immanuel Wallerstein, Pierre Dockès, et tout le courant tiers-mondiste) ont répété pendant des décennies que le fossé Nord-Sud allait s’aggravant, alors que c’est exactement le contraire qui se produisait et se produit actuellement, avec la montée des pays émergents et l’extension de l’industrialisation au Sud. On se souvient entre autres du titre sensationnel de Gunder Frank, Le développement du sous-développement, auteur encensé dans les années 1970, alors que toute son analyse était fausse et se trouve aujourd’hui infirmée.
Le chapitre suivant porte sur les systèmes-mondes, et là aussi on regrette un peu que tant d’espace soit consacré à des considérations oiseuses alors qu’on aimerait avoir de l’histoire, un peu de détails sur toutes ces grandes civilisations et leurs échanges. On pense au livre très riche de Findlay et O’Rourke où l’aspect descriptif, historique, factuel, est essentiel. Il est dommage que dans un ouvrage d’environ 250 pages tant de temps soit perdu sur des théories fumeuses. Le tableau synoptique à la fin est bien, mais il ne remplace pas des enchaînements historiques absents.
Pêle-mêle, d’autres passages du livre laissent sceptiques :
– On peut douter par exemple des chiffres sur le commerce pour des époques très éloignées. Lorsque l’auteur nous dit par exemple page 43 que le commerce portugais des épices représenterait 7 % du total de ce type d’échange au début du XVIe siècle, la précision laisse un peu rêveur.
– Les villes orientales étaient sans doute plus grandes (p. 8), mais elles étaient aussi plus soumises au pouvoir, le phénomène des villes libres, ou luttant pour leurs franchises, est propre à l’Europe occidentale, ce qui explique en partie le succès du capitalisme dans cette région du monde. L’effondrement d’un pouvoir central durant un millénaire, après la chute de l’Empire romain, explique selon Heilbroner (1989) cette spécificité européenne : la ville indépendante. Comme le dit Braudel, « En Occident, capitalisme et villes, au fond, ce fut la même chose ».
– La disparition de la roue dans le monde musulman est à peine évoquée (p. 62), pourtant il s’agit là d’un élément clé dans les différences du progrès technique avec l’Europe (cf. Bulliet, 1990).
– Sur les techniques de navigation, il y a un certain flou, par exemple page 69 : « l’installation de telles voiles (à bourcet) … serait particulièrement efficace pour maîtriser le bateau et en régler la vitesse ». Les expressions « maîtriser le bateau » et « régler la vitesse » sont très imprécises, les voiles efficaces sont celles qui permettent d’aller contre le vent, ou plus précisément de remonter le vent, et non pas seulement de naviguer dans le sens du vent, comme les voiles carrées traditionnelles, c’est là que serait le point à développer.
– Le sous-continent indien n’est pas « violemment désindustrialisé » en 1813 par les Britanniques (p. 217), vu qu’il n’existait pas d’industrie en Inde à l’époque. L’industrie n’y apparaîtra que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et notamment dans le secteur du coton, contrairement au mythe de la Grande-Bretagne détruisant les industries textiles indiennes.
Pour terminer, la reprise des analyses de Wallerstein apparaît également très contestable. Ainsi, l’idée développée page 135, selon laquelle « le capitalisme ne pourrait tolérer “l’existence d’une structure politique à même de mettre en cause la priorité de l’accumulation illimitée du capital” », est naïve. C’est la propension gauchiste ou marxisante à toujours vouloir identifier, personnaliser, le capitalisme, « le capitalisme ne veut pas », « le capitalisme ne saurait tolérer », etc. La raison est tout à fait différente, reprenons le texte :
« Or, pour Wallerstein, il était strictement impossible que le système-monde moderne, fondé sur la montée en puissance du capitalisme, évolue vers un empire-monde (comme l’ont montré du reste les échecs de Charles-Quint, Napoléon et Hitler). … “C’est pourquoi quand un État, quel qu’il soit, a tenté de transformer le système en empire-monde, il s’est heurté à l’hostilité des entreprises capitalistes les plus importantes”. »
Il ne s’agit pas des firmes capitalistes, comme le croit Wallerstein, mais bien des États-nations qui se sont opposés à Charles-Quint, Napoléon ou Hitler. L’Angleterre (8) et la Russie, par exemple, contre Napoléon, et non des firmes guidant ces pays ou leurs dirigeants… L’explication de Wallerstein est ridicule. Si l’Europe n’a jamais basculé dans un empire unifié, comme la Chine tout au long de son histoire, c’est du fait de sa géographie, ainsi que l’analysent de nombreux auteurs, Eric Jones par exemple, et plus récemment et plus complètement Cosandey (2008). La géographie de l’Europe, « une péninsule de péninsules », avec ses îles et ses mers, ses chaînes de montagnes qui tracent des frontières naturelles, ne permet pas facilement la constitution d’un empire, à la différence de la masse compacte de la Chine (voir l’article de Jared Diamond dans Nature sur cette question, les cartes notamment). C’est bien pour ça que l’Europe a toujours été morcelée, constituée en entités politiques différentes, avec des langues et des cultures diverses, à la différence encore une fois de la Chine.
En supposant que l’Angleterre n’ait pas été une île, par exemple, mais intégrée au continent comme une province en Chine, croit-on une seconde que la Grande Armée aurait été arrêtée ? Ou que plus tard les Panzers se soient aussi arrêtés à la frontière, empêchés d’avancer parce que « les firmes capitalistes ne voulaient pas qu’on limite l’accumulation du capital » ? Allons… Le marxisme simplet de Wallerstein, « le capitalisme ne saurait tolérer », etc., ne tient pas une seconde face aux réalités historiques, et géographiques.
Norel est un auteur savant, très au fait des études d’histoire globale et d’histoire économique, notamment dans le monde anglo-saxon où la littérature dans ces domaines est la plus riche. Il est dommage que son livre consacre d’une part autant de temps à des analyses de ce type et cède d’autre part si souvent à l’historiquement correct. Une vision plus équilibrée pourrait rejeter l’eurocentrisme des décennies passées, redresser la barre, mais sans aller pour cela dans cette minimisation outrée de l’apport européen.
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(1) On trouvera un compte rendu élogieux du livre dans Sciences humaines, par Xavier de la Vega (2010).
(2) C’est assez peu politiquement correct d’évoquer des dates avant ou après le Christ, les historiens modernes comme Philippe Norel parlent de l’ère commune, avant ou après l’ère commune, pour ne pas choquer les non chrétiens. Le problème est que cette « ère commune » est quand même celle d’avant et après Jésus Christ, même si on emploie ce terme plus neutre. La solution la plus satisfaisante – du point de vue du politiquement correct bien sûr – serait de sortir de cette datation eurocentriquement connotée, trouver une échelle pour mesurer les années qui ne se réfère pas à une religion ou une culture précise, et surtout pas à ces méchants chrétiens européens qui ont massacré tout le monde… On pourrait suggérer de fixer la date arbitraire de l’arrivée de l’homme sur Terre, il y a trois millions d’années par exemple, et compter à partir de là, on serait par exemple en 2010 « de l’ère commune » en l’an 3 millions, l’année prochaine en 3 millions un, etc. Le problème est qu’on risquerait encore de choquer les créationnistes…
(3) La référence Needham et Ling (1965) ne se retrouve pas en bibliographie.
(4) « Ce n’est qu’avec la machine à vapeur à double effet de Watt que fut découvert un premier moteur capable d’enfanter lui-même sa propre force motrice en consommant de l’eau et du charbon et dont le degré de puissance est entièrement réglé par l’homme. Mobile et moyen de locomotion, citadin et non campagnard comme la roue hydraulique, il permet de concentrer la production dans les villes au lieu de la disséminer dans les campagnes. Enfin, il est universel dans son application technique, et son usage dépend relativement peu des circonstances locales. » Marx, Le Capital, Livre 1er, IVe section, Chapitre XV, I. « Le développement des machines et de la production mécanique ».
(5) “There is nothing we lack, as your principal envoy and others have themselves observed. We have never set much store on strange or indigenous objects, nor do we need any more of your country’s manufactures.”
(6) “An outstanding example of how not to (re)write history”, Finlay (2004) à propos du livre de Menzies (2002).
(7) Sur les dérives de l’afrocentrisme, l’idée par exemple que les statues toltèques au Mexique montreraient une présence africaine bien avant Colomb, voir Fauvelle-Aymar (2009), compte rendu ici de L. Arzel (2009).
(8) Il est d’ailleurs curieux de voir dater la formation de l’Angleterre à 1688 : « La constitution des États européens (Pays-Bas au XVIIe siècle, Angleterre après 1688) », page 81. Et Élisabeth Ière alors ? Et son père Henri VIII ? Et Henri V, et Richard Cœur de lion ? L’Angleterre ne date pas de la Glorieuse Révolution.
Bibliographie
Allen, R.C. The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, 2009.
Arzel, L. « Les armes tranchantes de la mémoire », compte rendu du livre de F.-X. Fauvelle-Aymar, déc. 2009, www.nonfiction.fr
Bulliet, R.W. The Camel and the Wheel, Harvard, 1990.
Cosandey, D. Le secret de l’Occident, vers une théorie générale du progrès scientifique, Flammarion, 2008.
Diamond, J. “Peeling the Chinese Onion”, Nature, 391, 1998.
Fauvelle-Aymar, F.-X. La mémoire aux enchères, l’idéologie afrocentriste à l’assaut de l’histoire, Verdier, 2009.
Findlay, R. et K. O’Rourke. Power and Plenty, Trade, War, and the World Economy in the Second Millennium, Princeton, 2007.
Finlay, Robert. “How Not to (Re)Write History: Gavin Menzies and the Chinese Discovery of America”, Journal of World History, 15(2), 2004.
Heilbroner, R. The Making of Economic Society, Prentice-Hall, 1989.
Jones, E. The European Miracle, Cambridge, 1981.
Mokyr, J. The Lever of Riches, Oxford, 1992; The Gifts of Athena, Princeton, 2004; The Enlightened Economy, Yale, 2010; “Eurocentricity Triumphant”, The American Historical Review, 104(4), Oct. 1999.
Samuelson, P. “Illogic of Neo-Marxian Doctrine of Unequal Exchange”, dans Inflation, Trade and Taxes, P. A. Belsley, E.J. Kane, Paul Samuelson, Robert Solow, éd., Ohio State University Press, 1976.
Taguieff, P.-A. « Diversité et métissage : un mariage forcé. La pensée-slogan dans le débat sur l’identité française », Le Débat, nº 159, mars-avril 2010.
Vega, Xavier de la. « À l’Ouest, rien de nouveau », compte rendu de l’ouvrage de Philippe Norel dans Sciences humaines, nº 213, 2010.