Episode 126
Légères vibrations
La météo était mollassonne. Le bar de la plage baignait dans une sorte de nonchalance tranquille. Ne pas confondre avec la léthargie ou la torpeur qui correspondent à des situations végétatives profon-dément passives. On ne faisait pas grand-chose, on n’attendait rien de l’avenir immédiat, on bavardait vaguement. Plutôt bons signes. Selon les théories Jean-Jacques Schuhliennes, c’est quand on laisse l’esprit vagabonder, sans objectif ; qu’on parle pour ne rien dire, que parfois surgissent des choses intéressantes. Cela se vérifie de temps en temps. Un été, Françoise Sagan préféra s’ennuyer à Paris plutôt que de faire la fofolle sur une plage de vacances familiales. Elle en profita pour écrire Bonjour tristesse. Pour nous, on verrait plus tard.
Pour le moment :
Au bord de l’eau, notre ami Pierrot-le fou d’amour tentait d’accrocher l’inaccessible harmonie qui le rapprocherait un peu du désespoir de John Coltrane…
Caro s’escrimait à ranger la cascade de ses boucles brunes sur ses épaules, couleur bronzé mat…
Louise de V naviguait sous la menace d’un coup de foudre…
Leslie hésitait sur la moitié de bikini qu’elle allait oublier de mettre…
Line se demandait si elle serait toujours mélancolique quand elle était amoureuse…
Jean-Do interrogeait les cyber-mathématiques sur le sens caché des aiguilles d’une montre…
Jules et Jim écoutaient Le large, le titre phare du dernier album de Françoise Hardy, clip de François Ozon, en noir et blanc … les yeux se mouillent, même chez les durs…
La mer nous tenait compagnie, Georges préparait les meilleurs dry-martini de toute la littérature, Dorothy Parker et James Bond inclus…
La planète tournait sans qu’on ait besoin de s’en occuper…
Cioran s’interrogeait :” l’homme est-il utile?”
Montaigne pleurait La Boétie.
On était au bar de la plage…
Episode 127
Rien n’est moins sûr
C’était une fin de semaine. Détail sans importance, sauf pour les Anglais bien sûr : ils ont inventé le week-end. Evidemment la mer n’était pas au courant, d’ailleurs elle s’en fiche ; le calendrier ordinaire des terriens ne la concerne pas, à la rigueur celui des astres pour mettre au point ses marées.
Une longue silhouette se posa près du bar :
– Salut, Alexander
– Ça alors, Pete Sommerville… content de te revoir
Pete est chanteur, il compose aussi des chansons, pour de vrai comme Françoise Hardy, Bob Dylan ou Thomas Dutronc, même parfois en mieux. Enfin, on les entend rarement à la radio, presque jamais. Cruautés et mystères du show-business… Pete avait l’air un peu triste, Line l’avait vu au premier coup d’œil. Et en tristesse, Line s’y connaît. Elle se rapprocha de Pete, voulut lui parler des dernières chansons qu’il lui avait envoyées, elle les avait bien aimées, enfin ce n’était peut-être pas le moment ; finalement elle dit :
– T’en fais pas Pete, ce n’est pas si grave que ça que d’être triste, les garçons sont tristes quand une fille les quitte, moi c’est chaque fois que je tombe amoureuse… ça c’est vraiment triste…
Pete Sommerville se noya dans les yeux gris-vert de Line, se perdit dans ses boucles dorées et dit:
– C’est pas du tout ça, Line, c’est même le contraire… comme toi…
Décidemment les mouettes ne sont pas des oiseaux romantiques et continuaient leurs cancanages à haute voix. Pour une scène comme celle-ci, Louis Malle aurait sûrement choisi John Coltrane et Duke Ellington pour une version spéciale de In a Sentimental Mood. Bon, elles ne sont pas non plus censées être renseignées sur les tours et détours de l’amour…
C’est un truc qui reste entre les garçons et les filles qui connaissent la musique et plein de chansons. Deux mille ans et plus de philosophes savants sont passés à côté, et puis un beau matin Mary Quant inventa la minijupe et un beau soir comme ce soir, Alain Bashung chanta Osez, Osez Joséphine… Vous avez vu le chambardement que cela a fait ?
Georges sortit le grand jeu, dry-martini au sommet ; au loin vers le bord de l’eau, notre ami Pierrot le fou d’amour soufflait les premières notes de Coltrane dans In a Sentimental Mood… Vous y croyez ? Il y parfois des rencontres étonnantes… surtout en fin de semaine ? allez savoir…
Episode 128
Etranges solitudes
…Avec qui pouvait bien bavarder le dernier des Mohicans ?
D’accord, je sais que cela ne va changer la marche du monde mais la question me turlupine. Et, en particulier, soudainement, aujourd’hui où je n’ai rien d’autre à faire, où je n’envisage d’ailleurs pas de me lancer dans une quelconque activité ; où la mer elle-même immobile et tranquille n’encourage pas à entreprendre une action violente ou simplement énergique. Le temps idéal pour se poser des questions stupides. Enfin, c’était tout aussi stupide de s’être débrouillé pour être le dernier de la tribu pour ranger les tipis.
Bref, je n’allais pas très bien, j’allais de travers serait plus exact, même en zigzag. Souci très égoïste certes, mais avantage de l’égoïsme : en principe on n’embête pas les autres.
Pas la peine d’appeler la métaphysique au secours, ou l’un de ces farceurs de psychanalystes viennois, tout ça est le résultat logique et irrationnel d’une nature sentimentale et bordélique telle que me l’ont léguée mes adorables et inconscients parents, tout occupés qu’ils étaient eux-mêmes à organiser leur propre survie.
J’en ai quand même un peu assez de toutes ces questions quasi-bibliques et sans réponse depuis la plus haute Antiquité, du genre : to be or not to be, d’où vins-je, où vais-je… La science a peut-être pas mal éclairci la situation, reste cette histoire de Big Bang ; toujours très mystérieuse, ainsi que celle de l’amour qui, même si des millions de pages en parlent, demeure encore plus mystérieuse.
Je tournais un peu en rond, seul au bord de l’eau… et puis, ce soupçon qui me glaça le dos :
” Qui pourrait bien être le dernier du bar de la plage ?”
Juste un peu après:
– Ah Georges, vous êtes là, quelle chance… Vite, un dry-martini… double pour fêter ça… Voulez-vous bien m’accompagner…