Cécile Bastidon Gilles, Jacques Brasseul, et Philippe Gilles, Histoire de la globalisation financière. Paris : Armand Colin, février 2010, 320 pages. ISBN : 978-2200355388.
L’URSS et la conférence de Bretton Woods, d’après Edward M. Bernstein
En 1943, après que le plan White fut publié, les États-Unis invitèrent leurs alliés à le discuter. Le Département du Trésor demanda à l’ambassadeur soviétique à Washington, Andrei Gromyko à l’époque, d’envoyer des experts dans ce but. Par la suite, en avril 1944, le premier jet, le Joint Statement on the Establishment of an International Monetary Fund, fut envoyé aux Soviétiques, et ils furent informés les premiers de la conférence prévue en juillet 1944 au Mount Washington Hotel, et naturellement invités. Bernstein rapporte : « Lors des discussions préliminaires, les Russes avaient été discrets. Gromyko était l’ambassadeur soviétique. En 1943, il arriva avec les représentants russes pour nous parler, à White et à moi. Il dit à White : “Voilà ceux qui seront nos observateurs à ces discussions. Ils vous poseront des questions.” Puis, comme nous étions en train de terminer, il se tourna vers ses Russes et leur dit : “Souvenez-vous ! Vous n’êtes que des observateurs. Vous ne devez donner aucune opinion d’aucune sorte.” Voilà la façon dont nous avions à traiter avec les Russes à Bretton Woods. »
Les premières contestations eurent lieu cependant à propos du quota alloué à l’URSS, White avait annoncé lors d’une conférence précédente des chiffres illustratifs (2,5 milliards pour les États-Unis, 1,3 pour la Grande-Bretagne et son empire, un milliard pour l’URSS, 800 millions pour la Chine, etc.), et le chiffre réel avancé à la conférence était de 800 millions pour les Soviétiques, ce qui suscita une contestation de leur part. Ils ne voulaient pas avoir un quota inférieur à celui des Britanniques et voulaient que le quota tienne compte de la puissance militaire. Également que les pays qui avaient subi des destructions pendant la guerre soient dispensés du versement de la part d’un quart du quota en or. D’ailleurs, les contestations sur les quotas ne concernaient pas que les Russes, l’Inde voulait l’égalité avec la Chine, la France voulait un quota plus élevé que celui de l’Inde, le Chili le même que celui de Cuba, etc.
Les Américains acquiescèrent pour le quota soviétique, passé à 1,2 milliard, mais refusèrent la demande sur l’or. Par ailleurs, les Soviétiques, qui avaient un système de cours forcé pour le rouble, demandèrent d’être libérés de l’obligation de modifier leur taux de change sous l’approbation du Fonds. Cette proposition fut acceptée. Les Russes acceptèrent de leur côté de fournir des données statistiques au FMI. Selon Keynes, les Américains avaient cédé sur presque toutes les demandes soviétiques :
« Les Russes, par des tactiques d’obstruction, ont obtenu tout ce qu’ils voulaient. – 1. Un quota au Fonds trop élevé. 2. Une contribution trop faible à la Banque. 3. Des souscriptions en or réduites. 4. Des clauses leur permettant de garder probablement à Moscou même l’or qu’ils devaient apporter. 5. Le retrait des dispositifs de changes fixes, et ainsi de suite. Presque toutes les concessions, cependant, l’ont été aux dépens des Américains. Leur politique (aux Américains) a été de les apaiser afin de les faire rentrer dans le système. » (cité par Skidelsky [2000]).
Les représentants de l’Union soviétique signèrent l’accord final à Bretton Woods, mais Staline refusa par la suite de le ratifier. Le prétexte à ce rejet final réside dans un désaccord sur un prêt demandé, selon Bernstein. Les Soviétiques demandèrent à Washington juste après la guerre un prêt de 10 milliards de dollars, soit 5 % du PIB américain de l’époque… Un tel montant n’avait aucune chance de passer devant le Congrès, déjà occupé à approuver un prêt à la Grande-Bretagne. Le Trésor américain proposa un montant d’un milliard aux Russes, qui fut refusé par Staline. Les Soviétiques refusèrent également en 1947 le plan Marshall et formèrent leurs propres organismes de coopération avec l’Europe de l’Est. Après l’effondrement de l’URSS en 1990, la Russie est finalement entrée au FMI.
Voir [Black, 1991], [Bernstein, 1993]. Pour Eichengreen [1993], « l’URSS avait été présente à Bretton Woods, même si ses délégués avaient été principalement actifs au cours de sessions tardives bien arrosées… » Pour Keynes, « les Russes ne comprenaient ce qui était en cours qu’avec la plus extrême difficulté. » Voir aussi le livre d’entretiens avec Bernstein, de Stanley Black [1991].
Références
Bernstein E.M., “How the International Monetary Fund Saw Postwar Monetary Problems” dans Bordo M.D. & Eichengreen B. eds., A Retrospective on the Bretton Woods System: Lessons for International Monetary Reform, The University of Chicago Press, 1993
Black S.W., A Levite among the Priests: Edward M. Bernstein and the Origins of the Bretton Woods System, Westview Press, 1991
Eichengreen B., “Three Perspectives on the Bretton Woods System” dans Bordo M.D. & Eichengreen B., 1993
Skidelsky R.J.A., John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, vol. 3, Macmillan, 2000
*
* *
*
Jacques Rueff, le seigneuriage, et son tailleur
« J’ai déjà écrit en 1961 que l’Occident risquait un effondrement du crédit et que le Gold Exchange Standard était un grand danger pour la civilisation occidentale. Si je l’ai fait, c’est parce que je suis convaincu – et je suis extrêmement solennel sur ce point – que le GES atteint un tel degré d’absurdité qu’aucun cerveau humain doté du pouvoir de raison ne peut le défendre.
Quelle est l’essence de ce régime, et quelle est la différence avec l’étalon-or ? C’est que lorsqu’un pays avec une devise clé a un déficit de sa balance des paiements – disons les États-Unis par exemple – il paye au pays créditeur des dollars, qui finissent dans sa Banque centrale. Mais les dollars ne sont pas d’utilité à Bonn, ou à Tokyo, ou à Paris. Le même jour, ils sont reprêtés sur le marché monétaire à New York, et donc retournent à leur endroit d’origine. Ainsi, le pays débiteur ne perd pas ce que le pays créditeur a gagné. Et donc le pays avec la devise clé ne ressent jamais l’effet du déficit de sa balance des paiements. Et la principale conséquence est qu’il n’y a aucune raison d’aucune sorte pour que ce déficit disparaisse, tout simplement parce qu’il n’apparaît pas…
Laissez-moi être plus positif : si j’avais un accord avec mon tailleur que n’importe quelle somme d’argent que je lui paye, il me retourne le même jour comme prêt, dans ce cas je n’aurais aucune objection du tout à lui commander toujours plus de costumes. » Dans [Rueff & Hirsch, 1965].
Jacques Rueff était en poste à Londres entre 1930 et 1934, à l’Ambassade de France. Il dresse un parallèle entre les deux époques, celle de l’étalon-devise-or des années 1920 après la Conférence de Gênes, celle de Bretton Woods dans les années 1950 et 1960, dans les deux cas, le monde est forcé d’absorber les devises de pays anglo-saxons, leur cède un privilège indu et importe leur inflation : « C’est ainsi que le Gold Exchange Standard a accompli cette immense révolution de livrer au pays pourvu d’une monnaie bénéficiant d’un prestige international le merveilleux secret du déficit sans pleurs qui permet de donner en dollars sans les prendre dans les caisses, de prêter sans emprunter et d’acquérir sans payer. »
Rueff va même jusqu’à considérer que le système asymétrique de Bretton Woods est une menace pour les démocraties occidentales, une affirmation très pessimiste que la réalité a démentie, son effondrement n’ayant pas entraîné la démocratie avec lui :
« La liberté n’est pas un don gratuit*. Elle exige des systèmes monétaires efficaces. Si nous ne réussissons pas à extirper du nôtre, à bref délai, les perversions qui compromettent l’équilibre des balances des paiements, nous serons ramenés, inévitablement, à des mesures de contrôle direct des échanges internationaux, mesures qui feraient subir de graves atteintes à la prospérité de l’Occident, au bien-être de ses populations et à tous les principes qui font l’originalité et la grandeur de sa civilisation. »
Rueff, Œuvres complètes, cité dans [Bassoni & Beitone, 1989].
* Traduction de la formule américaine classique (Freedom is not free) selon laquelle la liberté exige des sacrifices.
Références
Bassoni M. & A. Beitone A., Problèmes monétaires internationaux, Armand Colin, 1989
Rueff J. & F. Hirsch, 1965, The Role and the Rule of Gold: An Argument, Princeton University Press, 1965
*
* *
*
Les « gnomes de Zürich » contre la livre sterling, 1964-1968
La livre perd définitivement son rôle dominant du passé au cours des années 1960, sous les gouvernements travaillistes, notamment celui d’Harold Wilson (1964-1970). La croissance et la productivité faibles (à l’époque des Trente glorieuses), les déficits extérieurs élevés, expliquent les attaques spéculatives de la période contre la monnaie britannique.
Données économiques en Grande-Bretagne, 1961-1971
Malgré toutes les mesures d’austérité (gel des salaires et des prix, réduction des dépenses publiques, impôts croissants) et de protection, malgré l’aide internationale massive, notamment des États-Unis et du FMI, le gouvernement ne peut enrayer la spéculation contre la livre, qui est dévaluée de 14 % en novembre 1967. C’est lors de ces crises à répétition que l’immortelle expression « gnomes de Zürich » a été employée. Il s’agissait d’une réaction d’humeur du ministre des Affaires étrangères, George Brown*, accusant les banquiers suisses de spéculer contre la livre. La balance commerciale se redresse après la dévaluation, mais surtout du fait d’une croissance faible après un sursaut en 1968, sans que le pays n’arrive à redresser sa compétitivité, le taux d’inflation s’accélère au contraire (voir tableau). Il faudra attendre pour cela les années 1980 et les « remèdes de cheval » du gouvernement conservateur de Margaret Thatcher.
* Le personnage est également célèbre pour ses sautes d’humeur et ses excès de boisson. Lors d’une visite en Uruguay, il arriva éméché à un cocktail dansant et, voyant une élégante en longue robe rouge, l’invita pour la prochaine danse, pour s’attirer la réponse suivante : « Je ne danserai pas avec vous pour trois raisons. La première est que vous êtes saoul. La seconde est que l’orchestre ne joue pas une valse, mais l’hymne national. La troisième est que je suis le cardinal archevêque de Montevideo ! »
Référence
Dehove M. & J. Mathis, Le système monétaire international, Dunod, 1986