Une friandise qui fond lentement dans la bouche, et que l’on déguste en faisant durer le plaisir : telle est la sensation ressentie en lisant un roman de Patrick Modiano.
Il ne faut surtout pas se presser.
Ses œuvres sont courtes, une centaine de page.
Ses chapitres sont également très courts, d’où leur grand nombre.
Le charme de Modiano agit immédiatement, dès que vous découvrez ses livres.
Par un beau samedi de ce mois d’octobre 2023, j’étais allé flâner dans une librairie bien achalandée de Levallois, « Les Beaux Titres ».
Après en avoir choisi plusieurs, je me présente à la caisse pour régler mes achats.
Et là je tombe sur une pile de ce nouvel ouvrage, « La Danseuse », édité par Gallimard, dans sa présentation classique, d’une grande sobriété. Comme dans un supermarché, la mise en avant produit son effet, et je ne peux résister à un impératif désir d’achat.
Comment pourrait-on ne pas en prendre un exemplaire en main, comme tout achat d’impulsion, comme une friandise ?
Le charme a déjà commencé à agir, même avant d’avoir ouvert le livre. Mais de quel charme s’agit-il ?
- Du charme synonyme de plaisir et de séduction,
- Du charme caractérisé par l’attirance et la fascination,
- Enfin du charme un peu magique qui vous envoûte littéralement
En fait, cette triple acception du mot charme convient pour qualifier les œuvres de Modiano.
Ce ou ces charmes continuent à agir dès que, bien calé dans un bon fauteuil, les pieds surélevés par rapport au corps, vous attaquez la lecture, avec, pourquoi pas, en fond sonore, Nicolas Angelich jouant un nocturne de Chopin.
Il ne faut surtout pas lire vite, Modiano se déguste avec lenteur, ce qui permet une lecture à 2 niveaux, le premier pour suivre l’histoire que raconte le romancier, le second pour apprécier son style et essayer de comprendre sa méthode d’écriture.
Alors s’impose une première comparaison avec l’art pictural : Modiano commence par crayonner une première esquisse, un premier chapitre où quelques détails vagues et imprécis définissent une atmosphère.
« Brune ? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos. Les autres, sauf le petit Pierre, leurs visages se sont estompés avec le temps. D’ailleurs c’est un temps où l’on prenait beaucoup moins de photos qu’aujourd’hui »
La Danseuse de Edgar Degas
Dès le premier paragraphe, Modiano définit les limites de sa recherche mémorielle. On n’en saura pas plus sur la danseuse, son nom restera inconnu. Pas de photos, ce qui rend encore plus opaque le souvenir qui taraude l’auteur.
Il la situera dans le contexte de la chorégraphie de l’époque de l’après-guerre, en citant des noms de danseurs connus qu’elle semble avoir côtoyés, comme Marpessa Dawn ou Michel Panaïeff et un célèbre chorégraphe, Kniaseff.
Chaque chapitre va apporter de nouvelles informations à la recherche de l’écrivain, qui traque ses souvenirs, pour arriver à plus de précision, sans toutefois être sûr de leur réalité.
Modiano avance progressivement dans sa quête, détail après détail, sans jamais être sûr de rien.
Son tableau se précise touche par touche, chapitre par chapitre, tout en restant dans le flou.
Des chapitres de 1 à 4 pages, il y en aura 31 dans ce livre de 86 pages, juste le temps de préciser un peu plus l’esquisse, tout en laissant le lecteur dans le brouillard du souvenir.
Même les lumières participent à cette ambiance :
« Mais je n’ai pas un souvenir précis de la couleur des murs. Je crois qu’ils étaient d’une teinte assez sombre, et il me semble aujourd’hui que cet appartement je ne l’ai jamais vu en plein jour. Une lumière voilée, comme si les ampoules des lampes et du lustre dans le salon n’avaient pas le voltage suffisant ».
Patrick Modiano en 2014 l’année du Nobel
Comme dans ses autres romans, le héros marche beaucoup dans les rues de Paris. A chaque sortie il sillonne de nouveaux quartiers. Dans « la danseuse », on le voit aller de la place Clichy à la porte de Champerret en croisant le boulevard Pereire. Il rencontre Serge Verzini boulevard Raspail, accueille le petit Pierre à la gare d’Austerlitz. Quand on a vécu et travaillé à Paris, on a forcément pratiqué ces lieux à des époques différentes, et on croise alors les souvenirs de l’auteur.
Je me souviens de la rue Coustou, où je me rendais chez Claire Brétecher quand je travaillais avec elle. Les sensations de Modiano dans ces lieux, ce sont aussi les nôtres.
C’est dans cette rue que logeait la danseuse :
« la chambre qu’elle louait rue Coustou était toute proche du studio Wacker. Il suffisait de longer la façade du lycée Jules Ferry et de suivre le boulevard jusqu’à la place Blanche. Même au début de l’hiver, il y avait une certaine douceur dans l’air. Et quand il faisait froid les lumières du boulevard étaient encore plus vives et plus amicales… »
Cette description d’un parcours urbain a l’art de nous plonger dans l’atmosphère de l’époque. Mais elle pourrait s’appliquer au même parcours aujourd’hui. En ce sens on peut parler d’intemporalité.
On peut s’interroger sur la référence à la danse dans ce dernier roman, sachant que Modiano n’a pas l’habitude d’aborder ce sujet. Dans l’émission de télé « La Grande Librairie », tout comme sur Arte*, il évoque la danse comme une discipline, et utilise des termes professionnels dont il avoue ne pas pouvoir préciser le sens exact : la diagonale, la variation, le déboulé, la barre à terre ou la barre au sol (page 19).
Apprends aussi à « casser le coude » pour donner une impression de fragilité. Oui, casser le coude. La danse, disait Kniaseff, est une discipline qui vous permet de survivre.
La discipline est le point commun entre la danse et l’écriture, sauf que l’écrivain n’a pas à supporter cette souffrance physique. Mais ces deux disciplines permettent d’atteindre ce qu’il appelle l’incandescence.
Dans une belle critique intitulée « Modiano vers la Mystique » **, Etienne de Montéty écrit que « la mystique a en commun avec la danse, d’être un moyen de se libérer de son corps, pour accéder à l’extase ».
Il conclut son article en évoquant une messe de minuit à l’église Saint-Ferdinand-des -Ternes qui suscite chez la danseuse, son fils et le narrateur une joie telle qu’elle les entraîne dans une danse de rue…comme si la lumière de cette nuit de noël allait éclairer désormais l’existence de la danseuse et du narrateur, et leur indiquait déjà un chemin.
Une autre explication m’est venue pour comprendre ce dénouement. Sachant que le père de Modiano était un mauvais garçon très tôt disparu et sa mère une comédienne souvent absente, il aurait imaginé une fin enfin heureuse où la danseuse serait sa mère, le petit Pierre lui-même enfant, et le narrateur l’auteur ou un père de substitution. Il aurait ainsi recréé une image précise d’un bonheur dont la quête dure depuis son enfance sans parents. A l’âge de 78 ans, il trouverait enfin la sérénité et l’allégresse, après avoir consacré toute son œuvre, à la recherche d’une enfance perdue.
* « La Grande Librairie » du 4 octobre et « 28 minutes » du 17 octobre 23
**Le Figaro Littéraire du 12 octobre 2023