Alors que Mayotte est plus que jamais dans la tourmente, il nous a paru que cet article paru initialement en juin 2009 dans Le Monde diplomatique sous le titre “L’archipel des sultans batailleurs” éclairerait utilement nos lecteurs. MF.
Les raisons pour lesquelles Mayotte s’est efforcée de devenir un département français s’ancre dans l’histoire de son peuple. Elles sont liées à ce qu’a représenté pour elle l’annexion par la France : non pas un assujettissement mais, au contraire, la libération d’une domination plusieurs fois séculaire.
De peuplement essentiellement afro-malgache et de culture animiste, l’archipel des Comores, constitué des quatre îles de Ngazidja (Grande-Comore), Anjouan, Mohéli, et Maoré (Mayotte), fut lentement islamisé à partir du VIIe siècle, mais, surtout, à partir de l’arrivée, au XIIIe siècle, de quelques familles blanches provenant de Chiraz, en Perse. Se présentant comme d’origine noble, portant des noms à consonance arabe, ces familles – surtout implantées à Ngazidja et Anjouan, les deux îles les plus étendues – s’efforcèrent d’emblée d’asseoir leur domination, d’imposer à une culture matriarcale les conceptions patriarcales du monde arabo-musulman… et réduisirent les populations locales à l’esclavage.
L’archipel, à l’histoire agitée, ne constitua jamais une entité politique, ces familles « nobles » d’origine chirazienne – de plus en plus métissées d’ailleurs – fournissant à chaque île ses sultans successifsi. Les rivalités entre ces monarques donnaient lieu à de fréquentes expéditions militaires d’une île contre l’autre, à tel point que les Comores étaient connues dans la région comme l’ « archipel des sultans batailleurs »ii.
Mayotte, la plus malgache de ces îles et la moins marquée par la civilisation musulmane, fut cédée à la France par le sultan Andriantsouly en 1841. Les notables locaux ratifièrent cette cession et l’île devint une colonie. Une ordonnance royale de 1846 y abolit l’esclavage, ce qui contraignit les grandes familles féodales d’origine persane à s’exiler à Anjouan et à la Grande-Comore. Leurs domaines furent proposés par l’administration aux compagnies coloniales qui ne manifestèrent pour Mayotte qu’un intérêt modéré. Une partie de ces terres fut dès lors constituée en réserve foncière destinée à l’usage collectif des villages. Ainsi, en une dizaine d’années, « les Mahorais se trouvèrent débarrassés des sultans, de leurs querelles et de leurs impôts, libérés de l’esclavage et dotés de terrains pour leurs cultures vivrièresiii. » Leur conscience collective conserve de cette époque l’image d’une France tutélaire, apportant paix et liberté.
Pendant près d’un demi-siècle, Mayotte demeura, dans l’archipel, la seule île sous souveraineté française. Paris n’établit son protectorat sur Mohéli qu’en 1886, puis s’installa à Anjouan et à la Grande-Comore en 1892. Fut ainsi constituée la colonie de Mayotte et dépendances, administrée depuis Dzaoudzi, ce rocher rouge au milieu du lagon, où les sultans successifs s’étaient déjà, par prudence, établis. Leur annexion par la France assurait aux Mahorais un meilleur respect des règles coutumières pré-islamiques d’origine malgache ou est-africaine auxquelles ils étaient attachés, notamment par la mise en place d’une juridiction d’appel des décisions des juges coutumiers qu’étaient les Qadis. Et l’administration de l’ensemble de l’archipel à partir de Mayotte conféra à celle-ci un statut privilégié aux yeux de ses habitants : celui de fille aînée de la France dans le canal du Mozambique.
Le rattachement de l’archipel à la colonie de Madagascar, en 1912, ne devait guère nuire à cette image, Dzaoudzi demeurant le siège des administrations locales, avant de devenir le chef-lieu du Territoire d’outre-mer (TOM) des Comores, créé en 1946. Cependant l’institution, à côté de l’Administrateur supérieur du TOM, d’un Conseil général doté de compétences plus étendues que celles de ses homologues métropolitains fut ressentie comme un danger par les Mahorais. En effet, ses membres étaient élus en fonction du poids démographique de chaque île : dix conseillers pour la Grande-Comore, cinq pour Anjouan, trois pour Mayotte et deux pour Mohéli. La fusion de ces quatre circonscriptions en 1952 ne changea rien : la simple existence d’une assemblée élue – devenue Assemblée territoriale suite à la loi-cadre Defferre de 1956 – ramenait les Mahorais à leur modeste poids, et restituait le pouvoir aux grandes familles nobles…
Et le mauvais coup viendra effectivement de l’Assemblée territoriale : le 14 mai 1958, elle adopta une motion demandant le transfert du chef-lieu de Dzaoudzi à Moroni (Grande-Comore). A Mayotte ce fut la consternation, et des protestations furent adressées à l’administrateur supérieur comme au ministre de la France d’Outre-mer. La « fille aînée » se sentait trahie et spoliée. Des sources sérieuses, aussi bien sur place que parmi les fonctionnaires métropolitains en fonction aux Comores en 1958, indiquent d’ailleurs que les électeurs de l’île auraient, pour protester, voté majoritairement contre la Constitution de la Ve République au référendum du 28 septembre 1958. Mais les administrateurs en place auraient, sur ordre, reçu l’instruction de bourrer les urnes de bulletins « oui »…
Rapidement, toutefois, les Mahorais transformèrent leur dépit en stratégie : rechercher par tous les moyens la rupture avec le reste de l’archipel et, dans ce but, obtenir un ancrage sûr au sein de la République française. Devant la perspective d’un nouveau statut dans le cadre de la Constitution du 4 octobre 1958iv, et à l’initiative de Georges Nahouda, les notables de Mayotte se réunirent en « congrès »v le 2 novembre 1958 et, parfaitement conscients de l’inclination de Moroni pour le maintien du statut de Territoire d’outre-mer (TOM), demandèrent la transformation de leur île en Département d’outre-mer (DOM). Et lorsque l’Assemblée territoriale décida effectivement, le 11 décembre, le maintien de l’archipel en TOM, les quatre conseillers mahorais se prononcèrent seuls pour le statut de DOM… L’Union pour la défense des intérêts de Mayotte (UDIM), créée à cette fin, multiplia missions et pétitions auprès des administrations parisiennes.
Son particularisme ostensible livrera dès lors Mayotte aux représailles de Moroni. L’île ne recevra qu’une portion congrue des crédits d’équipement, les fonctionnaires mahorais seront systématiquement mutés sur d’autres îles, des bourgeois anjouanais (dont le futur président des Comores Ahmed Abdallah) acquerront plus ou moins régulièrement de vastes domaines à Mayotte, en même temps utilisée comme déversoir d’Anjouan, surpeuplée. Enfin Moroni s’efforcera de diviser les notables mahorais sans toutefois permettre à aucun de siéger au Conseil de gouvernement de l’archipel, présidé par Saïd Mohammed Cheikh.
Le transfert effectif des services administratifs de Dzaoudzi à Moroni en 1962 mit le feu aux poudres. Les femmes de Mayotte, inquiètes pour l’économie de l’île, manifestèrent, notamment en lançant des projectiles, en août 1966, sur la résidence de Saïd Mohammed Cheikh qui s’enfuit pour ne plus revenir. Mayotte s’installa ainsi dans une rébellion larvée envers les autorités territoriales. En février 1967, les femmes encore, conduites par M. Youssouf Sabili, attaquèrent la station de radio après la diffusion d’un discours de Cheikh : celui-ci riposta en mettant fin au mandat des quatre députés mahorais à l’Assemblée territoriale.
L’entrée en lice de M. Marcel Henry, métis originaire de l’île malgache de Sainte-Marie, va marquer la radicalisation et la structuration du mouvement qui se transforma en association sous le nom de Mouvement populaire mahorais (MPM). Dans la perspective du remplacement des députés démis de leurs fonctions, M. Henry constitua une liste qui fut élue avec 95 % des suffrages. Le MPM s’installa ensuite dans une situation de quasi-monopole politique : encadrement rigoureux de l’électorat lors des scrutins (une corbeille, placée non loin du bureau de vote, recevait les bulletins non utilisés…), pressions de toutes natures exercées sur les « serrer la main » favorables à l’unité de l’archipel, galvanisation des femmes par les deux pasionarias du mouvement, Mmes Zéna N’Déré et Zaïna Mérès. Enfin on mit l’accent sur l’aspect « pro-français » de l’action – notamment au moyen du slogan « Nous voulons rester français pour rester libres ! » – afin de garantir le mouvement contre toute répression, le maintien de l’ordre étant demeuré une compétence de la métropole.
La rupture avec Moroni se concrétisa d’année en année : Mayotte se vit privée d’équipements publics et, en sens inverse, ignora les représentants locaux de l’administration territoriale, les empêchant même de prendre pied sur l’île. Elle entrava enfin, par des méthodes parfois musclées, l’action de la minorité « serrer la main »…
Le décès de Saïd Mohammed Cheikh en 1970, et son remplacement par le prince Saïd Ibrahim, plus conciliant, ouvrit une période de détente marquée par la reprise des relations entre Mayotte et Moroni. Toutefois le MPM désarma d’autant moins que l’idée d’indépendance faisait son chemin à Moroni. Et ce fut la visite de Pierre Messmer, ministre d’Etat chargé des DOM/TOM, en janvier 1972, qui cristallisa la situation. Il fit une promesse qui devait se révéler lourde de conséquences : « Mayotte, française depuis cent trente ans, peut le rester pendant autant d’années qu’elle le désire. Les populations seront consultées dans ce but et il sera procédé, à cette occasion, à un référendum île par île. Si vous ne souhaitez pas vous séparer de la France, la France ne souhaite pas se séparer de vousvi. » Cette déclaration suscita, bien entendu, l’enthousiasme de Mayotte mais une vive irritation à Moroni.
Le 3 octobre 1974, le gouvernement de M. Valery Giscard d’Estaing déposa un projet de loi prévoyant « un décompte global des voix sur l’ensemble de l’archipel », solution conforme au droit international qui ne reconnaît que les frontières des entités coloniales. Mais le Comité de soutien au peuple mahorais, créé à Paris à cette époque, et les parlementaires partisans d’un « décompte île par île », notamment au Sénat, s’activaient. Sous l’influence de Pierre Messmer et de Michel Debré, alors député de la Réunion, la Haute assemblée imposa par amendement la consultation « des populations » au lieu de « la population », donc un décompte île par île. Les sénateurs contrecarraient ainsi la volonté de M. Giscard d’Estaing déclarant le 24 octobre : « Les Comores sont indivisibles : elles l’ont toujours été (…). Nous n’avons pas le droit, au moment de l’octroi de l’indépendance à l’archipel, de proposer qu’il soit mis fin à l’unité qui a toujours caractérisé l’archipel des Comores. »
Le 22 décembre 1974, 64 % des votants de Mayotte rejetèrent l’indépendancevii, qui recueillit au contraire plus de 99 % des voix dans le reste de l’archipel. M. Olivier Stirn, alors secrétaire d’Etat aux DOM/TOM, maintint néanmoins le refus gouvernemental de toute sécession de Mayotte et proposa une structure fédérale pour le futur Etat… refusée par Ahmed Abdallah, le nouveau chef de l’exécutif territorial. Et le 6 juillet 1975, prenant Paris de vitesse, la chambre des députés de Moroni proclama unilatéralement l’indépendance, à l’unanimité mais en l’absence des députés de Mayotte… qui, de leur côté, condamnèrent dans un télégramme adressé à Paris cette « décision illégale » et réitérèrent la demande d’un statut de département pour Mayotte. Ainsi se trouva consommée la rupture entre Mayotte et le reste de l’archipel, après dix-sept années d’efforts obstinés des notables de l’île, dont la plupart n’étaient d’ailleurs pas mahorais…
i Jean Martin, « L’histoire de Mayotte avant 1841 », in Olivier Gohin et Pierre Maurice (dir.), Mayotte, Centre d’études administratives et Centre d’études et de recherches en relations internationales et géopolitiques de l’Océan indien, université de La Réunion, 1992.
ii Thierry Flobert., Les Comores. Evolution juridique et socio-politique. Thèse de droit public, publication du Centre d’études et de recherches sur les sociétés de l’Océan Indien, université d’Aix-Marseille III, 1975.
iii Jean-François Hory, Relations entre le droit international et le droit interne dans l’affaire de Mayotte. Mémoire pour le Diplôme d’études supérieures de sciences politiques, université de Paris I, 1982.
iv L’article 76 de la Constitution de la Ve République ouvrait aux Territoires d’outre-mer la possibilité d’opter, pendant un délai de quatre mois, par un vote de leur Assemblée territoriale, soit pour leur maintien dans ce statut, soit pour l’adoption d’un statut, moins décentralisé, de Département d’outre-mer, soit pour celui, au contraire très autonome, d’Etat membre de la « Communauté ». Cette dernière option les faisait sortir de la République sans les faire basculer dans l’indépendance. C’est la solution que choisirent Madagascar et tous les territoires africains ayant accepté la Constitution, sauf Djibouti et les Comores, qui optèrent pour le maintien du statut de TOM.
v Selon la tradition, les notables et les vieux délibèrent des grandes décisions, notamment au niveau des villages.
vi C’est probablement à partir de cette époque que le Gouvernement accorda, sur fonds secrets, un soutien financier mensuel aux leaders du MPM…
vii Malgré les manipulations de l’administration territoriale, relevées par la Commission de contrôle des opérations électorales.