Encantado, que créa la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues alors que dans son pays sévissaient au même temps le Covid-19 et un certain Jair Bolsonaro, je ne saurais le comparer à aucun des spectacles de danse qu’il m’a déjà été donné de voir. C’est par les yeux et le cœur qu’il faut d’abord recevoir Encantado, se laisser charmer, au sens premier du terme, avant d’essayer d’en percer le sens. Se laisser, avant que de penser, émerveiller par la beauté des corps, la puissance et la singularité des figures imaginées, l’énergie que déploient ces onze danseurs, garçons et filles comme soutenus d’une force vitale, animés d’une étonnante pulsion de vie.
Le spectateur n’est pas sans remarquer un épais et long rouleau de tissu, posé au fond d’un plateau par ailleurs entièrement vide. Alors, dans un calme absolu, dans un mouvement d’une lenteur étirée, les onze corps, laissés dans l’ombre accroupis, déroulent jusqu’au bord de scène, comme en un rituel, ce qui se révèlera être un patchwork de tissus multicolores. Et ce sont ici non pas les voix, non pas une bande-son, mais les couleurs vives qui les premières hurlent, déchirant l’espace, éveillant la curiosité d’une salle comble – hélas troublée d’importuns bruits de gorge, comme si d’aucuns exprimaient ainsi un malaise lié au silence qui nous était donné. Un silence offert, si profond qu’il intrigue, ouvre l’attention, prépare à accueillir ce qui – déjà on le pressent – ne saurait nous laisser indifférents. Ne reste face à nous que cette surface de toiles multicolores, cette terre luxuriante à apprivoiser, à reconquérir, à refaire sienne, quand s’évanouissent dans les coulisses les corps, pour mieux revenir, l’un après l’autre, hanter l’espace et nous dire leur monde. Sublimer, par la danse, leur monde.
Seule, une première danseuse entre de nouveau, nue comme tous le seront, et cette nudité si belle, si sombre et si lumineuse à la fois, naturellement portée, est faite pour émouvoir, apporter au spectacle sa toute puissance, esthétique et charnelle. Sous le regard d’une autre, qui posée là au devant de scène, immobile statue d’ébène, nous donne le dos, elle se glisse et rampe et s’enfouit jusqu’à disparaître entière sous le tissu, s’en envelopper, devenir une étrange figure qui ira se métamorphosant au rythme de lents mouvements de reptation. Surgissant sans bruit tantôt côté cour tantôt côté jardin, tous réinvestissent progressivement les lieux, et l’on comprend alors que le patchwork n’était qu’un assemblage de couvertures juxtaposées, de celles qui se vendent peu cher sur les marchés populaires du Brésil. Chacune et chacun s’en empare, s’en drape, s’en couvre, s’en découvre, devenant animal fabuleux, totem indien, divinité africaine, prince princesse ou mendiant, esprit de la forêt, femme-sirène puis homme-sirène qui balancent vers nous leur longue queue textile ; tissus sculptés encore, en serpent à dresser ; tissus noués en coiffes fabuleuses ; masques et bergamasques… et même, sous le carré de tissu que tendent les bras ouverts, il me semble que serait suggérée la statue du Christ-Roi dominant le Corcovado, en un syncrétisme propre au Brésil.
Au silence a succédé le cri, sauvage, primal, lancé vers la salle, puis ce seront de lancinantes percussions qui iront grandissant, des chants enfin, répétitifs, ceux du peuple Guarani Mbya dans sa langue, entendus pendant une manifestation des Indigènes pour la reconnaissance de leurs terres, à Brasilia. Et si chacune et chacun joue d’abord sa propre partition, peu à peu c’est ensemble que l’on exécute la danse, à deux, à trois, tous réunis enfin, tantôt ronde tantôt file indienne en bord de scène, car il s’agit d’aller du particulier au collectif, de la solitude au partage, du trivial au sacré, du silence au chant qui éclate, du mutisme à la parole, fût-elle celle des corps. De se relever et d’être debout, non plus secret et caché mais dévoilé, et libre de tout tabou. Les tableaux s’enchaînent dans une sarabande débridée, à une cadence frénétique. Retenons cette triade de femmes portées très haut, géantes sereines et fières, comme en triomphe ; cette métaphore d’une société esclavagiste, le maître se pavanant sur le dos de ses serviteurs soumis, ravalés au rang de bêtes de trait ; ou cette parodie de chorégraphies télévisuelles des temps modernes… Mais l’heure écoulée, si brève, tous soudain repartiront, comme ils étaient venus, Humains revêtus de leur seule nudité pour avoir au-delà de l’épaule rejeté, dans un geste de dédain, les chiffons dont ils n’ont plus l’usage.
L’originalité de ce spectacle, fourmillant, chamarré et baroque, son intelligence, naissent aussi de cette indifférenciation des corps, dans laquelle sexe et genre n’ont plus d’importance, jeunes femmes voluptueuses autant qu’androgynes, jeunes hommes au corps athlétique autant que dotés de féminines rondeurs, capables de mimer la grossesse ou la danse fessue de matrones africaines. L’essentiel étant que le corps exulte, corps noir ou corps indien que nièrent certains gouvernements, mais corps réconciliés, corps féminins, masculins, corps gays, corps transgenres…
Encantado, « Le choix de ce titre est né du désir d’utiliser la magie et l’incantation pour guider notre processus créatif », affirme la chorégraphe. Encantado, comme enchantement, émerveillement, magie et sortilèges, et pour citer encore Lia Rodrigues, les Encantados comme « entités afro-américaines, esprits de la nature, se déplaçant entre ciel et terre, et revêtant des formes différentes ». Et la danse, de force et de colère et de joie, jusqu’à la transe, pour renaître, se réapproprier son identité, réintégrer son propre espace, reprendre possession de ce qui vous avait été un jour enlevé. La danse pour « réenchanter le monde, réenchanter nos peurs ».