Résumé : « Au XXIe siècle, le pouvoir devient plus facile à acquérir, plus difficile à conserver, plus facile à perdre », c’est la thèse défendue par le penseur vénézuélien Moisès Naïm. L’ascension phénoménale dans les sondages du polémiste, Éric Zemmour, dans le contexte de la pré-campagne présidentielle constitue, à mon sens, une illustration de ce phénomène.
L’essayiste Éric Zemmour réussit une percée remarquable dans les sondages. Celui réalisé par Ipsos les 29 et 30 septembre, à moins de sept mois de l’élection présidentielle lui accorde 15% des intentions de vote – qui, ne l’oublions pas, n’ont pas valeur prédictive – ; il double Xavier Bertrand (13%) et se rapproche de Marine Le Pen (16%). Un sondage plus récent effectué par Harris Interactive pour Challenges mercredi le crédite de 17 à 18% des intentions de vote, derrière Emmanuel Macron (24 à 27%). Il serait donc qualifié, même s’il ne s’est pas encore déclaré candidat, pour le second tour de l’élection présidentielle, de façon tout à fait surprenante. Mais est-ce une véritable surprise ?
Un tel événement vient confirmer, à mon sens, un phénomène sans précédent théorisé par Moisés Naim, dans un ouvrage non encore traduit en français, paru en 2013 et intitulé The End of Power1. Cet intellectuel vénézuélien, classé souvent parmi les penseurs les plus influents de la planète, défend une thèse profondément iconoclaste. Selon lui, nous serions contemporains d’un événement considérable :contrairement à ce que l’on pourrait penser, le pouvoir, sous toutes ses formes, après avoir atteint son acmé au XXe siècle, entre aujourd’hui dans une phase radicale de dissolution.
Moisès Naim commence par poser une définition du pouvoir simple mais suffisamment extensive pour s’appliquer à tous les champs de l’activité humaine : politique et militaire bien sûr, mais aussi économique et culturel, pour intégrer à côté du hard power (pouvoir de la coercition) des politologues, le soft power (pouvoir d’influence) utilisant notamment le principe du nudge, que l’on a pu constater avec la mise en œuvre du pass sanitaire dans la stratégie vaccinale en France.
« Le pouvoir est la capacité de dicter ou d’empêcher les actions présentes ou futures d’autres groupes ou individus ». Cela s’applique à une institution, une organisation ou un individu, hier comme aujourd’hui.
Il insiste sur le fait qu’une telle formulation ne change pas fondamentalement la définition du pouvoir ; en revanche, ce qui se transforme c’est la manière dont il s’acquiert et s’exerce, et les raisons qui font qu’on le perd ou le gagne.
« Au XXIe siècle, le pouvoir devient plus facile à acquérir, plus difficile à conserver, plus facile à perdre », sans pour autant disparaître. À l’appui de son idée, il pointe le fait que « partout des petits acteurs venus de nulle part se montrent capables de balayer les géants ».
LE POUVOIR DEVIENT PLUS FACILE À ACQUÉRIR…
On l’a constaté avec l’élection en 2017 d’Emmanuel Macron, dont la relative virginité et le surgissement du néant ont été les principaux atouts, grâce à une stratégie visant à reconfigurer le paysage politique en France, consistant à exploser les frontières séparant les partis traditionnels.
Une telle stratégie constitue une illustration typique d’un phénomène plus général observé par Moisès Naim : il s’agit de l’érosion des barrières qui jusque-là préservaient ce que l’essayiste nomme les « incumbents » (c’est-à-dire les « titulaires », ou encore les insiders, qui possèdent le pouvoir dans le système actuel et déploient une grande énergie pour tout verrouiller derrière eux), face aux offensives menées par les « candidates » (c’est-à-dire les outsiders, les aspirants, croyant en leur chance et déterminés à se faire une place au soleil).
Le nombre de ces derniers, qui veulent être les premiers, augmente de plus en plus ; ainsi, en France, à ce jour, on compte une quarantaine de prétendants à la fonction présidentielle (mais tous n’ont pas encore obtenu les 500 signatures d’élus à même de valider leur candidature).
Parmi les outsiders ayant accédé au pouvoir politique, nous citerons ces autres figures déstabilisatrices que sont Duterte aux Philippines, Orban en Hongrie, Salvini en Italie, Bolsonaro au Brésil et bien sûr Donald Trump, homme de télévision et milliardaire.
« NÉCROPHILIE POLITIQUE »
L’une des raisons qui font qu’on perd ou gagne le pouvoir réside dans la fascination pour la « nécrophilie politique », c’est-à-dire la passion pour les idées mortes. Personne n’ignore que de telles idées sont inopérantes ; elles recèlent cependant un fort pouvoir d’attraction dans le contexte de notre époque dominé par de profondes mutations à tous les niveaux, marquées notamment par la faillite des certitudes et le fait que rien désormais n’est tenu pour acquis ; on ignore si les changements vont être bénéfiques ou s’ils constitueront des menaces pour l’avenir.
Cette indétermination occasionne des passions et émotions, objectivées sous le terme d’« affects » dans l’ordre des sciences sociales, lesquelles reconsidèrent positivement leur place et nature dans le jugement et l’action. Jean-Luc Mélenchon observe qu’« en politique, les affects sont de retour. Pendant des années, on disait « on », « le peuple », « la classe ouvrière », « le parti », « les masses ». Maintenant, on dit plus volontiers « je » ». Ce « retour des émotions » est plus particulièrement fréquent chez les populistes ; un Donald Trump ne connaît pratiquement que la 1ère personne.
Pierre Rosanvallon distingue 3 catégories différentes d’émotions, qui ont des conséquences politiques différentes : « […] les émotions de position (le sentiment d’abandon, d’être méprisé), les émotions d’intellection(la restauration d’une lisibilité du monde avec par exemple le développement d’une vision complotiste et le recours aux fake news) et les émotions d’action (le dégagisme)2. » Ce sont prioritairement les secondes qui sont exploitées par les mouvements populistes, relayant volontiers les théories conspirationnistes qui les alimentent. Les visions complotistes revêtent une fonction psychologique, dans la mesure où elles permettent de réduire la complexité d’un monde devenu opaque en proposant des réponses simples, relevant souvent de la nécrophilie politique, aux problèmes que chacun rencontre.
Les idées zombinesques, agitées par les populistes, atténuent les peurs liées à l’incertitude, en procurant aux individus le confort intellectuel perdu. La politique, s’affranchissant du factuel, s’inscrit désormais dans un régime post-aléthique, dominé par l’affectuel ; et ce sont les idées mortes qui donnent expression aux affects des électeurs. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas la faisabilité de ces idées qui intéressent ceux qui les agitent ; ce qui les préoccupe ce sont les effets pragmatiques de leurs paroles ; ils émettent des énoncés performatifs, c’est-à-dire une parole qui, selon la théorie d’Austin3, ne dit pas quelque chose mais accomplit un acte. Ainsi Trump, déclarant que la construction d’un mur est la solution au problème de l’immigration, accomplit au moment de son dire, l’effacement du problème. Cela est rendu possible par le fait qu’il donne à entendre ce que les gens ont envie d’entendre, en appliquant ce qu’il considère comme une légère exagération, une « truthful hyperbole », une hyperbole véridique, dont il usait et abusait.
Éric Zemmour ne fait rien d’autre quand il promet de mettre en place des mesures visant une « immigration zéro », c’est-à-dire d’ériger un mur, sans la matérialité de celui de Trump, pour protéger la nation française de l’invasion étrangère et contrer ainsi la menace du « grand remplacement », le fantasme majeur des ultraconservateurs dont il s’impose comme le chef de file.
Cette passion pour les idées mortes trouve une autre illustration dans l’exploitation par l’extrême-droite française d’une décision du Tribunal constitutionnel polonais, considérée comme sapant le pilier juridique sur lequel reposent les 27 pays de l’UE ; la plus haute juridiction de ce pays a, en effet, statué le jeudi 7 octobre 2021 que certaines parties du droit de l’UE étaient incompatibles avec la Constitution4. Cette question a produit un effet domino en France, donnant lieu à de vifs échanges sur la souveraineté, les concurrents d’Emmanuel Macron -déclarés ou non- attachés à cette idée se prononçant pour une approche similaire. C’est ainsi que le polémiste d’extrême-droite intitule un communiqué de presse qu’il publie le vendredi suivant : « Il est temps de redonner au droit français sa primauté sur le droit européen ». Il s’agit ni plus ni moins d’un appel au Frexit, idée pour le moins zombinesque, quand on considère l’histoire récente du Brexit, qui est en train de faire la démonstration que la sortie de l’Europe est une idée totalement inopérante. Le peuple polonais ne s’y trompe pas, qui a manifesté dans plus de 100 villes à travers la Pologne (des manifestations ont eu aussi lieu dans plusieurs villes à l’étranger), agitant des drapeaux polonais et européens et criant « Nous restons ».
Le probable candidat à la Présidentielle 2022 joue ainsi la carte de la performativité mais, à la différence d’un Donald Trump, il le fait avec, semble-t-il, un minimum de sincérité ; fondamentalement souverainiste et identitariste (l’identitarisme étant une pathologie de l’identité), il croit profondément que la France retrouvera son identité si les musulmans étaient boutés hors du pays. Ses idées relèvent de la nécrophilie politique, selon l’expression de Moisès Naïm, mais emportent l’adhésion d’un électorat extrême-droitisé, notamment celle de la bourgeoisie nationaliste, et commencent à séduire une partie de l’électorat populaire, autre cible du polémiste, pour l’instant encore majoritairement captée par Marine Le Pen.
Ainsi, dans l’atmosphère de populisme qui règne dans notre XXIe siècle, Eric Zemmour, en proposant des idées zombinesques relevant de l’ultraconservatisme, pourrait bénéficier de cette dissolution du pouvoir théorisée par Moisès. Notons qu’il porte ce phénomène à un niveau inédit dans la mesure où il pourrait s’imposer définitivement – en remportant l’élection présidentielle – dans le champ politique, alors qu’il ne fait absolument pas partie du personnel politique et n’est adossé à aucun parti. Entrerait-on dans une ère qui serait caractérisée par le post-partisanisme ? Éric Zemmour accomplirait ainsi une nouvelle étape de la fin du pouvoir, en l’occurrence, politique au XXIe siècle.
Jean-Louis ROBERT
[1] The End of Power, Basic Books, 2013. [2] Rosanvallon Pierre, Le Siècle du populisme, Seuil, 2020. [3] Notons qu’un arrêt, allant dans le même sens, c’est-à-dire émanant d’une juridiction nationale enfreignant le droit de l’Union a été rendu le 5 mai 2020 par la cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe. Mais cette décision, constitutive de manquement d’état, n’a pas été sanctionnée juridiquement, aucun Etat membre n’ayant présenté de recours. [4] Dans ses conférences de Harvard de 1955, publiées par la suite sous le titre How To Do Things With Words (1962), J. L. Austin établit une distinction entre les énoncés performatifs et les énoncés constatifs. Les premiers concernent un grand nombre d’énoncés qui ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien et, auxquels par conséquent on ne peut attribuer une valeur de vérité. Leur énonciation est en fait l’exécution d’une action (le verbe anglais to perform signifie « accomplir »).