Chroniques Créations

Le Bar de la plage – épisodes 138, 139 et 140

Épisode 138

Apocalypse now

Comment va la mer ?

Se renseigner sur l’état de la mer est sans doute la première préoccupation à laquelle plein de gens, par plaisir ou nécessité (marins-pêcheurs, surfeurs, commandants de ferry-boat, navigatrices au long cours, ou îliens) doivent se consacrer en s’éveillant.

Alors, aujourd’hui ? Pour le moment, la mer est bienveillante pour les humains voisins, mais ça peut se gâter, menaces de coup de vent tardif. Voilà pour le début de la journée, tranche horaire aussi insignifiante qu’inutile ; enfin il faut bien commencer par quelque chose ; l’important, le vital, je veux dire l’agréable, le musical, le sentimental sont à venir. Mais j’anticipe : nous ne sommes pas encore dans la séquence slows au Phare. Et une drôle de rumeur, un bruit insistant et nauséabond court… Un type, plutôt un consortium, un trust, enfin des marchands de pétrole seraient sur le point d’acheter le bar de la plage, et pourquoi faire ? On s’en doute , comme partout, un ensemble de résidences de luxe, des restaurants de luxe, une marina pour yachts de luxe, un établissement d’épanouissement personnel de luxe… peuplés d’idiots et d’idiotes de luxe…

Etait-ce un mauvais rêve… enfin, comme nous, vous avez craint le pire….imaginé les bulldozers à l’oeuvre, le bar de la plage en charpie… la fin… plus de musique…plus d’amours… plus de filles joyeuses en bikini., Leslie, Caro, Line… plus de Pierrot – le fou d’amour avec son saxo… plus de tournoi interplage de volley-ball mixte… Le Colonel exilé sur une jonque, errant indéfiniment sur un grand fleuve d’Asie en compagnie de Lan Sue… Jules et Jim ailleurs, Jean-Do et ses copines mathématiciennes ultimes à talon aiguille oubliant les retenues dans une addition à trois chiffres… personne n’y écouterait plus Imagine. Peut-être la planète elle-même trop malheureuse aurait décidé de s’arrêter de tourner, la mer ne serait jamais remontée…

Georges aligna la première ligne de dry-martinis (et si c’était la dernière…)

Peu à peu les tourments se calmèrent…

La lune se leva…

Le bar de la plage était le Paradis, et jamais personne ne serait assez riche pour se payer le Paradis.

Épisode 139

Finalement, on s’est dit…

Soleil bas sur la mer

Voilà comment cela a commencé.

Georges avait aligné une série de dry-martinis.

Jules a dit :

– l’Irlande a été battue par la Nouvelle Zélande en quart de finale de la Coupe du monde de rugby

(j’étais triste pour les Irlandais même si j’aime bien voir jouer les All Blacks)

Caro a jouté :

-Au Colysée, Ben Hur a gagné la course devant le fourbe Messala ; César avait l’air content.

( Tiens, et si ma tante cartomancienne en Cornouailles, se reconvertissait dans les pronostics des courses de chars à Rome…)

Et puis Louise de V s’est lamentée :

– Versailles n’est plus dans Versailles

(c’était si grave que ça)

Leslie a balancé :

– On s’en fout

( Cela devait être la traduction condensée d’une formule britannique à l’intention du reste du monde)

Jim a acquiescé :

– Je suis d’accord avec Leslie

( Attention, danger)

Line annonça :

– Je suis amoureuse

( je me disais bien, elle était encore plus mélancolique que d’habitude et donc plus jolie)

Jean-Do à une de ses copines mathématiciennes ultimes :

– Si tu fais rien ce soir, je t’emmène au Phare écouter Michel Polnareff chanter Good Bye Marilou

Elle :

– je mets une minijupe ou rien ?

Le Colonel approuva

– Parfait.. Parfait

( C’était pour la minijupe ou le rien…)

Caro:

– La semaine prochaine, je vais fêter mes 23 ans

(Mince alors, déjà)

– Ou mes 24, ou mes 22, je ne sais plus exactement

( tout va bien )

Une grande bringue rousse au bout du comptoir s’est mise à chanter un truc d’Oasis

(elle devait être du même pub que les frères Callagher et était carrément soûle)

On s’est dit encore plein de choses.

Je ne m’en souviens plus.

Tant pis.

Peut-être tant mieux.

Épisode 140

Ô temps suspend ton vol

La mer ne s’en faisait pas. Elle non plus, peut-être n’était-elle pas réveillée. Nous : moitié éveillés, moitié endormis. Etat de conscience intermédiaire intermittent. On traversait une zone cotonneuse, une étendue moelleuse, un temps indéfini. Pas la peine d’en chercher la raison, on ne la connaissait pas nous-mêmes.

C’était une sorte d’entracte pendant lequel les démons, les fantômes et toutes les catégories de rabat-joie s’abstenaient d’intervenir. Le Diable lui-même avait renoncé à ses mauvais tours.

Quand même, on baignait dans une sorte d’harmonie générale qui avait quelque chose à voir avec la beauté ou du moins l’idée que l’on peut parfois s’en faire.

Sans doute pensez-vous que cet état de chose ne peut pas exister, qu’il s’agit d’élucubrations de ma part sous l’effet d’une apparition céleste ou l’absorption excessive de boissons euphorisantes. Allons…

L’ami Pierrot – le fou d’amour sortait de son saxo des notes divines, on aurait pu croire qu’il avait trouvé le secret de l’inaccessible note bleue ; le regard gris-bleu rempli à ras bord de mélancolie de Line, cela ne s’invente. Pas plus que la non-prolifération de formules destructrices de Jules à l’égard de Caro ( pourtant son amoureuse… mais chut… le cœur a ses raisons que la raison ignore), une mouette passa au-dessus de nous sans mauvaise intention apparente malgré l’ancestrale disposition de l’espèce à se chamailler….

J‘imaginais que personne jamais ne sifflerait la fin de la récré…