Tribunes

Itinéraire d’un fédéraliste européen

DE L’ILLUSION COMMUNAUTAIRE A L’EGALITE REPUBLICAINE.

Avoir vécu vingt des trente dernières années dans les sociétés périphériques (Algérie, Cameroun, Tchad, Congo, Corse, Martinique) pour dix dans une contrée du Centre (le Béarn), ne confère, certes, en soi, aucun titre scientifique à exprimer une position sur la question du droit à la différence. Avoir défriché, au scandale de certains, les voies du fédéralisme pour les Etats d’Afrique sub-saharienne1 puis pour les territoires ultramarins de la République française2, pour aboutir ( ?) d’une part à un hymne à l’institution préfectorale, adressé à l’Afrique3, d’autre part à la suggestion d’une autonomie radicale imposée à la Corse et aux départements d’outre-mer4, incite pourtant à joindre sa voix au débat qu’exprime cet ouvrage.

Nul engagement théorique ne guida cet itinéraire, mais le seul souci d’expliquer les causes de l’évident – pour qui veut bien voir – échec de la greffe de l’Etat sur ces sociétés périphériques, et de comprendre, en sens inverse, les secrets de sa réussite au Centre. L’Etat moderne, l’Etat de droit, ne réside en effet pas simplement dans un ensemble d’institutions convenablement agencées, comme l’estime une doctrine positiviste surestimant les textes et sous-estimant les résistances socio-culturelles. Les institutions dotées d’une trop faible légitimité s’avèrent incapables d’obtenir le respect spontané des normes qu’elles édictent, et même impuissantes à mettre en oeuvre pour ce faire les moyens de coercition dont elles sont censées disposer : si la contrainte légitime est bien, comme l’indiquait Max Weber, l’un des attributs de l’Etat, il n’y a pas de contrainte durablement possible sans légitimité. La République française en fait quotidiennement la cuisante expérience dans les fractions périphériques de son territoire (Corse, départements et territoires d’outre-mer), où il lui faut volens nolens accepter une volonté collective diffuse d’échapper aux contraintes de la loi, après avoir de longue date constaté que l’emploi de la coercition n’aurait d’autre effet que susciter des manifestations ouvertes de sentiments anti-français latents.

La science semblant résider, aux yeux de certains, dans une judicieuse combinaison de compilation et d’ésotérisme, les propos qui suivent n’affichent aucune prétention scientifique. Fondés sur l’observation du terrain, sur l’écoute de l’homme de la rue, et – horresco referens – sur l’intuition, plus que sur la fréquentation de l’écrit, ils rendent compte des étapes successives d’une réflexion qui procéda souvent par bonds, voire par révisions déchirantes.

La constatation de l’inefficacité de l’Etat algérien malgré la cohérence et la puissance de séduction du projet socialiste de la période Boumédiène conduisit, devant la constante recherche dans tout service administratif, par l’administré algérien, de cousins devant permettre l’aboutissement de ses démarches, à émettre l’hypothèse d’un sentiment national encore bien embryonnaire face à la puissance des liens de parenté. Cette idée d’un Etat-nation impuissant car privé de substrat national trouva ensuite ample confirmation en Afrique centrale, et la voie du fédéralisme ethnique s’imposa alors comme la seule forme d’Etat susceptible d’y fonder enfin les institutions sur les solidarités réelles. Transposée à la Corse, la même analyse conduisit à suggérer aux rédacteurs du statut Joxe de 1991 l’instauration d’un certain degré d’autonomie, inspiré des institutions de la Polynésie française.

Mais une révision déchirante fut ensuite provoquée à la fois par certains évènements internationaux comme l’explosion des haines interculturelles dans la fédération yougoslave, et par la découverte de la distance affective délibérément entretenue entre eux par les habitants d’une ville moyenne de l’Hexagone, y coïncidant avec une remarquable gestion de l’intérêt général : l’obsession jacobine de la destruction des particularismes culturels et de l’établissement d’une distance entre dépositaires du pouvoir et citoyens/administrés s’éclaira alors, comme l’une des conditions de l’égalité de chacun devant la règle, donc comme l’une des conditions de l’Etat de droit. Le rejet par les élites africaines des propositions de fédéralisme ethnique s’éclaira aussi, comme motivé par le refus de tout retour au sein de leurs communautés d’origine, synonyme de régression vers un contrôle social étouffant et de renonciation à toute affirmation d’autonomie personnelle, comme à toute égalité devant la règle. Dès lors la mise en place d’une solide administration déconcentrée de l’Etat apparut comme la meilleure voie d’une reconstruction des Etats africains…

Enfin l’immersion dans un département d’outre-mer imposa maints rapprochements avec le malaise corse : périphériques à l’économie de marché comme aux logiques des institutions modernes, ces cultures s’enfoncent dans des relations perverses avec le Centre, relations dont elles sont, dans le profond, les premières à pâtir par le développement d’insaisissables frustrations conduisant à une inéluctable montée de la violence. La logique responsabilisatrice qui fut celle du statut Joxe pour la Corse apparaît dès lors comme devant être délibérément approfondie par des statuts d’autonomie radicale, qu’imposerait le législateur.

Il fallut du temps, on le voit, pour reconnaître que l’occidental, nostalgique d’un paradis perdu qu’il idéalise, confond communauté et harmonie. Il fallut du temps aussi pour comprendre que la première attente de tout homme est l’égalité de traitement, et de pouvoir en tenir responsables les dépositaires du pouvoir.

I) A LA RECHERCHE DES SOLIDARITES.

Le point de départ de cette recherche fut la définition classique de l’Etat comme la personnification juridique de la Nation. Cette dernière étant le plus souvent perçue comme une solidarité – qu’elle soit fondée sur une filiation (Fichte) ou sur des valeurs partagées (Renan) – la constatation de la faiblesse de cette solidarité englobante, dans les jeunes Etats issus du processus de décolonisation, au bénéfice de solidarités parcellaires, locales, devait conduire à situer dans le caractère embryonnaire du sentiment national la cause de l’inefficacité des institutions publiques de ces pays, et à suggérer qu’ils rompent avec le modèle ultra-centralisé pour lequel ils avaient opté au profit d’une décentralisation véritable, voire du fédéralisme. Cette même démarche – adapter le schéma des institutions à celui des solidarités – allait ensuite être transposée à la Corse, qui s’efforce d’échapper aux contraintes de la loi car elle n’adhère que du bout des lèvres à la Nation.

L’échec de l’Etat post-colonial algérien, ou le triomphe des cousins.

L’Algérie de l’ère Boumédiène (1965-1978) posait à l’observateur une intéressante question. Direct héritier des structures administratives françaises, doté d’un régime de démocratie unanimitaire certes autoritaire mais point totalitaire, porteur d’un projet socialiste très en phase avec la vision du monde alors dominante dans les pays du Tiers-Monde comme dans l’élite intellectuelle européenne – et en même temps très gratifiant pour un peuple longtemps humilié -, animé par des hommes plus engagés et moins corrompus qu’on ne s’est plu, par la suite, à l’affirmer, bénéficiant d’une situation économique, démographique et sociale alors favorable, l’Etat algérien peinait néanmoins à entraîner le « pays réel » dans les comportements susceptibles d’amener la réussite du projet. Quelque embrayage semblait hors d’usage, incapable de transmettre l’énergie du moteur aux roues : où le localiser ? La réponse était suggérée quotidiennement par la superposition de deux langages, celui de l’Etat, d’une part, celui de l’homme de la rue, d’autre part.

Emanant du pouvoir central comme de ses représentants dans chaque wilaya (département), la langue officielle martelait constamment l’idée de Nation (« El Watan ») et l’adjectif national (« watani », «  watania ») . Selon ce discours, le peuple algérien était censé avoir résisté à chaque instant, et comme un seul homme, à la présence coloniale, puis avoir massivement pris les armes pour s’en libérer. Sans cesse magnifiée, cette unanimité supposée dans le rejet de l’oppression et dans la lutte armée devait attester de la force et de la cohérence du sentiment national. Et sur cette Nation postulée, invoquée jusqu’à l’incantation, prenait appui une audacieuse stratégie de développement fondée sur les  industries industrialisantes , inspirée du précédent soviétique, suggérée par des conseillers français, et exigeant qu’une réelle austérité soit en un premier temps imposée à un peuple pourtant conscient des importantes ressources (en hydrocarbures) de son pays. Volontarisme économique et dogme national étaient ainsi intimement liés. C’est parce que l’Algérie se considérait comme une Nation sûre de son identité qu’elle pensait pouvoir s’assigner des buts aussi ambitieux, supposant l’adhésion de chacun et sa volonté comme son aptitude à « dépouiller le vieil homme pour revêtir l’homme nouveau ».

Les propos de l’homme de la rue avaient une tout autre tonalité. « Endek el ktef, oula ma endekch ? », « as-tu une épaule (du piston, un cousin) ou bien non ? », était la question rituelle posée à quiconque annonçait son intention d’aller accomplir une formalité dans un service administratif. Sans  cousin de l’autre côté du guichet, la démarche était vouée à l’échec. La présence d’un cousin en garantissait au contraire l’heureux aboutissement, quelle que soit la régularité de la situation de l’intéressé… Par ailleurs l’image de l’Etat, de l’Administration, portait encore dans la culture populaire les stigmates des longs siècles durant lesquels Alger et les grandes villes avaient été les sièges d’autorités administratives imposées par une puissance étrangère, auxquelles il convenait de ne consentir qu’une allégeance de pure forme, pour entretenir au contraire envers elles, au fond de soi-même, une défiance fondamentale, condition de toute dignité : un quart de siècle après l’indépendance, le terme beylik, ayant longtemps désigné la Régence turque d’Alger (1515-1830), était encore couramment utilisé pour désigner l’Etat algérien…

De tels indices, joints à bien d’autres, laissaient penser que les longs siècles d’occupation étrangère avaient bloqué l’évolution de cette société à un stade pré-national, les habitants du Maghreb central ayant de longue date opté pour un repli protecteur sur les solidarités familiales, claniques, comme le seul lieu où la confiance demeurait possible, les autres, ceux extérieurs au réseau de la parenté, étant soupçonnés d’être des collaborateurs de la puissance occupante, et la défiance atavique envers eux ayant par ailleurs, de tout temps, été l’efficace ciment du clan. Refuge d’une société longtemps assiégée sur son propre sol, les réseaux de la parenté minaient de l’intérieur les structures administratives officielles, s’imposant dès l’indépendance comme les véritables canaux d’accession des administrés à l’élite de ceux qui détiennent le pouvoir de signer.

Dans de telles conditions, le modèle de l’Etat-nation, hérité de la France et durci par le corset du parti unique, se révélait en réalité très éloigné de la légitimité que lui prêtait le discours officiel, car, précisément, privé de son indispensable substrat national. Les institutions administratives – l’Etat, dépouillé de son volet politique par le règne du F.L.N. et de l’armée, se ramenant à un simple appareil administratif – et les entreprises de l’économie publique demeuraient dans la réalité une simple façade dissimulant les réseaux ancestraux de dons et contre-dons liant entre eux les cousins, originaires de la même fraction, de la même tribu, de la même région donc.

On reconnaît aujourd’hui que l’actuel drame algérien est le fruit du désarroi engendré par l’échec du projet de développement socialiste, qui précipita vers le mythe de la Cité de Dieu ceux, par millions, dont l’avenir se trouvait inéluctablement fermé. On reconnaît moins aisément que l’échec de ce projet, entièrement porté par l’Etat, fut l’échec de l’Etat lui-même, incapable d’entraîner les comportements individuels et collectifs que ce projet requérait car lui-même miné par des légitimités d’une toute autre nature. L’observateur du début des années 70, fréquemment séduit par l’utopie portée par le régime – utopie fort gratifiante d’ailleurs pour une opinion fraîchement libérée de l’humiliation coloniale – ne pouvait qu’apercevoir cette contradiction fondamentale ; exprimer publiquement les archaïsmes fonciers de cette société, et annoncer l’échec qui se préparait, aurait désespéré ceux qui, en Algérie ou ailleurs, plaçaient leurs espoirs dans cette expérience. Tout au plus pouvait-il déplorer la cécité d’un appareil d’Etat arc-bouté dans une option ultra-jacobine qui faisait des forces vives du pays – les solidarités fondées sur la parenté donc sur la commune origine géographique – le plus efficace de ses ennemis, un ennemi de l’intérieur, en quelque sorte, et qui ne se percevait pas comme tel. Et tout au plus pouvait-il formuler in petto le vœu d’une décentralisation poussée, qui aurait appuyé les institutions administratives et économiques sur les solidarités locales, au lieu de les nier. Là se trouvait le point de départ d’une démarche qui allait se développer en Afrique centrale.

L’échec de l’Etat post-colonial africain et le réveil des clivages ethniques.

Demeuré à l’écart de la révolution industrielle, du mouvement d’urbanisation, et des métamorphoses culturelles qui les accompagnèrent, le continent africain ignora en même temps le phénomène de l’Etat-nation. La polémique classique sur l’existence d’Etats ou même de nations dans l’Afrique pré-coloniale, chargée d’arrière-pensées, peut être évitée si l’on convient que l’Afrique sahélienne connut certes des royaumes et des empires, mais que ce serait jouer sur les mots qu’assimiler ces entités de consistance essentiellement militaire et fiscale à l’Etat-nation dans sa conception moderne. La conquête coloniale ruina dans une large mesure, là où elles existaient, ces formes embryonnaires d’Etat, plaquant sur des territoires arbitrairement délimités (conférence de Berlin, 1885) des administrations autoritaires imposant des règles uniformes aux divers groupes ethniques en présence, dont les chefferies traditionnelles étaient plus ou moins associées à l’exercice local du pouvoir.

S’agissant des territoires alors sous souveraineté française, ce ne fut que durant les quinze dernières années de l’ère coloniale que put s’amorcer un processus d’intégration nationale, sous la forme d’une activité syndicale et politique trans-ethnique. En effet, après de longues décennies d’administration coloniale autoritaire, d’abord militaire puis civile, les « Territoires d’Outre-mer » ayant succédé dans la Constitution de 1946 aux « colonies » furent enfin dotés d’assemblées territoriales élues, assistant le « chef de territoire » nommé par Paris. Certes leur mode d’élection, selon le système inique du « double collège », y assurait la majorité aux quelques milliers, voire centaines de résidents d’origine métropolitaine, et leur rôle se limitait d’ailleurs, pour l’essentiel, à formuler des avis au « chef de territoire ». Néanmoins syndicats et partis politiques furent dès lors enfin autorisés, et une vie syndicale et politique s’esquissa, puis se développa durant les années cinquante. Son catalyseur, la domination européenne, le mépris colonial, suscitait en effet une revendication de dignité rassemblant les hommes par-delà les clivages ethniques, et jetait ainsi les fondements d’un sentiment national.

La loi-cadre Defferre, du 23 juin 1956, autorisa le Gouvernement à organiser l’ « évolution » des territoires d’Afrique : mettant fin au régime de simple déconcentration caractérisant l’administration coloniale, des décrets d’avril 1957 transposèrent dans ces territoires une formule de décentralisation modérée inspirée de celle alors en vigueur dans les départements. Les assemblées territoriales, désormais issues d’un scrutin plus juste, au « collège unique », n’assurant plus la domination des Blancs, recevaient un pouvoir de décision dans certains domaines. Mais ces assemblées territoriales seconde manière n’étaient en place que depuis quelques mois lorsque la Constitution de la Vème République permit, fin 1958, à ces territoires de devenir des républiques autonomes, dotées de leur propre parlement et de leur propre gouvernement, à l’intérieur de la Communauté, ensemble quasi-fédéral dominé par la République française, dont les institutions conservaient les compétences de souveraineté. Un an et demi plus tard seulement, ces républiques demandèrent, et obtinrent, le transfert en leur faveur des compétences de la Communauté, accédant ainsi à l’indépendance.

Très rapidement, les mécanismes démocratiques encore balbutiants furent balayés par la fascination qu’exerçait, sur ces peuples démunis, cette enclave d’un mode de vie de Blancs que constituait la capitale, centre du pouvoir et des privilèges matériels et symboliques qui y sont attachés, et s’avérèrent incapables de régulariser l’accès à ce pouvoir. Les institutions établies par des constitutions décalquées du modèle français cédèrent rapidement la place à un tout autre schéma : des pouvoirs autoritaires reposant sur l’armée et/ou le parti unique s’assignèrent officiellement la mission de moderniser ces pays à bride abattue en rassemblant les énergies et en forgeant la nation selon les techniques de la démocratie unanimitaire… alors que leur fonctionnement concret les montra surtout soucieux de gérer l’accès aux privilèges exorbitants résidant dans tout emploi au sein de la fonction publique et para-publique5.

En voie d’estompement dans les années cinquante grâce à l’essor d’une vie syndicale et politique trans-ethnique ayant pour moteur la revendication de dignité face au Blanc, les solidarités communautaires se réveillèrent alors en quelques mois comme d’efficaces mécanismes d’entraide dans la compétition pour l’accession à cette enclave d’un mode de vie de Blancs que constituaient les administrations de la capitale. « Tu seras mon Blanc », disait le paysan à son fils étudiant, lui retirant la houe des mains, et escomptant de son entrée dans l’univers des bureaux une compensation aux humiliations et frustrations subies depuis des générations… Et les « grands frères » (à savoir les membres plus âgés de la même ethnie, éduqués dans la même région et dans la même langue vernaculaire) de la ville d’être mis à contribution, d’abord pour fournir l’aide matérielle nécessaire aux études, plus tard pour veiller au recrutement…

Loin de renforcer le phénomène de prise de conscience nationale, supra-communautaire, l’indépendance le fera ainsi très vite régresser, exacerbant au fil des années les clivages inter-ethniques. Et ces derniers seront encore durcis, durant les années 80, par l’arrêt des recrutements dans la fonction publique et para-publique imposé, sous le vocable d’ajustement structurel, par les bailleurs de fonds occidentaux : l’explosion des violences inter-ethniques fut en large partie la conséquence de l’effondrement des Etats en tant que machines à fabriquer des « Blancs », seule source de leur faible légitimité.

La question de la forme de l’Etat apparut donc à l’observateur comme essentielle. L’échec de la greffe de l’Etat unitaire face aux pesanteurs sociologiques, entraînant dans maints domaines de graves régressions, poussa à proposer l’inversion délibérée de la problématique : la solidarité globale, nationale, est encore, en Afrique sub-saharienne, embryonnaire par rapport aux solidarités de type communautaire, et c’est donc sur ces dernières qu’il faut bâtir les institutions. Et l’on suggéra de délaisser en partie le cadre national, théâtre de mille mystifications et détournements des institutions, pour fonder enfin celles-ci sur les solidarités effectives, en détectant les niveaux où, dans un pays donné, elles se manifestent. Etait-il inenvisageable, il y a vingt ans, de dresser, à l’intérieur de chaque Etat, une carte des solidarités, et de confier à des centres de décision régionaux, à des administrations régionales, ethniquement homogènes donc reposant sur de réels réseaux de droits et obligations mutuels, la plus grande partie des compétences d’ordre interne, jusqu’ici fort mal exercées par les organes des Etats ? Le droit à la différence ne pouvait-il pas devenir la règle ? Les organes centraux, noyau de la désastreuse attraction qu’exercent sur tous les actuelles capitales, se seraient vu retirer une large part de leurs attributions et de leurs moyens donc de leur délétère puissance d’attraction, pour ne conserver que les modestes compétences de capitales fédérales : diplomatie, défense nationale, monnaie, commerce extérieur, notamment.

La problématique de la construction nationale aurait alors été inversée. L’ultra-jacobinisme des régimes de démocratie unanimitaire ayant débouché sur l’inverse du résultat escompté, à savoir sur l’exacerbation des tensions inter-ethniques au lieu et place de la construction d’un sentiment national, on pouvait attendre du fédéralisme ethnique qu’il permette une cohabitation pacifique entre communautés ayant cessé d’être rivales dans l’accaparement des privilèges que concentre l’Etat unitaire, cohabitation sur la base de laquelle pourrait reprendre un processus progressif d’intégration nationale. Ces propositions séduisirent une partie de l’élite africaine… qui déclara néanmoins les refuser, pour des raisons qui ne s’éclairèrent qu’ultérieurement.

Fondées sur la conviction que les institutions ne sont légitimes – donc les règles qu’elles émettent respectées – que si elles ont pour substrat un sentiment de solidarité, ces analyses allaient trouver matière à s’appliquer à la situation de la Corse.

L’échec de la République française en Corse, ou la persistance des clans.

L’observateur constate rapidement que leur histoire a doté les Corses d’une culture de résistance : ils ont toujours eu à se préserver de la domination de puissances étrangères venues de la mer, implantées dans les villes de la côte et s’efforçant de pénétrer l’intérieur pour en ponctionner les ressources et y faire régner leur propre ordre. Sans remonter jusqu’à la conquête par Rome, qui suscita deux siècles de révoltes avant de déboucher sur une cohabitation pacifique et une certaine osmose, il faut savoir qu’ensuite le Saint-Siège, incapable de protéger l’île contre les razzias sarrasines, la confia à l’archevêque de Pise à la fin du XIème siècle, et que les Génois n’eurent alors de cesse de s’en emparer, puis de la conserver, malgré les frondes constantes organisées par les seigneurs corses, malgré les convoitises de plusieurs puissances européennes, malgré les menaces constantes des Barbaresques. Et si Gênes céda la Corse à la France, celle-ci dut la conquérir militairement (1768) afin d’y asseoir sa domination : cette conquête militaire demeure – il faut le savoir – présente dans tous les esprits.

Demeurée à l’écart de la révolution industrielle, du mouvement massif d’urbanisation qui l’accompagna, ainsi que de la révolution individualiste, l’Ile de Beauté témoigne de toute évidence, aujourd’hui encore, d’une culture politique très éloignée de celle qui, dans l’Hexagone, a au fil des générations donné à la République son fondement sociologique. Cette rude société montagnarde n’a pu tirer d’une terre difficile sa subsistance qu’en maintenant au fil des siècles des solidarités familiales sans failles, elles-mêmes agrégées autour de quelques familles de notables en clans rivaux entretenant entre eux les haines ancestrales qui les cimentent. La société corse n’a donc pas connu la stratification en classes sociales qui, dans les villes industrielles européennes, a rapidement anéanti les vieilles solidarités familiales du monde rural et fourni le fondement des mécanismes démocratiques, précisément conçus pour permettre l’expression pacifique des attentes antagonistes des différentes classes sociales et l’élaboration pacifique d’un compromis entre elles, traduit en règles de vie collective nouvelles. L’observateur constate aussi que, par son mode de fonctionnement, encore axé – comme toute culture rurale – sur les relations, la société corse demeure largement en marge des logiques modernes – celles de l’Administration comme celles de l’économie de marché – centrées sur la neutralité et l’objectivité dans l’exercice des fonctions, ainsi que sur la concurrence individuelle, évidemment conditionnées par l’estompement des relations affectives.

Fière de son identité, encore blessée par le souvenir de la conquête, humiliée par son impuissance à prendre part à l’efficacité de l’Occident contemporain, affirmant à tout propos une corsitude plus revendiquée que sa francité, la Corse dissimule mal, sous son orgueil exacerbé, un profond complexe d’infériorité. Pour qui veut bien regarder au-delà du pathétique théâtre de violence auquel elle s’épuise depuis des siècles mais qui garantit le maintien de ses structures claniques, elle semble exprimer un double et profond besoin : être enfin reconnue, dans sa personnalité, par ceux qui l’ont dominée, et faire, enfin, l’apprentissage d’un mode républicain de gestion de l’intérêt général. Familier du droit de l’outre-mer, on put suggérer aux rédacteurs du projet Joxe la transposition au profit de la région de Corse de dispositifs institutionnels connus de longue date dans certains Territoires d’Outre-mer – à l’époque, en Polynésie française – consistant à rompre avec le système quasi-présidentiel traditionnellement en vigueur dans nos collectivités décentralisées au profit d’un système quasi-parlementaire susceptible de contraindre les élus à une véritable responsabilité… à laquelle ils semblaient avoir jusqu’alors rechigné. De fait, la loi du 13 mai 1991 ne confie pas la fonction exécutive de l’Assemblée de Corse à son président, mais à un Conseil exécutif de sept membres élus au scrutin de liste majoritaire, jouissant chacun de délégations à la tête des services de la collectivité territoriale, et collectivement responsables de leur gestion devant l’assemblée : celle-ci peut, de sa propre initiative ou en réponse à une question de confiance, contraindre ce Conseil exécutif à la démission par un vote de défiance adopté comme l’est une motion de censure par l’Assemblée nationale, mais qui doit aussi – comme dans le régime allemand – comporter la composition du nouvel exécutif.

Une telle transposition dans une collectivité territoriale autre qu’un Territoire d’Outre-mer d’un mécanisme de responsabilité politique d’un exécutif collégial, semblable à un gouvernement, devant l’assemblée dont il émane, constituait une audacieuse percée pour notre droit public, et contraignit le législateur à retirer à cette collectivité territoriale le qualificatif de région, sauf à encourir la censure du Conseil constitutionnel, fort sourcilleux sur le principe d’homogénéité des collectivités territoriales de même catégorie. Constituant l’un des caractères d’un régime d’autonomie – les entités autonomes membres d’un ensemble fédéral étant dotées d’institutions semblables à celles d’un Etat, et comportant donc un tel mécanisme de responsabilité politique d’un exécutif collégial, inconnu des simples collectivités décentralisées françaises – cette disposition était inspirée par le désir du législateur de prendre au mot les revendications des élus de Corse, quant aux compétences dont ils demandaient le transfert, tout en imposant une responsabilité effective et permanente de l’exécutif devant l’assemblée donc de celle-ci devant ses électeurs. En d’autres termes il s’agissait de faire fond sur une solidarité corse qui exprime – explicitement pour certains, implicitement pour d’autres – quotidiennement son désir d’être institutionnalisée, et de fermer (dans une certaine mesure) le traditionnel échappatoire rejetant sur les administrations de l’Etat la responsabilité des maux dont la Corse estime souffrir, afin de conduire le peuple corse à une républicanisation de ses comportements et de sa culture politique.

L’Algérie avait fait prendre conscience de l’inefficacité de l’Etat lorsque les liens de parenté l’emportent sur le sentiment national. L’Afrique centrale avait conduit à proposer la formule du fédéralisme ethnique pour fonder les institutions publiques sur les solidarités réelles. La Corse sembla pouvoir trouver dans une autochtonisation de la responsabilité le fondement d’une plus grande légitimité des institutions donc d’une meilleure effectivité des règles qu’elles émettent. Le retour dans l’Hexagone, ainsi que d’importants bouleversements internationaux contemporains, devaient pourtant, au même moment, susciter une révision déchirante : l’égalité de traitement ne conditionne-t-elle pas la légitimité des institutions plus encore que de prétendues « solidarités » ?

II) A LA RECHERCHE DE L’EGALITE DE TRAITEMENT.

Redécouvrir l’univers citadin européen après une longue immersion dans des cultures encore rurales confère une sensibilité particulière aux caractères originaux de la civilisation occidentale. L’estompement considérable de la place tenue par la vie de relation dans l’existence quotidienne y frappe tout autant que l’efficacité avec laquelle chacun remplit ses fonctions, et la corrélation ne peut pas, dès lors, ne pas s’imposer à qui recherche les fondements de cet univers occidental, devenu référence universelle. D’une éthique relationnelle héritée du monde rural nous avons clairement basculé à une éthique fonctionnelle, qui semble bien être l’un des axes de notre contrat social. Et l’égalité de traitement, obsession de l’idéologie jacobine et socle des valeurs républicaines à la française, se révèle – plus largement – comme une attente primordiale de l’homme, avant même sa propre participation à l’élaboration de la règle, avant même la démocratie, donc. Dès lors – et certains évènements internationaux y contribuèrent – l’ « archaïsme »  et la « rigidité » de cette obsession jacobine, tant dénoncés, apparurent sous un jour nouveau, l’égalité devant la règle prenant la place de « solidarités » plus ou moins imaginaires comme fondement premier de la légitimité des institutions.

De l’éthique relationnelle à l’éthique fonctionnelle : l’anonymat, condition de l’Etat moderne.

Une profonde révolution culturelle accompagna la révolution industrielle. Vidant définitivement les villages de leurs hommes, et facilité par l’enseignement systématique d’une langue véhiculaire, l’exode rural peupla les villes en pleine expansion industrielle d’individus coupés des disciplines et de l’entraide communautaires, mais partageant désormais les conditions de travail et d’existence, donc les intérêts matériels et les attentes, de centaines de leurs semblables. Les solidarités vécues changèrent dès lors de nature, basculant des liens verticaux entre cousins – traversant l’éventuelle stratification des situations socio-professionnelles – à des liens horizontaux entre individus partageant, en fonction de leur rôle dans le processus de production, des intérêts communs donc une même vision de la vie : les classes sociales, dont les attentes antagonistes formeront la trame du débat démocratique. Mais en même temps chacun, dès lors affranchi du rôle précis que lui assignait, au village, le faisceau croisé des regards d’autrui, fut conduit, tout au contraire, à s’investir en une compétition permanente dans l’accomplissement de ses fonctions, afin de conquérir à chaque instant un statut socio-professionnel désormais lié à ce qu’on ne tardera pas à concevoir comme ses « performances ». D’un univers fondé sur le réseau relationnel, où l’identité de chacun lui était conférée par sa place au sein de la communauté, on bascula dans un univers fondé sur les fonctions, où l’identité découle des fonctions professionnelles occupées et des performances accomplies sur ce plan et matérialisées par un certain « niveau de vie ». Ainsi le système libéral a-t-il contraint des individus désormais extraits de leur cadre communautaire traditionnel à s’affirmer en donnant le meilleur d’eux-mêmes dans l’accomplissement de leurs fonctions.

Ainsi atomisée en individus seuls sommés de devenir des personnes autonomes, la société moderne pose néanmoins comme postulat leur identique valeur, donc leur vocation à l’égalité devant les règles de la vie collective. Si, en effet, la liberté est la plus fameuse des valeurs autour desquelles la philosophie des Lumières a organisé le monde nouveau, elle n’est peut-être pas la plus importante. Le postulat selon lequel un homme en vaut un autre, indépendamment de ses accomplissements, fut – et demeure toujours – probablement plus révolutionnaire encore, eu égard à la puissance des hiérarchies et des phénomènes d’allégeance dans les sociétés traditionnelles. Et la Révolution française semble avoir clairement conçu que seule la destruction des solidarités spontanées, parcellaires, locales, affectives, fondées sur les liens communautaires, pouvait permettre l’adhésion de chacun aux valeurs fondatrices de l’ordre nouveau, fondé sur la Raison, et établissant l’égalité aussi bien que la liberté. Telle était, par exemple, très clairement, l’inspiration du projet Siéyès-Thouret de découpage administratif du territoire présenté devant l’Assemblée nationale le 29 septembre 1789 : fondé sur quatre-vingt-un départements carrés identiques, divisés chacun en neuf districts carrés comptant chacun à leur tour neuf cantons carrés, ce projet cherchait à « disloquer » définitivement la mosaïque hétérogène des circonscriptions administratives de l’Ancien Régime, à briser la multiplicité des affinités locales pour détruire l’ « esprit de province » et faire émerger « un véritable esprit national » (Thouret). Cette rigoureuse uniformité institutionnelle devait être la garante de ce qui, avant même la liberté, apparaissait comme la valeur centrale de la société nouvelle : l’égalité devant la loi.

Si ce découpage ne fut pas retenu, l’esprit qui le sous-tendait anima pourtant toute l’œuvre administrative de la Révolution, puis celle des Premier et Second Empires, enfin celle de la IIIème République : la destruction du tissu relationnel local conditionne la naissance du citoyen, de l’administrateur comme de l’administré, mais aussi de l’agent économique « libéral ». Sous la Vème République, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a mis en oeuvre à près de cent reprises, dans les domaines les plus variés, un principe d’égalité à ses yeux essentiel : égalité devant l’impôt, égalité devant la justice, égalité devant les charges publiques, égalité du suffrage, égale admission aux emplois publics, égalité dans le déroulement de la carrière des fonctionnaires, égalité devant la loi pénale, égalité entre Français et étrangers, identité des collectivités territoriales de même catégorie, par exemple. Et Alain TOURAINE estime que le principe d’égalité de traitement de citoyens égaux en droits se trouve au cœur des valeurs républicaines, alors que la libre expression des intérêts collectifs divergents constitue l’axe de la procédure démocratique.6

Un séjour prolongé au milieu de cultures encore rurales et pétries de relationnel permet de ressentir avec acuité à quel point l’existence dans les cités des pays industrialisés se caractérise par la faible intensité de la vie de relation. Le citadin semble ressentir comme une libération d’échapper à l’omniprésent contrôle social marquant les cultures rurales et de vivre à sa guise, affranchi de la constante censure du regard d’autrui, comme des pesantes et immuables hiérarchies des sociétés communautaires. Par ailleurs, compétition et concurrence y constituent la trame non seulement de la vie professionnelle mais aussi de l’ensemble des rapports sociaux : être jugé faible représente dès lors un risque de chaque instant, dont les conséquences peuvent être ressenties comme désastreuses, et chacun évite donc de se livrer, à l’occasion d’échanges personnels, et reste sur son quant-à-soi, maintenant délibérément avec autrui une distance protectrice. Et cette distance affective délibérément établie et maintenue permet à chacun, libéré des interférences de type affectif comme des obligations communautaires d’échange de services, de donner le meilleur de lui-même dans l’accomplissement de ses fonctions au sein des institutions publiques comme des entreprises, de se reconnaître dans ces institutions, et d’accepter les règles générales et impersonnelles qu’elles émettent.

Les vives réticences manifestées par les élites africaines aux propositions fédérales qui leur avaient été faites se sont alors éclairées. L’observateur extérieur, tentaient-elles d’expliquer, se fait de la vie de village et de la culture communautaire une idée excessivement favorable, comme s’il s’agissait à ses yeux d’une sorte de paradis perdu. La réalité est beaucoup moins séduisante : « pourquoi parlez-vous de solidarités ? Ce terme a une connotation beaucoup trop positive ! Il s’agit d’obligations, auxquelles nous ne pouvons pas échapper ! », s’est-on entendu dire avec véhémence, il y a quelques années, à Brazzaville… « Voici les maisons construites avec les matériaux qui m’ont été volés par mes propres cousins ! », a-t-on, de même, entendu récemment dans un village de la forêt camerounaise… Et l’observation des haines engendrées dans maints villages de France par les élections municipales – qui s’y déroulent pourtant souvent à liste unique tant la proximité fait obstacle à ce qu’elles soient réellement disputées, donc fait obstacle à la démocratiemontre bien l’unité foncière du monde rural, par-delà les cultures… Décidément, la communauté n’est pas l’harmonie, mais l’assujettissement de chacun à des logiques collectives. « Conviviales » certes, fournissant entraide et sécurité bien sûr, les relations communautaires sont en même temps étouffantes pour la personne, qu’elles privent de toute liberté d’action comme de parole au profit du petit groupe des anciens (à la forme d’esprit archaïque aux yeux des moins âgés) et qu’elles assujettissent à mille obligations collectives la spoliant, notamment, des fruits de ses propres efforts – ou la décourageant d’en accomplir par les manifestations de jalousie que suscite dans ces milieux clos toute réussite personnelle. Ainsi la perspective d’un retour à l’univers local, où une politique d’inspiration fédéraliste aurait escompté trouver enfin ces solidarités mêmes qui font si cruellement défaut au niveau national, apparaît-elle inacceptable à des élites de formation plus ou moins européenne considérant l’autonomie de la personne comme un progrès fondamental et ne pouvant envisager sur ce plan aucune régression. Proposer une telle voie est donc vain…

Une déconcentration solide, socle de l’Etat moderne ?

La distance, un certain anonymat, apparaissent donc comme des composantes d’une organisation sociale fondée sur une éthique fonctionnelle, sur la neutralité et l’égalité dans l’accomplissement par chacun de ses fonctions. C’est là, certes, la condition du libre jeu de la concurrence, dont la nécessité est aujourd’hui avérée comme moteur de l’efficacité économique donc de la prospérité collective. C’est aussi la clé de l’égalité de traitement dans l’application des règles de droit comme dans les prestations des services publics, et d’innombrables précautions institutionnelles ont d’ailleurs pour but d’assurer cette distance, cet anonymat : le secret du vote, les procédés de passation des marchés publics, le recrutement de la fonction publique par concours, l’anonymat des copies d’examen, l’affectation des agents publics fraîchement recrutés à l’autre extrémité du territoire, les fréquents mouvements préfectoraux, ne constituent qu’un aperçu de ces dispositions destinées à assurer l’étanchéité entre l’affectivité d’une part, la gestion des affaires publiques d’autre part.

Si l’aptitude de nos institutions publiques à assurer à tous un traitement identique en demeurant extérieures aux réseaux relationnels est bien une clé de leur légitimité – bien avant l’existence d’un supposé consensus national – la démarche précédemment proposée pour refonder les institutions africaines, consistant à aller chercher au niveau local une solidarité absente du niveau national, serait totalement contre-productive. La vie locale est en effet, par sa nature et son échelle mêmes, faite d’un tissu de relations, d’un réseau d’affinités et d’inimitiés, et l’atmosphère qui y prévaut est à la fois chaleureuse et délétère. Y dégager un intérêt public du faisceau des intérêts privés s’y avère particulièrement difficile, tant par la détérioration des relations quotidiennes que cela entraîne, que par la simple conviction de l’opinion locale que la décision, quelle qu’elle soit, ne peut qu’être motivée par la subjectivité… En d’autres termes, croyant fonder la légitimité des institutions locales sur le réseau des droits et obligations mutuels qui forme la trame de la vie communautaire, on s’exposerait à une autre forme d’illégitimité que serait l’impossibilité (réelle mais aussi présumée) de toute égalité de traitement.

La demande de décentralisation est essentiellement le fait des élus locaux, au nom de la démocratie, au nom d’une gestion plus efficace des problèmes locaux. Mais les priorités ressenties semblent bien se situer ailleurs. Que des nationalistes corses puissent, après six années d’application du Statut particulier de la région de Corse, estimer en public que « à tout prendre, les préfets géraient mieux la Corse que nos élus » ; que des fonctionnaires territoriaux d’expérience puissent soupirer : « certes, avec les nouveaux pouvoirs des maires et présidents de conseils généraux, la gestion des affaires locales est plus démocratique qu’auparavant, mais à quel prix… », faisant clairement allusion au développement des phénomènes de copinage et de clientélisme ; que tel maire nouvellement élu se navre précisément de la « marée » des demandes de passe-droits venant de ses camarades d’enfance ; que l’opinion martiniquaise se félicite de ce qu’un nouveau préfet soit plus distant que son prédécesseur, délibérément plus accessible quant à lui ; qu’un petit commerçant marocain, interrogé sur son pays, fasse cette bouleversante réponse : « au Maroc, Monsieur, nous avons tout ce qu’il nous faut. Il ne nous manque qu’une chose : la Loi ! » ; que le wali (préfet) de Tlemcen, demeuré exceptionnellement longtemps en place, conduise son successeur devant une pile de dossiers et lui recommande de s’en occuper sans tarder, expliquant : « moi, je n’ai pas pu : je les connais ! » ; qu’un Corse membre du corps préfectoral refuse une affectation en Corse, considérant qu’il lui serait impossible d’y exercer correctement ses fonctions ; qu’un jury d’examen, dans une université africaine, se réjouisse de la présence d’un enseignant français, auquel on pourrait donc – avec soulagement – imputer l’impossibilité de donner aux candidats recommandés par les parents et amis le « coup de pouce » salvateur ; qu’un participant britannique à un colloque parisien sur la décentralisation exprime son exaspération devant les gémissements réitérés de ses collègues français sur la centralisation archaïque de notre pays, passe en revue les ferments de désagrégation à l’œuvre dans les pays limitrophes (Irlande du Nord, Pays Basque et Catalogne, Italie du sud/Italie du Nord, Suisse romande/Suisse alémanique, Wessis/Ossis, Wallons/Flamands) et conclue : « La France, seule, quoique le plus vaste pays du continent, est indemne de tels phénomènes ; elle est le pays le plus pacifique d’Europe, et ne serait-ce pas dû à 200 ans de carcan jacobin ? » ; que la fédération yougoslave, que l’on avait cru bon de donner en exemple à l’Afrique centrale, explose en d’atroces violences intercommunautaires ; que la fédération nigériane se soit avérée plus rapidement encore que les Etats unitaires francophones qui l’entourent incapable d’instaurer l’Etat de droit et ait, plus tôt encore que ceux-ci, plongé dans le chaos ; que tel haut-fonctionnaire allemand dise à son homologue français son admiration pour l’efficacité de l’organisation administrative française centralisée ; que l’on apprenne, après s’être entretenu à Cayenne avec un chef amérindien, brillant défenseur des particularismes culturels de sa communauté, que les adolescents de ladite communauté s’efforcent de la quitter pour la ville… tous ces indices – et d’autres encore – incitent à penser que l’établissement délibéré d’une distance entre ceux incarnant l’autorité, d’une part, et les administrés, d’autre part, qui fut le souci premier de la République jacobine, répond à un besoin primordial tout à la fois d’égalité de traitement, de pacification des rapports sociaux, et de respect de l’autonomie de la personne.

Et l’image très forte de l’institution préfectorale dans notre pays et au-dehors lui a été précisément conférée par un mode de recrutement, un statut et une gestion la maintenant résolument à l’extérieur des réseaux relationnels locaux et lui permettant ainsi une neutralité et une objectivité dans la mise en œuvre des règles comme dans la gestion des services publics que l’administré apprécie, et qui compense – largement, semble-t-il – l’aspect unilatéral, autoritaire, non-démocratique, d’un tel mode d’administration.

Peu accoutumées certes au choix démocratique des hommes animant les institutions, les cultures rurales s’avèrent par contre tout à fait sensibles à l’égalité de traitement, et avides d’en bénéficier. Dès lors, c’était probablement se fourvoyer que proposer – durant une douzaine d’années – aux pays d’Afrique sub-saharienne de conférer l’essentiel des pouvoirs à des élus régionaux issus de la culture locale et intégrés aux réseaux de droits et d’obligations mutuels qui la sous-tendent, dans l’espoir d’indigéniser les institutions et d’en responsabiliser les animateurs aux yeux de leurs administrés : le fédéralisme ethnique aurait été gros de régressions, que les élites de ces pays percevaient d’ailleurs plus clairement que leur conseilleur… Les difficultés et les risques d’une telle politique seraient, on le comprend maintenant, considérables : la délimitation des groupes culturels pertinents ne pourrait être qu’arbitraire, tant leur existence relève de la perception plus que de l’essence7 ; fonder le politique sur une appartenance culturelle engendrerait les pires déviations autoritaires et racistes8; enfin asseoir les institutions du groupe sur l’invocation de ses « valeurs propres » serait fréquemment tenir ses membres à l’écart d’acquis comme la démocratie, la primauté de la personne, la liberté et l’égalité, dont il serait téméraire – voire moralement scandaleux de notre part – d’affirmer qu’ils n’ont pas valeur universelle9.

Prenant le contre-pied de la politique naguère suggérée, on incite donc aujourd’hui les Etats africains à accorder la priorité à une déconcentration forte, reposant sur un corps préfectoral solidement formé, doté de moyens importants lui conférant une réelle autorité, et géré de manière à ce que ses membres n’aient et ne se constituent aucune attache dans leur circonscription d’affectation.

L’histoire des institutions publiques françaises semble d’ailleurs confirmer le bien-fondé d’une telle priorité, comme les dangers des propositions de forte décentralisation concernant les Etats de formation récente. Elles se sont en effet construites sur les administrations de l’Etat, centrales et déconcentrées, faisant longtemps prévaloir l’égalité de traitement (par la centralisation et l’uniformité des structures administratives comme des règles applicables) sur la démocratie, notamment sous sa forme locale. Celle-ci n’a été introduite, y compris sous l’aspect de la décentralisation, que par la IIIème République, une fois l’uniformité juridique et l’égalité de traitement assez fermement assises dans notre culture collective pour ne point se trouver ébranlés par la réactivation des réseaux relationnels locaux.

On pourrait, certes, rétorquer que telle fut bien, dans son esprit, la politique ultra-jacobine menée en Afrique dès les indépendances sous la forme de la démocratie unanimitaire : la Raison résidait au Centre, les périphéries rurales devaient suivre, et l’on brûlerait ainsi les étapes vers la construction de la nation et d’une économie moderne, la légitimité procédant de l’adhésion au projet du Centre… Mais la vraie légitimité s’est avérée résider dans l’aptitude des dirigeants à admettre un nombre croissant d’enfants de paysans pauvres au banquet de l’Etat10, avatar du banquet du Blanc, conduisant ainsi ces Etats à la banqueroute, donc aux politiques d’ajustement structurel qui ruinèrent, précisément, les seuls fondements de leur légitimité. L’image de l’Etat-pourvoyeur est peut-être aujourd’hui suffisamment anéantie pour cesser d’exercer sur les esprits les effets profondément délétères qui détournèrent l’Afrique de tout développement, et la reconstruction d’une solide administration déconcentrée de l’Etat serait probablement un meilleur chemin que le fédéralisme ethnique pour établir enfin l’Etat de droit.

Une telle analyse ne semble pas, néanmoins, pouvoir s’appliquer aux territoires périphériques de la République française…ou retourna l’observateur après ses années béarnaises.

III) A LA RECHERCHE DE LA RESPONSABILITE POLITIQUE

En Corse et dans les Départements d’Outre-mer s’exprime depuis un quart de siècle, de manière de plus en plus claire, voire violente, une revendication de décentralisation plus accentuée, voire d’autonomie, qui remet d’autant plus douloureusement en question l’idéologie unitaire sur laquelle repose notre contrat social qu’elle affecte la République intra-nationale, c’est-à-dire le bloc des départements, où s’appliquent en principe des règles uniformes. S’entretenir dans la confortable illusion que ces revendications « décolonisatrices » ne sont le fait que d’une proportion très minoritaire des populations concernées atténue certes le désarroi de l’opinion comme de l’élite nationales mais accule les pouvoirs publics à n’ouvrir les yeux que lorsque les y contraignent de sérieuses atteintes à l’ordre public et l’évidente impossibilité de recourir à la coercition sans dresser l’opinion locale contre l’Etat. Ce dont il s’agit en réalité, c’est d’un réel déficit de légitimité de nos institutions aux yeux de ces peuples : la citoyenneté est une culture, héritage d’une histoire, et notamment d’une histoire économique partagée, elle n’est pas une simple morale dont on pourrait obtenir le respect par des objurgations réitérées. Il faut n’avoir jamais vécu ni en Corse ni dans un département d’outre-mer pour s’arrêter aux apparences et ne pas voir que, dans le profond, la France périphérique demeure éloignée des logiques de l’Etat moderne. En prendre enfin acte conduit à n’escompter l’indispensable républicanisation de ces cultures que de l’octroi à ces territoires d’un régime d’autonomie radicale.

La France périphérique demeure éloignée des logiques de l’Etat moderne.

La notion d’institution, tout d’abord, issue d’un effort collectif et de longue haleine pour fonder l’organisation de la Cité sur la raison, trouve très difficilement sa place dans les sociétés restées à l’écart de la révolution industrielle et du puissant mouvement d’urbanisation et d’affirmation de l’individu qui l’accompagna, sociétés dans lesquelles solidarités et antagonismes ont de tous temps été fondés sur l’affectivité, regroupant les personnes apparentées – ou s’imaginant telles – dans la sphère intérieure, celle des obligations d’entraide, de dons et contre-dons, caractéristiques des cultures rurales, rejetant les autres dans la sphère extérieure, celle de la méfiance, de la rivalité, de la jalousie. Dès lors ces cultures, où l’identité de chacun lui est conférée par ses relations bien plus que par ses fonctions, manifestent chaque jour de grandes difficultés à percevoir les institutions au-delà des personnes physiques qui les font fonctionner. Les notions d’Etat – personne morale incarnant la Nation -, de loi – règle de portée générale et impersonnelle -, comme celle de citoyenneté – supposant l’exercice anonyme de droits et d’obligations identiques pour tous – demeurent donc fort abstraites pour ces sociétés habituées aux échanges de services sur une base relationnelle. Et ce malentendu fondamental prive les institutions d’une grande partie de la légitimité dont elles jouissent au Centre

Ces pesanteurs culturelles privent aussi les mécanismes démocratiques d’une large part de leur signification. Les cultures de la France périphérique ont fréquemment (c’est le cas de la Corse, c’est moins celui des D.O.M.) conservé des solidarités de type vertical – les communautés d’essence familiale regroupant des personnes de niveaux socio-professionnels parfois très différents unies par des obligations d’échanges mutuels de services – et ne basculent que lentement (les D.O.M., marqués par les douloureuses hiérarchies de la société de plantation, sont plus avancés que la Corse sur cette voie) vers le schéma horizontal des classes sociales unies par des intérêts socio-économiques partagés. Il n’y aurait rien là de déplorable si les mécanismes de la démocratie libérale n’avaient été, précisément, conçus par et pour des sociétés marquées par l’antagonisme des intérêts et des attentes des différentes classes, ces mécanismes ayant pour but de permettre leur libre expression pour en dégager pacifiquement, au moyen du suffrage, un compromis, lequel est traduit en règles de droit nouvelles.

Ce qui s’affronte donc en réalité, sur la scène politique de ces pays, ce ne sont pas des visions différentes de l’avenir de la Cité, correspondant aux attentes antagonistes de catégories sociales aux intérêts objectivement divergents, mais – dans une mesure certes variable – des groupes désireux d’accéder au pouvoir afin de faire bénéficier leurs membres des privilèges qui y sont attachés. Pour ces cultures les institutions publiques ne représentent guère ces lieux où se prennent des décisions d’intérêt général et où se gèrent les services publics, mais plutôt des gisements de richesses sans maître (richesses matérielles ou symboliques) à se répartir à travers les réseaux relationnels : de leur point de vue, l’Etat (ou la collectivité décentralisée) est ainsi, d’une certaine manière, quelque chose de comestible…Et la vie « politique » locale se trouve donc à la fois dépolitisée, car l’enjeu n’est pas le choix d’un avenir pour la Polis, et surconflictuelle, par le constant affrontement des groupes désireux de s’emparer des attributs du pouvoir, fascinants pour des sociétés marquées par une misère encore récente, dans le but de les répartir entre leurs membres.11 Il s’agit bien là d’un véritable dévoiement des procédures démocratiques, conséquence non point d’on ne sait quelle immoralité, mais d’une vision du monde héritée d’un passé encore récent, autrement dit d’une culture. Et un tel dévoiement, naturellement, prive les règles émises par les institutions ainsi constituées d’une véritable légitimité démocratique, ces règles étant perçues comme prises exclusivement dans l’intérêt du clan au pouvoir… même si tel n’est pas le cas.

Méconnaissant la notion d’institution, détournant – dans une mesure variable – les mécanismes démocratiques, la France périphérique demeure en outre extérieure aux valeurs républicaines, centrées sur l’égalité face à la règle. Ces territoires insulaires – ou quasi-insulaires – ont en effet partiellement échappé aux brassages de populations et au mouvement d’homogénéisation culturelle délibérément organisés par l’Etat jacobin afin de casser les particularismes locaux et d’instaurer entre le pouvoir et les administrés cet anonymat, cette distance, qui seules permettent l’égalité de traitement. Fondée sur les relations et non pas sur les fonctions, ces sociétés ne peuvent en effet guère reconnaître de légitimité aux règles de portée générale et impersonnelle, issues de la volonté d’un pouvoir anonyme et prétendant s’appliquer indistinctement à des administrés anonymes. Dans ces mondes où l’identité de chacun lui est conférée par la place qu’il occupe dans un réseau relationnel déterminé, la règle générale et impersonnelle (la loi, le règlement) n’a aucun sens puisqu’elle ne s’insère pas dans l’entrelacs des dons et contre-dons, des services demandés et rendus à l’intérieur d’un système communautaire donné. Dès lors, la demande et l’octroi de passe-droits sont au contraire considérés comme le mode de relation normal et légitime avec l’Administration, à plus forte raison s’il s’agit de celle de collectivités décentralisées, administrées par des élus locaux auxquels peuvent vous relier mille liens relevant de l’affectivité. En d’autres termes, les réseaux relationnels qui « font » les élections (nationales ou locales) servent ensuite de canal privilégié à la fourniture de leurs prestations par les collectivités publiques, et entraînent une inégalité foncière devant la règle qui ruine la crédibilité des institutions et contribue encore à priver de légitimité les normes que celles-ci feignent de mettre en application sur l’ensemble du corps social.

Enfin ces populations trouvent dans leur histoire propre d’autres motifs de défiance envers l’Etat. Les Corses, on l’a dit, ont toujours eu à se préserver de la domination de puissances étrangères venues de la mer : ils ont hérité de ce passé une profonde culture de résistance qui les conduit, aujourd’hui encore, et à leur insu, à refuser toute confiance à l’Etranger et toute légitimité à ses institutions et à ses règles, au profit d’un repli à la fois rassurant et étouffant sur les connivences et les conflits internes du monde corse. Les populations des Départements d’Outre-mer, héritières de l’inguérissable humiliation engendrée par l’esclavage et fréquemment blessées par le regard du Blanc, cherchent une compensation dans la conviction de détenir sur la France une inextinguible créance : la départementalisation de 1946 a été et demeure le support juridique par lequel la République s’acquitte de cette dette. Mais le ressentiment né de l’esclavage, ainsi que l’humiliation qu’engendre aujourd’hui la conscience d’une situation d’assistance, se combinent avec la faible légitimité reconnue à un Etat blanc pour susciter non seulement des incivismes quotidiens traduisant un certain rejet de la loi française, mais aussi des rancoeurs croissantes que capitalisent aisément les mouvements autonomistes ou indépendantistes. La formule « marronnage institutionnel » est d’ailleurs couramment utilisée par les intellectuels et élus des départements français d’Amérique pour décrire, crûment, le désir profond de ces populations d’échapper aux contraintes de la République comme leurs ancêtres esclaves s’efforcèrent d’échapper à leurs maîtres…

Eloignés, on le comprend, des logiques des institutions publiques modernes, et quotidiennement rétifs aux contraintes que comporte l’ordre républicain, la Corse et les Départements d’Outre-mer pourraient, peut-on penser, en faire l’apprentissage par le truchement d’un régime d’autonomie poussée.

Un régime d’autonomie poussée permettrait la républicanisation des comportements.

Se trouver à la périphérie de l’un des pays du Centre présente pour ces territoires maints avantages : la garantie d’un niveau de vie élevé malgré une activité économique faible – situation caractérisant aussi maintes fractions du territoire hexagonal, et qui n’a rien d’illégitime – et l’assurance d’un fonctionnement régulier des services publics malgré la persistance d’une culture politique encore pétrie de subjectivité. Mais cette dépendance économique et politique entretient humiliation et ressentiment, d’une part, tout en incitant à des comportements pervers, d’autre part, et constitue ainsi un obstacle à une maturation des esprits dont tous ressentent pourtant, plus ou moins clairement, la nécessité. L’issue ne résidera certainement pas dans une simple progression de la décentralisation accompagnée d’un développement supplémentaire des transferts publics et des exonérations fiscales : elle doit être recherchée dans un basculement vers un statut non pas plus périphérique mais plus central. On ne renvoie pas ici à une recentralisation au bénéfice de Paris, mais au contraire à l’érection – au moins partielle – de ces territoires en centres politiques autonomes, par le rapatriement sur place des mécanismes de la responsabilité politique.

Ces pays ne connaîtront en effet probablement aucune avancée sérieuse, même en matière économique, aussi longtemps que la culture politique qui y prévaut déniera toute légitimité autre qu’alimentaire aux institutions, ainsi qu’aux règles de portée générale et impersonnelle que celles-ci émettent. Il importe donc en priorité de rechercher les moyens d’établir enfin une telle légitimité. L’Etat moderne, ainsi que ses démembrements que sont les collectivités décentralisées, puisent la leur – de même que celle des règles qu’ils édictent – dans la constante interaction des deux fonctions dont ils sont chargés : la fonction politique, ascendante, visant à élaborer pacifiquement, au moyen des procédés démocratiques, un compromis entre les attentes antagonistes présentes dans le corps social, compromis traduit en nouvelles règles de vie collective, et la fonction administrative, descendante, visant à mettre en application ces règles de manière autoritaire mais égalitaire grâce à la distance délibérément établie entre dépositaires du pouvoir et administrés. Le citoyen exprime ses attentes – quant au contenu des règles dont il espère l’adoption – par le truchement des mécanismes démocratiques ; les organes issus des élections adoptent les règles conformes aux attentes de la majorité ; ces règles, censées incarner l’intérêt général, sont mises en œuvre auprès des administrés selon les procédés autoritaires et égalitaires caractérisant le droit public ; enfin les citoyens expriment leur appréciation de la politique ainsi conduite lors du renouvellement de l’organe délibérant. L’enchaînement, en boucle, de ces fonctions ascendante, descendante, puis ascendante, établit la responsabilité des gestionnaires devant leurs électeurs et fonde leur légitimité ainsi que celle des mesures qu’ils prennent.

Tout est perdu lorsque ce cycle n’est pas perçu par les administrés-citoyens comme étant fermé, mais incomplet, béant, par le haut en quelque sorte, vers un lieu de pouvoir ressenti comme inaccessible, hors d’atteinte, situé dans un autre univers. C’est précisément le cas dans les D.O.M. et en Corse, où l’opinion comme les élus s’estiment sous tutelle d’un Centre géographiquement éloigné certes, mais surtout culturellement étranger à l’univers local : l’Etat est vécu par les Corses comme celui des pinzutti12, par les Antillais et Guyanais comme celui des Blancs, et dans l’un et l’autre cas admiration, complexe d’infériorité et ressentiment s’opposent à l’appropriation de ces institutions centrales, incitant au contraire à une posture purement revendicative envers elles. Rien ne sera possible tant que de telles attitudes perdureront dans les esprits. Or aucun n’indice n’annonce, sur place, une telle réconciliation, une telle appropriation, bien au contraire : sentiment d’appartenance à la Nation française et culture républicaine semblent en régression parmi les tranches d’âges ayant grandi dans la pléthore matérielle contemporaine…

Il importe dès lors de sortir de cette situation périphérique, où la légitimité des institutions publiques est essentiellement d’ordre alimentaire et les contraintes de la loi ressenties comme inacceptables, ce qui dresse un persistant obstacle à l’Etat de droit. L’adoption pour ces pays d’authentiques statuts d’autonomie, inspirés de ceux dont jouissent ou ont joui nombre de nos Territoires d’Outre-mer depuis 1961, permettrait de refermer sur place la boucle, le cycle politique-administration-politique et d’exposer les élus locaux à la pleine responsabilité de leur gestion, donc les électeurs à la pleine responsabilité de leurs choix des hommes. L’actuelle béance du système vers le Centre, à la fois vilipendé pour les pesanteurs dont il grèverait les initiatives des élus locaux et sollicité pour l’octroi de transferts publics nouveaux et d’exemptions fiscales supplémentaires, se trouverait enfin obturée. Serait ainsi imposée à ces sociétés et à leur classe politique une pleine responsabilité des affaires locales, qu’elles réclament et craignent à la fois tant elles se savent encore éloignées de la culture politique – démocratique autant que républicaine – qui conditionne le bon fonctionnement de nos institutions.

Attendre d’un tel régime d’autonomie – notamment fiscale et douanière, à l’instar des Territoires d’Outre-mer – une immédiate amélioration de la gestion de la chose publique au plan local serait illusoire, et l’opinion, sur place, exprime d’ailleurs volontiers son angoisse à ce sujet tant est dramatiquement négative l’image des élus, en Corse comme dans les D.O.M., et tant ces peuples, fondamentalement, n’ont aucune confiance en eux. Mais l’on pourrait en escompter des fruits à plus long terme : une telle pédagogie de la responsabilité devrait permettre – dans la douleur peut-être, car au prix d’une probable régression dans la rigueur de la gestion comme dans l’égalité de traitement des administrés, régression qu’appréhende d’ailleurs sans fard l’opinion locale – des maturations civiques et politiques, et cette nécessaire appropriation des institutions, cette indispensable républicanisation de la culture, que la tutelle de l’Hexagone semble avoir jusqu’ici empêchées, mais sans lesquelles rien ne sera possible.

CONCLUSION

Alors que l’Etat unitaire nie l’hétérogénéité du corps social pour mieux réaliser son homogénéité, la prise en compte d’un droit à la différence des diverses communautés le composant postule l’homogénéité de chacune d’elles, l’existence en son sein d’un consensus, d’une harmonie, que l’homo occidentalis idéalise comme un paradis perdu . Depuis le désert affectif des sociétés modernes, il lui prend alors de rêver des solidarités qu’il croit percevoir dans les sociétés communautaires, et de fonder sur elles des institutions enfin légitimes émettant des règles enfin respectées. Il faut du temps pour que se déchire le voile de son imaginaire et qu’il découvre – par les seuls indices qu’il pourra glaner, car ces peuples n’expriment rien de leur intimité, et leurs représentants mentent, y ayant intérêt – que l’enfer est proche du paradis qu’il imaginait, et que le désert affectif dont il se lamente lui garantit des biens inestimables : des relations pacifiées, la reconnaissance de son autonomie personnelle, et l’égalité de traitement face à la règle collective. Dès lors la préoccupation jacobine de la distance entre le pouvoir – légitimé néanmoins par les mécanismes démocratiques, lesquels postulent l’existence d’attentes collectives contradictoires – et les hommes n’apparaît plus comme démentielle, mais comme géniale, et profondément progressiste. Et la reconstruction d’une solide administration déconcentrée de l’Etat lui apparaît, s’agissant en tout cas des pays d’Afrique, un meilleur chemin vers l’Etat de droit que le fédéralisme ethnique.

La périphérie de la République française (Corse, Départements d’Outre-mer) a, pour sa part, fait de longue date la preuve de sa capacité à refuser les contraintes de la loi et à esquiver toute coercition en manifestant, en un efficace chantage quotidien, son refus de se reconnaître dans la Nation. La prépondérance des arrangements personnels au détriment de la règle générale y affecte la République, certes, mais plus encore ces populations elles-mêmes, assujetties par mille liens étrangers à la citoyenneté. On n’aperçoit d’autre issue que l’institutionnalisation des particularismes culturels quotidiennement invoqués, au moyen de statuts d’autonomie radicale situant résolument sur place l’intégralité de la boucle de la responsabilité des affaires locales. La différence étant prise comme principe d’organisation, se trouveraient ainsi jetées, cette fois-ci de l’intérieur, les bases d’une indispensable républicanisation des comportements, dont les peuples concernés seraient les premiers bénéficiaires.

Tel fut, pour l’instant, l’itinéraire d’un fédéraliste jacobin…

Publié originellement sous le titre « A la recherche de la légitimité de l’Etat » dans la  Revue française de Droit constitutionnel, n° 34, 1998, p.289.

1 MICHALON Th., Quel Etat pour l’Afrique ? Présence Africaine, n°107, 3ème trimestre 1978, p.13 à 56.

2 MICHALON Th., La République française, une fédération qui s’ignore ? Revue du Droit public, 1982, n°3, p.623 à 688.

3 MICHALON Th., A la recherche de la légitimité de l’Etat, in DARBON D. et DU BOIS DE GAUDUSSON J. (dir.), La création du droit en Afrique, Karthala, 1997, p. 131, et Revue française de Droit constitutionnel, 1998, p.289.

4 MICHALON Th., La France périphérique : crainte du marché et rejet de l’Etat. Revue politique et parlementaire, n° 1009-1010, nov.-déc. 2000 /janv.-fév. 2001, p. 107

5 Cf., BAYART J.-F., L’Etat en Afrique. La politique du ventre. Fayard, 1989.

6 Démocratie et république sont généralement confondues. La distinction qu’en a proposée Alain TOURAINE dans Qu’est-ce que la démocratie ? (Fayard, 1994) est lumineuse et permet d’avancer considérablement dans la réflexion sur les fondements de la légitimité de l’Etat moderne.

7 GIRAUD M. , Après la colonie, la nation ? Le devenir politique des départements français d’Amérique en question. Pouvoirs dans la Caraïbe, Centre de Recherche sur les Pouvoirs locaux dans la Caraïbe, Université des Antilles et de la Guyane, n° 12, 2001, p. 90 et s.

8 Ibidem, p.94 et s.

9 AMIN S., Pour une stratégie de la libération, in HURBON L. (dir.), Les transitions démocratiques, Syros, Paris, 1996, p. 321-335. Cité par GIRAUD M., op. cit. p.83

10 Cf. BAYART J.-F., L’Etat en Afrique. La politique du ventre. Fayard, 1989

11 On trouvera sur ce registre de passionnantes analyses du mode de fonctionnement des sociétés méditerranéennes, partiellement transposables à d’autres sociétés, dans GIUDICI N., Le Crépuscule des Corses, Grasset, 1997.

12 U pinzuttu, pluriel I pinzutti : le pointu, les pointus, termes péjoratifs désignant en Corse les Français « du Continent », par référence à la forme du couvre-chef porté par les soldats de Louis XV, qui conquirent l’île en 1769.