Marc Ferro (dir.) : Le livre noir du colonialisme, Robert Laffont, Paris 2003 ; réédition Hachette, coll. « Pluriel », Paris, 2004, 1123 p.
Après le Livre noir du communisme qui a provoqué une certaine émotion au sein de l’intelligentsia française en raison de l’homologie qu’il introduisait entre les horreurs du stalinisme et celles du nazisme, l’éditeur Robert Laffont a publié un second « livre noir », consacré, cette fois-ci, à la colonisation. Même si ce travail a été dûment signalé dans les médias, il ne semble pas avoir provoqué un choc du même genre que le précédent. Pourtant les lecteurs français sont ici directement concernés. Les violences qui sont décrites ne sont pas le fait d’étrangers, mais pour la plupart de Français. Plus grave, il ne s’agit pas d’aberrations imputables à quelques individus malfaisants ; elles ont eu le plus souvent la caution, au moins implicite, de nos gouvernements successifs. Et cela ne remonte pas dans la nuit des temps puisque cette histoire a commencé, pour ce qui nous concerne, au XVIIe siècle : fondation de Québec en 1608, installation des premiers colons français aux Petites Antilles (Saint-Christophe) en 1626, à l’embouchure du fleuve Sénégal en 1638, à Biloxi (Louisiane) en 1699. L’histoire de la colonisation nous met en face d’une image de l’humanité que nous préférerions ne pas devoir contempler. La domination sans partage du plus fort, le racisme, l’exploitation de l’homme (et de la femme) par l’homme dans ce qu’elle a de plus brutal. Et lorsque cette image est, sinon tout à fait la nôtre, celle de nos ancêtres, parfois de nos pères, on peut comprendre pourquoi les commentateurs ne s’y sont pas trop attardés. Le travail de mémoire entrepris par Marc Ferro et son équipe n’en est que plus méritoire.
L’ouvrage est imposant tant par sa taille que par le nombre des auteurs (vingt-deux) et la diversité des sujets traités, même s’il est clairement destiné en priorité au public français ou francophone. Moins de 500 pages sont consacrées aux entreprises de tous les autres pays colonisateurs. Quant aux auteurs, ils sont tous français à l’exception de deux d’entre eux. Cela étant, on chercherait vainement dans ce livre l’histoire des colonies françaises, aux Antilles, par exemple : puisqu’il s’agit seulement de mettre l’accent sur les aspects les plus négatifs du colonialisme, les Antilles françaises apparaîtront, plutôt fugitivement d’ailleurs, dans le chapitre consacré à l’extermination des Indiens caraïbes, dans un chapitre sur la traite et dans la dernière partie consacrée aux « Représentations et discours ».
S’agit-il vraiment au demeurant, dans ce livre, du colonialisme ou de la colonisation ? Si les auteurs du Livre noir du communisme étaient contraints de recourir au terme « communisme », faute d’un autre choix possible, ici la question se pose. Tous les dictionnaires s’accordent pour reconnaître au mot « colonialisme » un sens péjoratif. Il y a dès lors une sorte redondance à associer livre noir et colonialisme, ce qui n’était pas le cas pour le communisme qui fut un grand idéal avant d’être perverti. En outre le mot « colonialisme » évoque une idéologie et une politique alors que le Livre noir couvre un ensemble de comportements débordant largement le domaine politique. « Colonisation » apparaîtrait donc plus juste, même si son usage a beaucoup varié entre son sens original (dérivé du latin colere, cultiver, il a d’abord signifié « peupler de colons », i.e. d’habitants du pays colonisateurs) et son acception actuelle (« réduire un peuple, un groupe social à l’état d’habitants d’une colonie », Dictionnaire Robert).
L’ouvrage, on l’a dit, ne se veut en aucun cas une histoire des colonies. À l’introduction de M. Ferro succèdent cinq parties de longueurs inégales : « l’extermination » (79 p.), « la traite et l’esclavage » (41 p.), « dominations et résistances » – elle-même divisée en trois, « le Nouveau Monde » (129 p.), « l’Asie » (264 p.), « l’Afrique » (180 p.) -, « le sort des femmes » (53 p.), « représentations et discours » (205 p.) et un épilogue consacré à la délicate question des réparations (34 p.). Les références sont fournies en bas de page. Le livre se termine par une table des témoignages et documents, nombreux et toujours instructifs qui entrecoupent les contributions, trois index qui s’avèrent infiniment précieux pour circuler à l’intérieur de l’ouvrage (des noms de personnes, de géographie historique, thématique), la présentation des auteurs et la table des matières.
L’énoncé du plan de l’ouvrage fait immédiatement apparaître une absence surprenante : celle du cinquième continent, l’Océanie. En dehors d’un chapitre de la première partie consacré aux aborigènes d’Australie, on trouve un paragraphe qui évoque en huit lignes le sort des canaques, une ligne pour déclarer Tahiti « championne de l’exotisme bon marché » (?) et c’est à peu près tout. Or la France reste une puissance coloniale, et pas seulement dans le Pacifique. L’omission totale ou quasi-totale de ses colonies actuelles (Saint-Pierre et Miquelon, Mayotte ne figurent même pas à l’index) est difficile à interpréter. Elle est en tout cas regrettable car la comparaison des « confettis de l’empire » avec les micro-États indépendants voisins semble apporter la démonstration (en première analyse tout au moins) des bienfaits de la colonisation. C’est ainsi, en tout cas, que les habitants de nos colonies l’interprètent puisqu’ils se gardent bien, désormais, de revendiquer leur indépendance.
L’oubli de la Polynésie paraît d’autant plus gênant qu’elle aurait pu apporter un éclairage différent aussi bien au chapitre sur « l’anticolonialisme » qu’à celui qui traite du « postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire » (tous deux dans la cinquième partie). Depuis Bougainville et le Supplément (1773) ajouté par Diderot à son Voyage autour du monde (1771) les Polynésiens ont pris une place tout à fait à part dans l’imaginaire des Français et plus généralement des Européens. Grâce à eux, et contrairement à ce que véhicule l’idéologie colonialiste, le sauvage n’est pas nécessairement cet être inférieur et misérable auquel la civilisation doit dispenser ses bienfaits. Il peut également constituer pour les Occidentaux un anti-modèle fascinant, l’image d’un bonheur naturel fondé sur l’absence de contrainte, la tolérance et la fraternité. Le sauvage « d’Otaïti », tel que le dépeint Diderot pour ses lecteurs est libre de tout préjugé ; on pourrait dire sans forcer le trait qu’il est l’incarnation de l’esprit des Lumières. Et bien sûr les philosophes de l’époque concluaient, au nom de ce que nous appelons aujourd’hui les droits de l’homme, qu’il fallait laisser en paix ces humains bénis des dieux (« Ah, Monsieur de Bougainville, éloignez vos vaisseaux des rives de ces innocents et fortunés Tahitiens ; ils sont heureux et vous ne pouvez que nuire à leur bonheur… » – Diderot, Compte rendu du Voyage de Bougainville destiné à la Correspondance littéraire de Grimm). En réalité, comme on sait, c’est le contraire qui s’est produit. Loin de dissuader les entreprises coloniales, cette peinture d’un monde parfait, d’un paradis terrestre miraculeusement retrouvé, les a au contraire excitées. Le crime de la colonisation prend ici une dimension supplémentaire puisqu’il ne bénéficie plus de l’excuse de la mission civilisatrice. Les hommes qui sont partis à l’autre bout du monde, attiré par la promesse du paradis et qui n’a eu de cesse de le pervertir, ne sont pas simplement coupables des méfaits ordinaires des conquérants ; ils ont commis une sorte de profanation.
Ainsi que le rappelle Pierre Brocheux dans le chapitre consacré à la colonisation de l’Indochine, Jules Ferry, figure emblématique du colonialisme français, déduisait directement le droit de coloniser du devoir de civiliser (« Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures », discours à la Chambre des députés, 28 juillet 1885. LNC p. 475). À cette époque, les scrupules humanitaires du siècle précédent n’étaient plus de mise et l’on pouvait se proclamer membre de la race supérieure sans choquer qui que ce soit. Nous sommes alors au moment de la conquête de l’Annam et du Tonkin ; Jules Ferry pouvait-il imaginer que, aux yeux des Asiatiques, les Européens apparaissaient comme des brutes sans éducation ? L’absence de doute quant au bien-fondé de la colonisation caractérise l’époque dite impérialiste. Seuls, il faut le reconnaître, les économistes libéraux s’évertuaient à défendre l’enseignement d’Adam Smith, hostile aussi bien à l’esclavage qu’au pacte colonial (1). Marcel Merle note cependant que même chez les économistes, certains n’avaient pas su résister à l’idéologie dominante, en particulier Paul Leroy-Beaulieu (La Colonisation chez les peuples modernes, 1874) et Charles Gide (À quoi servent les colonies, 1885. LNC p. 849).
Avant les philosophes et des économistes, l’Église a adopté une attitude très réticente par rapport à la colonisation. Marcel Merle, à nouveau, rapporte que dès la première moitié du XVIe siècle, suite aux rapports alarmants de l’évêque Las Casas (la Très Brève Relation de la destruction des Indes date de 1522), les théologiens espagnols s’étaient efforcés d’encadrer le droit de colonisation dans des limites strictes. L’installation des colons devait se faire pacifiquement, de même que la propagation de la religion catholique. Toute conquête était proscrite, seul un « droit de tutelle » était reconnu lorsque les populations indigènes étaient jugées trop primitives pour se gouverner elles-mêmes. Le pape interviendra dans ce débat en 1537 en interdisant de réduire les indiens en esclavage, cependant, à cette époque, les esclaves d’origine africaine auront déjà remplacé la main d’œuvre indienne aux Grandes Antilles. Selon les chiffres fournis par Yves Bénot, entre 1492, date du débarquement des premiers Espagnols à Hispaniola (future Saint-Domingue) et 1520, la population indienne de l’île serait passée de plus d’un million à seulement un millier (LNC p. 57). Et ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres des génocides qui ont jalonné les premières étapes de la colonisation par les Européens.
Au moment où l’Église tentait de protéger les Indiens contre l’esclavage, elle n’en tolérait pas moins celui des noirs. La position de l’Église dérive du passage de la Genèse où Noé maudit Canaan, le fils de Cham qui l’avait contemplé nu, et ajoute « qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ». Rien ne dit dans la Bible que Canaan fut noir mais une tradition ancienne qui prit naissance chez Origène au IIIe siècle et fut reprise par les Arabes avant de revenir vers les chrétiens à la Renaissance, ajoute un autre fils de Cham, Koush, que Dieu lui-même aurait maudit et fait naître noir parce qu’il aurait été conçu dans l’Arche, contre les instructions de Noé (Catherine Coquery-Vidrovitch, LNC p. 871). On peut penser aussi que l’Église s’est tout simplement moulée dans une tradition ancienne en Occident. Les Romains avaient déjà des esclaves africains ; les empires musulmans se sont littéralement nourris de la traite des noirs à partir du VIIe siècle et il y avait des esclaves en abondance dans la péninsule ibérique comme dans toutes les possessions arabes. La glose à partir des textes sacrés a sans doute moins compté que la force de l’habitude, d’autant que rien dans la Bible elle-même ne conduit à déprécier les Africains. La Sulamithe du Cantique des cantiques, proclame fièrement sa négritude : « Je suis noire mais je suis belle, filles de Jérusalem / Comme les tentes de Kédar, comme les pavillons de Salomon » (1, v. 5). Encore s’agit-il ici de la traduction de la Vulgate (version latine de la bible datant du IVe siècle), l’original hébreu ne contient pas la restriction sous-entendue par le « mais » et dit simplement « je suis belle et noire » (LNC p. 866). Ignacy Sachs rappelle en outre, dans un article des Annales partiellement reproduit dans le Livre noir, que si le noir est la couleur du diable, dans la littérature et l’iconographie du Moyen-Âge, il est aussi celle d’un des rois mages, invariablement portraituré « jeune, svelte, beau et rayonnant » (LNC p. 919).
Il reste que les noirs ont été massivement les victimes de préjugés racistes de la part des blancs, qu’ils en ont subi les conséquences cruelles : traite arabe vers les royaumes musulmans, traite européenne vers les colonies d’Amérique, colonisation. Le Livre noir raconte en détail toutes les violences dont ont été victimes les Africains. Quoique imprécises les données chiffrées permettent de mesure l’ampleur de ces méfaits. Marc Ferro fait état de 3,5 et 10 millions d’esclaves déportés par les Arabes avant l’arrivée des Européens ; 4 millions pour la période suivante (il faut savoir que l’esclavage a été aboli très tardivement dans certains pays musulmans (1962 en Arabie Saoudite, et non 1862 comme il est écrit par erreur, 1980 en Mauritanie). Les chiffres concernant la traite européenne (XVIe au XIXe siècle) varient entre 10 et 15 millions de déportés (LNC p. 140). En ce qui concerne la colonisation, les Africains ont subi les mêmes avanies que les autres peuples colonisés – travail forcé, surmortalité liée à des épidémies importées, exposition en première ligne des soldats de l’empire dans les conflits mondiaux, humiliations en tout genre – mais ils ne les ont pas vécues comme les Asiatiques, par exemple, qui n’avaient pas les mêmes complexes par rapport aux colonisateurs. Il était donc indispensable que les Africains retrouvent leur dignité perdue à l’issue de la colonisation. L’idéologie de la Négritude a servi à cela.
C’est pourquoi il est permis de penser que l’on aurait pu faire l’économie du dernier chapitre qui présente une critique en règle de la Négritude, assimilée purement et simplement au racisme avec toutes les connotations négatives associées à ce terme. Passons sur la bévue qui fait de celui qui fut si longtemps député-maire de Fort-de-France, Aimé Césaire, un « poète antillais de Guadeloupe » (sic ! p. 973). Quelqu’un comme Senghor a suffisamment répété que la Négritude n’était pas un racisme, mais un humanisme. Le plus étrange est que Mariella Villasante Cervello, l’auteur du chapitre, donne un extrait de Liberté 1 de Léopold Sédar Senghor (1964, p. 974-975 du LNC), qui fait clairement justice de cette vieille accusation de racisme. Si ce texte ne lui convenait pas, elle aurait pu en choisir un autre, par exemple celui d’une conférence prononcée à l’Université de Montréal dans laquelle le Président de la République sénégalaise définissait la négritude en ces termes :
La Négritude est l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs.
… La Négritude n’a pas été, tout de suite, comprise. On l’a identifiée à un racisme, à un complexe d’infériorité, alors qu’elle n’est rien d’autre qu’une volonté d’être soi-même pour s’épanouir. Malgré les passions des débuts, il n’a pas été question de s’isoler des autres civilisations, de les ignorer, de les haïr ou mépriser, mais plutôt, en symbiose avec elles, d’aider à la construction d’un humanisme qui fût authentiquement parce que totalement humain. Totalement humain parce que formé de tous les apports de tous les peuples de toute la planète Terre (« Qu’est-ce que la Négritude ? », 1966 ; les gras sont de L. S. Senghor).
On aura noté que Senghor rejette, dans ce texte, l’idée suivant laquelle la négritude ait pu être le moyen, pour les Africains, de se débarrasser d’un sentiment d’infériorité par rapport aux blancs. Cependant la fin de la phrase, en gras, contredit cette dénégation. Si les Africains étaient empêchés d’être eux-mêmes par méconnaissance de leurs valeurs, c’est bien parce qu’ils avaient intériorisé le mépris dans lequel les tenaient les Européens. Un mépris dont le Livre noir, hélas, ne fournit que trop de confirmations. Mais, concernant la Négritude, l’essentiel est ailleurs, il est dans le double mouvement d’émancipation et d’aspiration à l’universel qui la caractérise, message que l’on retrouve aujourd’hui dans les écrits d’un autre poète martiniquais, Édouard Glissant.
Un chapitre est consacré à la décolonisation de l’Afrique française. L’auteur, Yves Bénot, rapporte qu’une réforme lourde de conséquences a eu lieu immédiatement après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale : « Alors que, depuis une loi du 13 avril 1900, il était prescrit aux colonies de se financer sur leurs propres ressources, sauf pour les dépenses militaires, désormais, avec la création du Fonds d’investissement pour le développement économique et social pour l’Outre-Mer (FIDES), la métropole va engager des investissements importants, notamment dans le domaine des transports et de l’éducation » (LNC p. 696). L’heure de la décolonisation n’est pas encore venue – les « événements » de Madagascar feront environ 40 000 morts en 1947, la guerre d’Indochine vient de commencer (pertes françaises : 10 000, pertes vietnamiennes y compris les civils : entre 400 et 500 000), elle sera suivie par celle d’Algérie (pertes françaises : 30 000, pertes algériennes : entre 200 et 500 000) -, cependant le déterminisme économique est déjà en marche. Le général de Gaulle en a fourni un exposé très clair.
Quand nous nous sommes installés en Algérie, comme dans les autres colonies, nous avions la perspective d’exploiter les matières premières qui dormaient jusque-là, de mettre en culture des marécages ou des plateaux arides. Nous pouvions espérer un rapport très supérieur au coût de l’installation. À cette époque-là, l’appât du gain était masqué par la proclamation d’un rôle qu’on nous présentait comme un noble devoir. Nous apportions la civilisation.
Mais, depuis la Première Guerre et surtout depuis la Seconde, les coûts d’administration se sont aggravés. Les exigences des indigènes pour leur progrès social se sont élevées ; et c’est parfaitement naturel. Le profit a cessé de compenser les coûts. La mission civilisatrice, qui n’était au début qu’un prétexte, est devenue la seule justification de la poursuite de la colonisation. Mais puisqu’elle coûte si cher, pourquoi la maintenir, si la majorité de la population n’en veut pas ? (in Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. I, p. 57. LNC p. 726).
Ces propos datent de 1959. À cette date, la décolonisation de l’Afrique noire est en marche et elle aboutira l’année suivante. Quant à l’Algérie, son sort sera scellé en 1962. Désormais la France coloniale se résumera à quelques territoires exigus qui ponctionneront le budget de l’État sans que cela prenne des proportions insupportables. On peut rappeler ici les analyses de Jacques Marseille (évoquées in LNC p. 857) qui ont confirmé depuis, en les complétant, les dires du Général.
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Le parti d’un « livre noir » est d’insister sur les horreurs du phénomène qu’il décrit. Arrivé au bout de la lecture de ces mille et quelques pages qui relatent les épisodes les plus cruels de l’histoire coloniale, force est de constater que ce parti est hélas amplement justifié. Il reste néanmoins une interrogation majeure. La colonisation est désormais un fait ; on ne peut pas imaginer qu’elle n’ait pas eu lieu, ni même qu’elle ait pu prendre un autre aspect, plus respectueux des indigènes, plus moral en quelque sorte. Son histoire confirme évidemment que les humains sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire trop souvent dépourvus « d’humanité ». Mais c’est toute notre histoire qui est ainsi. La violence, les crimes ont entaché aussi bien, par exemple, la construction de la France au cours des siècles. Cela ne suffit pas pour affirmer que l’existence de notre pays est un fait intrinsèquement nuisible. Quid alors de la colonisation ? Ce mal inévitable a-t-il contribué au progrès des peuples sous le joug, ou a-t-il au contraire entravé leur marche en avant ? Si le premier terme de l’alternative est le bon, l’interprétation globale que l’on peut avoir du phénomène colonial sera évidemment beaucoup moins « noire » que si l’on choisit le second.
Or, force est de constater que le livre ne permet pas, là-dessus, de trancher. On peut trouver dommage qu’il n’ait pas tenté de répondre clairement à cette question capitale, ne serait-ce par l’incidence qu’elle peut avoir sur les demandes de réparation qui émanent des descendants d’esclaves et/ou de colonisés. Il eût été intéressant, par exemple, de tester une hypothèse comme celle-ci : les effets de la colonisation sur les peuples colonisés sont diversifiés en fonction du contexte…
– Ils sont les plus négatifs lorsque les colonisateurs sont les plus « barbares » (plutôt au début de l’époque coloniale) et lorsque les colonisés sont les plus éloignés de l’état civilisé – exemple parmi d’autres : l’extermination des Indiens caraïbes ;
– Ils sont les plus positifs lorsque les peuples colonisés ont déjà atteint un degré de civilisation élevé : la période coloniale, peu durable, est alors l’occasion de se familiariser avec les techniques modernes – exemple : l’Asie ;
– Ils sont faibles, éventuellement nuls dans les situations intermédiaires, celles où les colonisateurs sont retenus par un reste de morale de commettre des méfaits trop abominables et celles où les colonisés ne sont pas prêts à profiter des apports de la civilisation technique – exemple : l’Afrique (?)
Maintenant que la colonisation est, pour l’essentiel, derrière nous, le temps semble venu d’en dresser le bilan rigoureux. Compte tenu de la diversité des situations à étudier, il devra lui-même être diversifié.
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(1) Pour une mise en perspective de la position de Smith et des économistes à l’égard de l’esclavage, cf. Michel Herland, « Penser l’esclavage : de la morale à l’économie » in F. Célimène et A. Legris (dir.), L’Économie de l’esclavage colonial, CNRS, Paris, 2002.