Publications

“Les entretiens de Baton Rouge” : une poétique du détour

Édouard Glissant, avec Alexandre Leupin, Les entretiens de Baton Rouge, Paris : Éditions Gallimard, avril 2008, 168 p.

Sommaire

Au moment où ont lieu les entretiens de Baton Rouge (entre 1990 et 1991), Édouard Glissant vient d’être nommé « Professeur Distingué des Universités » à l’Université d’Etat de la Louisiane (LSU). Il habite alors Baton Rouge (il y vit, il y travaille), et c’est dans cet espace francophone – et francophile – qu’il rencontre le médiéviste Alexandre Leupin. Le Graal et la littérature et Barbarolexis, Medieval Literature and Sexuality, les deux premières publications d’Alexandre Leupin (respectivement en 1983 et 1989) proposaient d’étudier des textes du Moyen Age par le biais de techniques et de méthodes critiques contemporaines. Il fallait donc bien y lire une marque d’ouverture : des espaces et des temps. Ces hommes, tous deux francophones (l’un Français originaire de la Martinique, l’autre originaire de la Suisse), se proposent alors d’entrer en relation, c’est-à-dire d’échanger, au cours d’entretiens, leurs points de vue – selon leurs compétences et leurs pratiques de la littérature – sur leurs champs d’études respectifs. Il en résultera une somme d’entrevues qui ne sera pas immédiatement publiée. Il faudra attendre 2008, pour qu’une version papier et définitive de ces entretiens soit éditée. Les Entretiens de Baton Rouge, le titre, déjà, nous raconte cette histoire : celle d’une rencontre, sur un continent qui n’est pas l’Europe… Ce n’est pas là un détail puisque, semble-t-il, c’est la mesure de la distance prise qui est à la source du projet : discourir sur notre contemporanéité en s’appuyant sur des expériences passées, et plus précisément, sur un moment de l’histoire occidentale qui a conditionné la trajectoire de sociétés, et qui a façonné, entre autres, notre perception universalisante du monde. Le Moyen Age, rappellent les deux hommes, est une période paradoxale qui a vu à la fois éclore les bourgeons de langues, de cultures, de nations, et de conceptions identitaires, et dans un même temps qui a vu flétrir une diversité naissante. Se heurtaient alors deux entités imaginaires et cognitives, la « pensée du système », intransigeante et centrée, et la « pensée de l’hérésie », transversale et « excentrée ». Il en résulte une somme d’interrogations qui sont autant d’itinéraires empruntés, et parmi lesquels, une a priori simple : « que peut-être une pensée excentrée ? ». La réponse suit immédiatement la question : « Une pensée excentrée, c’est une pensée qui questionne la légitimité de l’appropriation, celle de l’extension et de l’expansion, une pensée qui, informant la notion de centre et périphérie, contribue à constituer toutes les périphéries en centres et tous les centres en périphéries d’autre chose. Et qui par conséquent amène à constituer le relatif dans la Relation » (129). Voilà donc réexposés, des thèmes chers à Glissant qui se trouvent et se retrouveront dans toutes ses productions, avant comme après 1991 : le centre, les périphéries, la Relation, et de fait, la reconnaissance d’une diversité à même de faire vivre les jeux de relations.

Mais, croyons-nous naïvement, rappelle Édouard Glissant (et cette notion de rappel, indissociable de sa pratique du ressassement vient encore confirmer la portée des entretiens), l’Histoire est « un processus qui part d’un endroit, qui dispose d’un moteur et qui va vers un autre endroit » (42). C’est là un malentendu qu’il convient de dissiper : il y aurait eu un mouvement linéaire et chronologique qui a fait passer l’Occident, dans sa seule relation à lui-même, du Moyen Age à la Renaissance, aux Lumières, et aux histoires contemporaines de traites, d’esclavages, de colonisations puis de décolonisations. Mais, et c’est là la clé de la conversation, l’Histoire n’est pas cousue d’un long fil blanc indivisible… L’Histoire contemporaine, telle que nous la concevons trop souvent, est une succession ordonnée d’événements ayant pour but ultime et absolu (au singulier donc) la modernité. L’évolution de l’Occident est ordonnée, structurée, en elle-même, par elle-même, pour elle-même… Que faisons-nous des apports extérieurs ? Que faisons-nous des relations aux dehors ? Rien, nous les ignorons. Or, nous invitent à penser Édouard Glissant et Alexandre Leupin, l’Histoire n’est peut-être pas un fil, mais une maille, cousue d’une multitude de fils : des histoires de relations dont il s’agira de démêler les nœuds pour leur restituer la plénitude de leurs sens.

L’universel est ce qui, dans le texte, est mis en débat. Or, je m’aperçois que si je choisis de restituer – de rapporter – ces mots échangés à Baton Rouge entre Édouard Glissant et Alexandre Leupin, je risque de me perdre, et de perdre ma propre langue dans le sillon des leurs (chacun des deux intervenants ayant la sienne propre). Le projet qui prend corps à la lecture de ce livre : non pas rapporter ou retranscrire donc, mais comprendre comment pensées et concepts énoncés selon ces modalités, travaillent en effets ma perception d’une œuvre dans un paysage, jusqu’à renverser, en effets toujours, la perception de mon propre paysage culturel et imaginaire.

Chez moi, je poursuis ma lecture des Entretiens de Baton Rouge et me viennent à l’esprit, d’abord, des sculptures de Louise Bourgeois… Je pense à ses étranges araignées domestiques qui sont de celles qui peuplent les plafonds, pour y tisser leurs toiles. Je me demande : comment la lecture à Paris, d’un entretien avec Édouard Glissant, à Baton Rouge, en Louisiane, peut-elle m’évoquer une araignée factice et fictive ? Peut-être parce que, les beaux jours revenant, j’avais quitté mes murs pour aller lire les premières pages du livre dehors (faut-il souligner là la volonté de ne pas laisser s’enfermer entre les seuls murs d’un appartement parisien ces mots eux-mêmes venus d’un autre dehors ?), dans un parc, précisément en face de l’un de ces monstres artistiques façonnés par Bourgeois. A priori, rien ne permet de penser les araignées de Louise Bourgeois et les concepts d’Édouard Glissant dans un même sac, et pourtant… Et pourtant, un lien s’est créé, faisant entrer en relation deux expressions poétiques distinctes : dans mon esprit, les pattes d’une araignée géante viennent encercler les mots, tissant autour d’eux un cocon qui les étouffent. Ma lecture est trouble, les mots sont opaques, je ne parviens pas à saisir le sens de cette pensée qui se dit.

Je comprends alors que, pour parvenir à laisser respirer les mots, je dois à mon tour intervenir et délier un à un les fils que cette araignée, étrange araignée, a tissés autour d’eux. Je déballe donc : il n’y a déjà plus de fils, mais l’araignée est toujours là. Elle se métamorphose, se change, et devient autre. Désormais, ce n’est plus une araignée qui se ballade sur les pages de mon livre, mais c’est un « babouk ». C’est-à-dire, un animal qui est de la famille des aranéides, mais qui n’est pas à proprement parler, dans ma langue, une « araignée ». L’ « araignée » est française, parce qu’elle se nomme en langue française ; le « babouk » est créole, c’est sa dénomination dans ma langue maternelle. C’est un heteropoda venatoria, qui vit là où je suis né, à l’île de La Réunion, dans cet espace périphérique amarré par l’Histoire, par un lien quasi-exclusif à la France. Mais mon « babouk » n’habite pas des maisons, il habite des « cases ». Et encore, il ne tisse pas de toiles…ce n’est décidément pas une araignée du centre : ni d’un centre de toile, et par extension, ni d’un Centre de pensée.

Entre mes murs, à Paris, pour retrouver l’araignée de mon quotidien, mon « babouk », j’ai donc dû pratiquer un détour : ayant assimilé les mots de Glissant aux sculptures de Bourgeois, j’ai d’abord fait transiter ma conception de l’araignée par une expression poétique et artistique, pour ensuite parvenir à retrouver – et à formuler – mon araignée à moi, qui a pour nom « babouk ». C’est un détour qui me permet de faire retour sur mon intimité, sur mon identité. Ce retour n’est pas repli, mais pli autre. Pli autre de l’identité : comme cette distinction faite entre ces variétés d’araignées, la pensée vit, se structure et habite le monde selon des modalités différentes. L’une peut habiter l’espace de manière sédentaire, à partir d’un système qu’elle s’est crée (la toile) ; l’autre peut l’habiter de manière mobile, sans système apparent, en se déplaçant constamment. Le « babouk » erre dans les cases (chacune des cases est un monde), en sautant d’un lieu à un autre (plafond, mur, sol, table, etc.), et en traînant sous son abdomen son sac qui lui sert de nid. Bientôt, des dizaines de milliers de petits « babouk » (1) se disperseront dans l’espace de la maison, en des trajectoires aléatoires et aussi imprévisibles qu’il y aura de chemins à tracer.

Ce sac que la mère transporte sous son abdomen est précisément le sacdans lequel j’avais rangé les mots de Glissant et les formes de Bourgeois : toutes mes références culturelles s’y mêlent. Mais une fois les parois de la poche percées, la somme de ces référents se difracte, et ils se mettent à courir et à sauter sur les surfaces du plafond, du mur, du sol et de la table, dans l’espace de ma case, en des trajectoires aussi imprévisibles qu’aléatoires. C’est là, justement, l’effet que ces entretiens provoquent en moi. La pensée d’Édouard Glissant, confirment ces entretiens, n’est pas une pensée du système, elle n’est pas une pensée du sac, c’est-à-dire de l’Un totalitaire (de l’universel), mais une pensée mobile qui se difracte et se disperse. Dès lors, je ne peux pas parler de ses mots à lui, sans faire référence aux miens propres, parce qu’il ne discourt pas au sujet des mots de l’Humanité, mais parce qu’il parle, à chacun, de son humanité à lui : celle d’un lieu singulier dans un temps donné. Je ressasse à mon tour en rappelant au souvenir le titre du livre : Les Entretiens de Baton Rouge ne préfigure pas une pensée du Tout-Monde dans un temps absolu, mais c’est une pensée intransitive nourrie par les expériences successives de voyages, de Fort-de-France à Paris, en passant, entre autres, par Baton Rouge.

Il s’agit donc bien de cela : d’un détour. Et même, d’un détour multiple. D’abord, parce que pour parler de sa créolité (non pas de sa conception du Créole, mais de sa perception du processus de créolisation), Édouard Glissant se place dans un paysage créole autre, celui de la Louisiane ; ensuite parce que, pour lui faire parler de sa contemporanéité, Alexandre Leupin l’entraîne dans les sillons du balbutiement des langues et des nations occidentales, dans un autre temps, autre lieu, celui du Moyen Age européen. Le détour est donc double, puisqu’il est à la fois spatial et temporel : « J’ai appelé ce mouvement la pratique du détour, en particulier chez les peuples de la Caraïbe. Il est étonnant comme les intellectuels de la Caraïbe (je ne parle pas seulement des poètes) se sont impliqués et intéressés aux problèmes soulevés ailleurs, chez d’autres peuples. Par exemple, Marcus Garvey qui est un Jamaïcain, a pratiquement pris en charge les problèmes des Noirs américains » (106). Par exemple, Édouard Glissant, qui est un Martiniquais, a pratiquement pris en charge une poétique des rives du Mississippi, celle de Faulkner, pour penser et conceptualiser le discours antillais… « Il y a là, selon moi, la manifestation d’une pensée de l’errance, en même temps que la recherche d’une unité. Lieux dialectiques par conséquent, où se noue la poignance du drame […]. Et chaque fois que, historiquement, dans le monde, une situation de transition ou de naissance […], soit d’Etats ou de communautés, ou de pays ou de nations, soit de philosophies, de religions nouvelles, apparaît, cette pensée de l’errance vaut » (108-109). Et au discoureur d’ajouter, comme une mise en garde : « l’errance n’est pas divagation » (109).

Effectivement, non, cet entretien qui propose une mise en abyme de « l’errance » n’est pas divagation : en huit points, comme huit pattes d’un même corps posées en huit lieux distincts, il quitte le lieu donné (celui qui se veut être objet du discours présent : la créolisation), pour mieux aider à le comprendre ou pour mieux aider à vivre avec (109). Un sommaire des « itinéraires » empruntés précise en effet les axes de discussion : «  est décrit le dialogue, et le conflit… » / «  se dit la relation du poète à ses paysages… » / «  s’énonce la nécessité poétique d’échapper à la reproduction simplifiée du politique… » / «  l’on discute de la naissance des Etats-nations… » / «  s’exprime l’impératif non impérieux, pour le poète, de s’engager dans la mondialité infinie de l’innommable Relation » / «  l’on dialogue de la nécessité pour le poète de transcender les circonstances contraignantes du dire… » / «  l’on parle du futur pressenti par les littératures… » / et enfin, «  l’on comprend qu’il s’agirait non pas seulement de préserver chacune des langues du monde mais aussi de la précipiter de sa relation à tout autre verbe » (13-14).

En somme, le livre se structure dans et par l’errance : il pratique des détours spatiaux et temporels (par l’Europe du Moyen Age) pour mieux saisir les mouvements et les mouvances contemporaines « des humanités, qui s’acharnent à perdurer, dans leurs diversités, l’inattendu, le mélange, l’inextricable » (153). Il s’appuie sur les errements vaseux du passé comme pour aider à mieux prendre pied dans ce qu’Alexandre Leupin a désigné par une « œuvre mangrove ». A savoir, une œuvre opaque, structurée en un réseau francophone et créolophone complexe, qui fait rhizome avec les langues des différents paysages du monde, qui « renouvelle de fond en comble nos habitudes grammaticales », qui « multiplie les possibles de la langue », et qui « ne peut faire école que dans le malentendu » (164-165). S’agirait-il alors de remuer les fonds d’une vase syntaxique et poétique française, noyée et dépassée par des vents historiques violents qui ont soufflé et dévasté hors des limites du Centre ?

« Ce que je voudrais, avoue Édouard Glissant, c’est qu’on puisse exposer réellement comment, par exemple, les procédés de créolisation linguistique se sont effectués dans les différentes parties de ce qui sera plus tard la France » (69). C’est-à-dire, dans ce qui sera plus tard une France fractionnée et fragmentée par l’expérience de la colonisation, à travers divers lieux de la planète, dont la Caraïbe et l’océan Indien. Et les expériences françaises post-coloniales, interrogées dans les entretiens à partir de la « pensée du système » qui s’est réalisée au Moyen Age, à partir de cette « poussée de l’universel », de cette « pulsion occidentale » (28-29), en corrélation avec une pensée transversale de la marge, une « pensée de l’hérésie » (28), permettent de nous projeter dans un autre type de rapport et de relation au dehors des sociétés occidentales.

Il en découle ainsi un point d’interrogation, à la fois consécutif et constitutif de celui-ci : « est-ce que cette pensée-là [celle née de la « poussée de l’universel »] est encore à même, à elle seule, et dans son système, de nous fournir des ouvertures d’horizon, pour le monde dans lequel nous vivons actuellement ? » (25). Est-ce que cette pensée là, qui ne reconnaît pas de légitimité à l’existence des diversités, ne risque pas à terme de nous conduire dans une impasse, dans un cul-de-sac ? Le monde s’ouvre, mais la pensée occidentale héritée des temps médiévaux, si elle ne se dénoue pas, risque de verrouiller nos propres possibilités d’ouverture. Dans ce contexte (et voilà reformulé le projet des entretiens), « est-ce qu’il n’y a pas une nécessité, étant donné la nature difractée de ce monde, et l’inextricable de son établissement, de revenir au drame du Moyen Age, comme nous devrions en revenir aux présocratiques, et aux spiritualités des cultures africaines » ? Et, poursuit Glissant, « de replonger, de savoir comment ça c’est passé entre ces deux portées, de système et de non-système, afin que nous puissions comprendre ce que nous avons à aménager, et comment, dans les relations entre ces deux estimations de l’ordre et du désordre du monde ? » (25-26). La réponse est formulée en une utopie (mais nous savons que toute utopie, dès lors qu’elle est formulée, change de nature…) : « on peut […] concevoir un monde où chacun pourrait être propriétaire sans pour autant chercher à établir la légitimité de l’extension de la propriété » (131). Autrement dit, en faisant retour sur les expériences transversales du passé, et en les détournant du rapport exclusif aux systèmes dominants, on peut parvenir à concevoir d’autres modalités de lecture de l’histoire, et ainsi parvenir à travailler à l’élaboration d’un monde où le principe du monopole d’un système de pensée sur d’autres, qui eux sont transversaux (et non marginaux), ne serait plus valide. En somme il faudrait parvenir à relever non pas les erreurs passées, mais nos trompeuses lectures du passé (qui excluaient, par exemple, l’influence de sociétés non-occidentales) pour les invalider, et rectifier notre propre perception du présent.

Il convient maintenant de faire un ultime retour qui, cette fois, n’est plus tout à fait un détour. Revenons sur le parcours d’une pensée qui s’est construite dans le temps à travers des espaces, tant du Centre que de périphéries : « le fait d’être allé ailleurs, d’avoir vécu dans le Centre [Paris], et fait une expérience du Centre, non pas seulement comme centre mythique, mais en ce qu’il est réellement, m’a sans doute autorisé à fonder [et sonder ? ] cet écart que, plus tard, j’ai essayé le plus souvent possible d’établir, entre une pensée excentrique et une pensée centrée ». Pour comprendre l’ailleurs qu’est sa Martinique séminale, Édouard Glissant est passé par la France du continent, comme d’ailleurs dans cet entretien, pour comprendre les mouvements globaux de notre contemporanéité, avec Alexandre Leupin, il est passé par des anciens temps, nourriciers de la pensée contemporaine.

Et cette pensée du Centre et de la périphérie, qu’Édouard Glissant dit bien développer dans son œuvre depuis La Lézarde (1958), est ici constitutive de son rapport à l’Histoire puisque, c’est à partir de mouvements paradoxalement centripètes et centrifuges (à partir d’un Centre vers une périphérie, et inversement), qu’il s’est créée cette pensée fondatrice (de l’œuvre) et fondamentale (dans l’œuvre) de l’errance. Elle « introduit de nouvelles relations au pays, une opposition poétique aux injonctions de système qui régiraient la fréquentation de celui-ci et qui donc imposeraient une vie altérée du continuum biographique de la communauté » (44). Il n’y a pas de rapport unilatéral à l’Histoire, pas plus qu’il n’y a en elle une continuité linéaire. Cette re-lecture des processus historiques, à partir notamment des concepts abordés dans l’œuvre (créolisation et Relation), permet de retourner le rapport au temps. Non pas un et indivisible, mais multiple comme toutes ces sociétés qui ont participé, de près comme de loin, du dedans comme du dehors, à l’élaboration d’un « Chaos monde » (147) – qui à mon sens ne peut être un « Tout-Monde ». Il y a juxtaposition des expériences passées aux expériences présentes, qui poussent et retranchent les réticences établies (les choix historiques faits par le passé et posés comme des vérités immuables) pour les rendre à la nature de leurs mouvements : chaotiques dans des jeux de relations transversales, et non pas ordonnés par un système de rapports exclusifs.

Au moment de ces entretiens, entre 1990 et 1991, Édouard Glissant a déjà publié les deux premiers volumes de sa Poétique Soleil de la conscience(1956) et L’intention poétique (1969). Il vient tout juste d’achever son troisième volume, la Poétique de la Relation (1990). Le Discours Antillais (1981) est présent dans son œuvre depuis dix années, et sa production littéraire, tant romanesque que poétique, offre déjà le plus étendu de sa pensée : La Lézarde (1958), Le Sel noir (1960), Le Quatrième siècle (1964), Malemort (1975), Pays rêvé, pays réel(1985). Les entretiens de Baton Rouge ne viennent donc pas témoigner d’une pensée en gestation, mais viennent d’avantage affirmer des choix faits et confirmer les itinéraires qui ont été emprunté par l’auteur. Entre autres, ils apportent un éclairage sur le fait que l’œuvre, dans sa globalité, ne se structure pas nécessairement, comme l’Histoire dénoncée, dans un sens chronologique et linéaire en un Tout, mais en un mouvement possiblement diachronique, où ne circulent pas (ni cercle, ni spirale), mais se difractent et se dispersent les mots dans les paysages rencontrés : « Un écrivain aujourd’hui conjecture son œuvre dans une langue, mais en présence de toutes les langues du monde » (84).

Alors qu’Édouard Glissant se trouve à Baton Rouge, face à Alexandre Leupin, son œuvre est un seul et même projet (une seule et même pensée) qui ne se totalise pas mais qui s’épand en trajectoires aléatoires au fil des mots, et qui tient sa singularité autant dans les fonds sondés par le langage que dans la structure même de l’œuvre : défaire les suites linéaires et lissées, strier les surfaces comme poussent et se développent les racines d’une mangrove. Faire onduler, de rives en rives, en vagues irrégulières les concepts, pour défaire le présupposé universel. En ce sens, je ne peux pas illustrer ma lecture d’Édouard Glissant sans nécessairement parler de mon expérience de lecteur. Il n’y a là rien d’universel ou d’unanime, voilà pourquoi tenter de paraître objectif deviendrait nécessairement incongru. Non, Édouard Glissant et Alexandre Leupin, dans ces entretiens qui pratiquent le détour et font encore vivre l’errance, ne me parlent pas d’une araignée commune perchée sur sa toile, mais d’une araignée poétique et artistique, déjà porteuse de subjectivité, en même temps que d’une araignée singulière, intime, mon fameux « babouk »… Ne pas parler à tous, mais s’adresser à chacun.