A. Leupin, L’Hérésie poétique. Du Moyen Âge à la modernité, Paris, Hermann, 2019, p. 446.
Francofonia no 79, automne 2020
« Les dieux ont explosé, nous les avons recomposés ». Par cette citation d’Édouard Glissant, choisie comme titre du premier chapitre de L’Hérésie poétique, Alexandre Leupin introduit le lecteur au coeur d’une lecture renouvelée de la civilisation et de la littérature médiévales. Que l’Occident médiéval, en tant que produit du christianisme, ait marqué une rupture avec l’Antiquité païenne, ne l’a cependant pas empêché de préserver en lui les dieux et les démons auxquels ses dogmes se devaient d’imposer le silence. La littérature médiévale se trouve ainsi prise dans un combat que se livrent le dogme et l’hérésie et au terme duquel ni l’un ni l’autre ne s’avéreront vaincus, au point de maintenir tout au long de l’histoire une relation antithétique dont les termes s’opposent et s’entremêlent, s’excluent et se présupposent. Non pas que les poètes du Moyen Âge aient jamais eu la moindre intention de renverser l’ordre social et religieux, mais c’est le geste même de l’écriture poétique qui relance la dialectique du dogme et de l’hérésie : « Au Moyen Âge, l’espace poétique sera le lieu où l’hérésie “littéraire” entre en dialectique avec le dogme. Opposition à chaque fois recommencée, dès qu’un grand écrivain prend la plume ». Qu’il s’agisse de La Chanson de Roland, de la Continuation du Perceval, du Haut Livre du Graal, de la fin’amor, des Lais de Marie de France, du Roman de la Rose dont la structure bipartite (Guillaume de Lorris/Jean de Meung) mime l’opposition et l’union (concordia discors) de l’Ancien et du Nouveau Testament, ou encore des Ballades et Ballades en jargon de Villon dont le lyrisme autobiographique préfigure celui de Chateaubriand ou de Céline, deux auteurs qui seront traités (avec Proust et Catherine Millet) dans la dernière partie de l’ouvrage. Il est malheureusement impossible de faire en ces quelques lignes un compte-rendu exhaustif des vingt études rassemblées dans le volume tant elles sont riches en analyses et en perspectives. Relevons les lignes directrices de la démarche. Alexandre Leupin fait ici un usage astucieux de la bande de Moebius dont Lacan s’était servi pour « formaliser » le rapport de l’inconscient et du conscient, du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Rappelons que la bande de Moebius est un ruban de papier dont les deux extrémités ont été collées, et auquel on a fait subir une torsion d’un demi-tour. Présentant ainsi une surface unilatère sans extérieur ni intérieur, sans recto ni verso, le ruban permet d’opposer et en même temps de fusionner les contraires. Ainsi Leupin dispose les grands textes de la littérature arthurienne sur un anneau moebien, assurant un mouvement continu entre deux mondes qui ne cessent de s’opposer et de s’entremêler : d’un côté, l’enracinement dans le verbe christique ; de l’autre, l’errance dans le signifiant poétique. Telle est la configuration des récits arthuriens.
Particulièrement éclairants sont les chapitres XI (Les failles et l’écriture dans Les continuations du Conte du Graal) et XII (Le Perlesvaus, autodestruction du roman). Le Conte du Graal et les quatre continuations (ensemble ms.B.N.fr.12576) ont été considérés par la critique comme un ensemble dénué de toute cohérence. En écho à la pensée de Glissant dont il fut le proche collègue à Louisiana State University et auteur de nombreuses publications consacrées à l’écrivain antillais, Alexandre Leupin décèle dans cet amas de textes arthuriens une cohérence immanente. Les études médiévales ont souvent appliqué aux oeuvres des critères anachroniques hérités de l’époque classique : l’intention de l’auteur, seul détenteur légitime du sens de l’oeuvre, la reconstitution hasardeuse d’une version soi-disant originale. L’écriture médiévale témoigne, en revanche, d’une pratique artistique ouverte à la diversité, au multiple, à la variance, à la coexistence des contraires : « Il semble plus fructueux de suivre pas à pas cette pratique et d’en extraire une théorie que de la soumettre au lit de Procuste de règles poétiques qui se constituent bien après le XIIe et XIIIe siècles ». Ce qui tient ensemble ce gigantesque fouillis de 70.000 vers, ce n’est pas la poursuite d’un récit, fût-il celui d’une quête, mais la dramatisation du procès même de l’écriture que l’on peut observer à tous les niveaux de la fiction. Comme le montrent, par exemple, la poésie formelle des troubadours, le prologue des Lais de Marie de France, Le Roman de la Rose, la fiction médiévale est avant tout une réflexion en abyme sur l’art d’écrire. Bien qu’elle s’inscrive au coeur d’une civilisation de la Voix, la littérature médiévale nous donne déjà à lire la question : « qu’est-ce qu’écrire ? », « qu’est-ce que la lettre ? ». Bien qu’Isidore de Séville (VIIe siècle), auteur des Étymologies, soit cité à plusieurs reprises dans l’ouvrage, on aurait aimé voir citée ici sa définition du concept de littera, dont l’évêque sévillan fit remonter l’étymologie (fausse) à iter où viennent se croiser les notions de répétition, de renouvellement et de cheminement : « on les appelle lettres (litterae) soit parce qu’elles montrent aux lecteurs le chemin (quod iter legentibus praestent) soit par ce qu’elles se renouvellent dans le cheminement de la lecture (vel quod in legendo iterentur) ». L’opposition du renouvellement et du nouveau qui se prolonge dans celle de la création ex nihilo et de la réécriture, constitue l’axe fondamental de l’ouvrage. À cet égard Leupin ne manque pas de rappeler l’importance de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf (vers 1210), texte peu étudié, mais dont la portée fut considérable. La proclamation d’un Dieu incarné dans l’histoire a introduit une coupure radicale, une nouveauté absolument inouïe (le « Tout est neuf » de Pères de l’Église) dont les poétiques et les traités de rhétoriques n’ont pas manqué de tirer profit pour promouvoir les valeurs de novation, de renouvellement et de variation : « En quelque sorte, les écrivains médiévaux ont pris prétexte de la nouveauté christique pour inventer à l’infini dans leur espace littéraire, qui marquait ainsi une certaine autonomie par rapport au discours ecclésial». Par conséquent, toute la rhétorique antique doit ainsi être reprise à la lumière de l’incarnation. Surgit ainsi une contradiction entre l’idée d’un commencement radical, comme celui qu’inaugure le Nouveau Testament, et celle d’un recommencement sans cesse relancé réveillant à chaque reprise les sillages du déjà écrit, du déjà lu. C’est bien sous le signe de la nouveauté que s’ouvre la poésie amoureuse de Guillaume IX, duc d’Aquitaine, qui a osé écrire (chose impensable au Moyen Âge) : « Je ferai un vers de pur néant » (Faray un vers de dreyt nien), accréditant l’idée hérétique d’une création pure, privilège divin dont seuls les Romantiques plus tard oseront s’emparer. Néanmoins, ce n’est que sur le fond d’une théologie de l’Incarnation renouvelant les rapports du coeur et de la chair, que Guillaume IX, grand seigneur libertin, put énoncer : « Per lo cor dedins refrescar / Et par la carn renovellar ».
Si la poétique du « pur néant » est une exception dans la littérature médiévale (mais ô combien significative), ce sont, en revanche, les poétiques du recommencement et des réécritures qui occupent l’espace de la narration. Les nombreuses quêtes du Saint Graal n’en finissent pas. De reprise en reprise, aucune continuité ne parvient véritablement à s’établir. L’écriture continuative en s’interrompant reconduit à son propre manque. Mais le dernier texte de la série, Perlesvaus ou Le Haut Livre du Graal n’est pas sans développer une intention parodique, car par l’infinie répétition le récit dénonce son propre vide et « assèche le désir des commentateurs ». Tout se joue, comme le montre Alexandre Leupin, entre la finitude d’un recommencement et l’infinité de la parole. Cependant, la dialectique du commencement et de la répétition, qui est aussi celle du pur jaillissement lyrique et de la durée romanesque, se trouve entrelacée à celle de la féminité et de l’Autre. Tout se passe comme si ces deux dialectiques, celle du le commencement et de la reprise, et celle de la féminité et de l’Autre, s’enroulaient à leur tour sur un ruban de Moebius. C’est ici qu’Alexandre Leupin fait entrer en scène la psychanalyse avec la formule de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel », signifiant par cette formule que la jouissance féminine – tel est l’enjeu de la poésie courtoise et de la fin’amor – n’est pas un complément de la jouissance masculine mais un supplément, qui ne se laisse pas totaliser dans l’économie phallique du désir. Tel était l’enseignement de Lacan dans le Séminaire XX. Il ne s’agit en aucun cas de soumettre le texte médiéval à une grille de lecture psychanalytique mais de mettre en résonance les textes de Guillaume IX et de Lacan, jeu d’échos où il semble bien que ce soit Guillaume IX qui détient la vérité de Lacan et non Lacan la vérité de Guillaume IX. La Dame de néant, hors représentation, équivalent du dreyt nien, pur signifiant et voix blanche, se voit compensée (et effacée) par une seconde dame, visible, quant à elle, mais dans l’imaginaire : la Dame suzeraine, inaccessible par le non qu’elle ne cesse d’opposer aux requêtes du poète, se soustrait aux obligations et services réciproques qui constituent le rapport vassalique. Contrairement à Lacan, l’Imaginaire n’est pas ici l’espace du leurre et du fantasme, l’instance de la méconnaissance de soi mais une nécessité vitale, riche en possibilités créatrices que la littérature française ne manquerait pas de décliner tout au long de son histoire, du Moyen Âge à la modernité. Aussi, les quatre dernières études consacrées à des auteurs modernes ne sont-elles pas de simples ajouts mais un pont marquant la continuité entre le Moyen Âge et la modernité attestée par toute une série de thèmes et de problématiques : le livre-orphelin (Chateaubriand) fait suite à toute une série de livres-enfants (Ovide, Guillaume de Machaut, Montaigne) ; la défaite épique du vieux Sud baignant dans la hantise de la bâtardise et du sang mêlé (Faulkner) trouve un écho dans la décomposition du monde féodal (Raoul de Cambrai) ; le projet de faire d’une vie une oeuvre et d’une oeuvre une vie (Proust, Céline) s’annonce dans l’irruption du je autobiographique dans l’oeuvre de Villon où du Testament et des Lais aux Ballades en jargon s’inversent les rapports de la biographie et de la fiction, du réalisme exotérique et de la fiction ésotérique ; enfin, l’écriture à deux mains, l’une phallique, l’autre féminine, de Catherine Millet semble faire signe aux deux mains de Geoffroy de Vinsauf, celle de la transgression et celle de la Loi.
L’Hérésie poétique s’impose par la richesse de ses analyses et trouvera ses lecteurs bien au-delà du cercle restreint des médiévistes, car c’est aussi sur le plan méthodologique qu’Alexandre Leupin ouvre des voies inédites.Toute une intertextualité philosophique et critique traverse l’essai où l’on repère les noms de Jacques Lacan, de Roger Dragonetti et d’Edouard Glissant mais aussi celui d’un auteur médiéval, bien oublié, Geoffroy de Vinsauf auquel il rend justice et dont il place la Poetria Nova sur le même plan que le De vulgari eloquentia de Dante. C’est au cours de ses dialogues avec Édouard Glissant, recueillis dans Les Entretiens de Baton Rouge que s’est raffermie une autre conception de l’imaginaire que celle de Lacan, un imaginaire, non plus miroir aux leurres et aux fantasmes mais lieu de liberté, de vie et de création. S’est imposée aussi une autre conception du signifiant poétique auquel, contrairement à son maître Dragonetti, il restitue le poids de son historicité. L’affirmation des droits de l’Imaginaire et du vivant par rapport au Symbolique, « lieu de mort et d’abstraction » situe Alexandre Leupin dans la droite ligne de l’épître paulinien (« la lettre tue, l’esprit vivifie » et de la Poétique de la Relation d’Édouard Glissant. « Il n’y a pas lieu de privilégier un ensemble par rapport à un autre ». C’est ici que l’usage de la bande de Moebius prend tout son sens puisqu’il permet de penser la coappartenance des contraires, d’initier une nouvelle dialectique des opposés avec malgré tout une préférence pour l’Imaginaire, puisque lui seul peut échapper aux déterminismes du Symbolique et inventer un espace de liberté dans la mesure où il est l’incarnation du vivant : « Ma pratique herméneutique n’exclut ni le vivant, ni la structure mais les enroule comme les deux faces d’une bande unilatère ». C’est sur cette bande de Moebius que viennent s’enrouler, en un nouveau gay savoir, le Moyen Âge et la modernité.
Jean-Pol Madou