Tribunes

Une modeste proposition inspirée de Jonathan Swift

L’enseignement du français en milieu minoritaire canadien se voit remis en question dans une satire, compte tenu des résultats lamentables d’assimilation à ce jour et des investissements considérables qui ont été engagés. 

C’est un objet de tristesse, pour celui qui visite nos écoles publiques bilingues que d’entendre dans les corridors, la cour de récréation ou encore dans les transports en commun des enfants qui s’expriment constamment dans la langue du milieu ambiant malgré les grands efforts de l’État et du personnel enseignant pour les rendre bilingues. Tels leurs parents, ces enfants seront condamnés à travailler dans ce milieu ambiant, à mendier leur pitance ou devront s’exiler et se soumettre aux redoutables forces du marché.

Je pense que chacun s’accorde à reconnaître que ce grand nombre d’enfants constitue dans l’état déplorable de notre pays un grand embarras et même un danger à son intégrité territoriale/linguistique ; par conséquent, celui qui trouverait un moyen équitable, simple et peu onéreux de faire participer ces enfants à la richesse commune mériterait qu’on lui élève pour le moins une statue de bienfaiteur.

Mais mon intention n’est pas, loin de là, de m’en tenir aux seuls enfants ne parlant pas la langue qu’ils devraient vraisemblablement parler ; mon projet se conçoit à une bien plus vaste échelle et se propose d’englober tous les enfants d’un âge donné qui fréquentent les écoles unilingues et ne réussissent pas à parler cette autre langue mandatée par l’État pour aspirer aux plus belles positions.

Pour ma part, j’ai consacré plusieurs années à réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention les différents projets des autres penseurs, et y ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul.

Il est vrai qu’un des parents (habituellement la mère) peut soutenir son enfant dans une langue différente du milieu ambiant jusqu’à la période de l’adolescence et c’est précisément au début de cette période que je propose une intervention, de sorte qu’au lieu de devenir un fardeau embarrassant pour ses parents et sa communauté linguistique d’appartenance, l’enfant puisse y contribuer plus positivement. La prise en charge ne se ferait que si l’enfant montre des signes d’abandon de sa langue parentale minoritaire durant une période témoin.

Mon projet comporte cet autre avantage de faire cesser les transferts linguistiques entre les différents lieux d’enseignement (i.e. bilingues et unilingues) et cette horrible pratique des parents, hélas trop fréquente dans notre société, qui assassinent leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces enfants innocents pour s’éviter les dépenses plus que la honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion du cœur le plus sauvage et le plus inhumain.

Comment élever et assurer l’avenir de ces multitudes qui ne deviennent pas bilingues tel que l’État le souhaiterait, telle est donc la question puisque, ainsi que je l’ai déjà dit, dans l’état actuel des choses, toutes les méthodes proposées à ce jour se sont révélées totalement impossibles à appliquer, du fait qu’on ne peut trouver d’emploi valorisant pour ces gens dans les sphères d’activités que l’État régit.

J’en viens donc à exposer humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection. Une simple chirurgie offerte en bureau par du personnel de base pourrait être appliquée pour couper la langue de nos jeunes adolescents qui ne montrent pas suffisamment d’intérêt pour l’autre langue. Non seulement leur couperions-nous la langue, mais les autres adolescents en seraient nourris ! Cela les motiverait aux bienfaits du bilinguisme officiel. D’une part, leur diète s’en trouverait fort probablement améliorée compte-tenu de ce qu’ils mangent présentement et ils ne verraient aucune différence au goût, lorsque consommés comme saucisse “hot dog” ou encore comme pâté “hamburger” avec les condiments habituels. D’autant plus qu’une langue n’est aucunement nécessaire pour en manger une autre, de bonnes dents suffisent !

Les jeunes passent par ailleurs un temps phénoménal à l’ordi ou à la console de jeu-vidéo et utilisent donc de moins en moins leur langue parlée. Le langage utilisé, lorsqu’il l’est, en est bien souvent un de charretier. La promiscuité sexuelle précoce sévissant parmi la jeunesse peu disciplinée s’en verrait diminuer, ainsi que les maladies transmises par voie orale en ces temps de grandes précautions de santé publique.

Les marchands de viande spécialisée qui ont été approchés au sujet de cette modeste proposition croient que les plus « mauvaises langues », i.e. provenant de ceux et celles qui n’ont pas la langue dans leur poche, seront les plus tendres en raison du plus grand usage et justifieront donc les prix les plus élevés une fois que ce créneau du marché d’alimentation sera bien développé. Des essais-pilotes de cette nouvelle mesure d’ingénierie sociale dont l’État ferait la promotion seraient d’abord menés exclusivement parmi la jeunesse et les risques de la mesure ainsi limités à la dite population.

Quand à notre capitale d’Ottawa, on pourrait y aménager des centres d’entraînement pour cette nouvelle industrie de la langue en réentraînant le personnel qui s’y affaire déjà. Des pays qui désirent bien gérer la liberté d’expression tel que la Chine seraient assurément intéressés à développer leur propre industrie de la langue en important le précieux savoir-faire canadien. Les statistiques de recensement (ou d’assimilation linguistique) s’amélioreraient puisqu’elles n’indiqueraient plus l’autre langue parlée à la maison. Les démographes linguistiques de l’État n’auraient plus à s’inquiéter de mauvaises tendances.

Je pense que les avantages de ma proposition sont nombreux et évidents, tout autant que de la plus haute importance. Plusieurs seront portés à rêver sur comment appliquer de telles mesures au-delà de ce qui est proposé.

D’abord, comme je l’ai déjà fait remarquer, elle réduirait considérablement le nombre de locuteurs d’une langue qui résistent mal aux difficultés du milieu ambiant.

Deuxièmement. Les citoyens sont déjà taxés à la limite et sont réceptifs à toute nouvelle mesure de l’État qui ne soutirera pas davantage de leur poche pour son financement.

Troisièmement. Les grands conglomérats médiatiques, le radiotélédiffuseur public, son organisme de réglementation, l’Union des Acteurs ainsi que l’Unions des Travailleurs de Médias ne demandent pas mieux que de limiter qui peut s’exprimer oralement. Ils ont déjà amplement de difficultés ailleurs.

Quatrièmement. Les puristes de la langue se réjouiraient de la protection ainsi accordée contre ses locuteurs récalcitrants qui ont une tendance à massacrer cette langue. Les organismes “porte-parole” et groupes d’intérêt ne se verraient plus remis en question.

Cinquièmement. Les chefs de parti politique devraient vraisemblablement s’intéresser à de telles mesures pour bien garder les députés de l’arrière banc à l’ordre.

Sixièmement. Les souverainistes québécois et autres opposants au bilinguisme officiel devraient se rassurer de l’intégrité linguistique/territoriale ainsi réalisée. Les fédéralistes seraient tout autant ravis de mettre fin à tant d’années de discorde dans la Tour de Babel de la fonction publique fédérale.

On pourrait énumérer beaucoup d’autres avantages : par exemple, une diminution des émanations de “hot-air” associées à la politique linguistique de l’État en faveur des préoccupations environnementales, l’intérêt de coupures à même le Comité Permanent des Langues Officielles ou encore le Commissaire aux Langues Officielles qui pourrait bien être relégué au Sénat sans qu’absolument personne ne s’en aperçoive. Mais, dans un soucis de concision, je ne m’attarderai ni sur ces derniers points, ni sur beaucoup d’autres.

Je ne vois aucune objection possible à cette proposition, si ce n’est qu’on pourra faire valoir qu’elle réduira considérablement le nombre de locuteurs de la langue minoritaire. Je revendique ouvertement ce point, qui était en fait mon intention déclarée en offrant ce projet au public. Qu’on ne vienne donc pas me parler d’autres expédients : d’imposer une taxe additionnelle pour les locuteurs qui ne parlent pas la langue que l’État leur a prescrit ; de refuser de servir les citoyens dans la langue que l’État leur a prescrit là où les nombres ne le justifient plus ; de remédier à l’expansion de l’orgueil, de la vanité, de la paresse et de la futilité d’apprendre une langue qui ne leur rapportera pas ; d’apprendre à mieux apprécier les deux principaux groupes linguistiques du pays ; d’abandonner nos querelles et nos divisions ; de cesser de nous comporter comme des Juifs qui s’égorgeaient entre eux pendant qu’on prenait leur ville. Enfin, d’insuffler l’esprit d’honnêteté, de zèle et de compétence à nos concitoyens, si l’on parvenait aujourd’hui à imposer la décision de vivre dans un État bilingue, en dépit d’exhortations ferventes et répétées.

Par conséquent, je le redis, qu’on ne vienne pas me parler de ces expédients, ni d’autres mesures du même ordre, tant qu’il n’existe pas le moindre espoir qu’on puisse tenter un jour, avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique.

En ce qui me concerne, je me suis épuisé des années durant à proposer des théories vaines, futiles et utopiques, et j’avais perdu tout espoir de succès quand, par bonheur, je suis tombé sur ce plan qui, bien qu’étant complètement nouveau, possède quelque chose de solide et de réel, n’exige que peu d’efforts et aucune dépense, peut être entièrement exécuté par nous-même et grâce auquel nous ne courrons pas le moindre risque de mécontenter les pays avec lesquels nous transigeons. Car ce type de produit ne peut être exporté, la langue d’un adolescent étant trop tendre pour supporter un long séjour dans le sel, encore que je pourrai nommer un pays qui se ferait un plaisir de nous dévorer la langue, même sans sel.

Après tout, je ne suis pas si farouchement accroché à mon opinion que j’en réfuterais toute autre proposition, émise par des hommes sages, qui se révélerait aussi innocente, bon marché, facile et efficace. Mais avant qu’un projet de cette sorte soit avancé pour contredire le mien et offrir une meilleure solution, je conjure l’auteur ou les auteurs, de bien vouloir considérer avec mûre attention ces deux points. Premièrement, en l’état actuel des choses, comment ils espèrent parvenir à motiver des milliers de jeunes à parfaire une langue qu’ils n’utiliseront jamais à moins d’œuvrer pour l’État, et cela compte-tenu que les parents ne pratiquent à peu près plus/pas cette langue en premier lieu. Deuxièmement, tenir compte de l’existence à travers ce pays de millions de créatures apparemment humaines dont tous les moyens de subsistance mis en commun, ne dépendent aucunement de l’environnement linguistique que l’État leur a prescrit.

Je conjure les hommes d’état qui sont opposés à ma proposition, et assez hardis peut-être pour tenter d’apporter une autre réponse, d’aller auparavant demander aux parents de ces mortels s’ils ne regarderaient pas aujourd’hui comme un grand bonheur d’avoir eu leur langue coupée et vendue comme viande de boucherie lors de leur adolescence, de la manière que je prescris, et ; d’avoir évité ainsi toute la série d’infortunes par lesquelles ils ont passé jusqu’ici, ne jamais pouvoir s’exprimer dans sa langue minoritaire à moins que ça ne soit dans les sphères de l’État, de voir ses semblables ainsi que nouveaux arrivants perdre graduellement leur langue, de voir des cliques de gens sans scrupule qui se foutent bien de la langue mais savent se nourrir de divisions linguistiques pour maintenir leurs privilèges du pouvoir, de toujours avoir à s’exprimer dans la langue de la majorité, de s’assujettir au ridicule si on daigne afficher sa langue que personne ne comprendra et la perspective inévitable de léguer pareille misère, ou pire encore, à leur progéniture, génération après génération.

D’un cœur sincère, j’affirme n’avoir pas le moindre intérêt personnel à tenter de promouvoir cette oeuvre nécessaire, je n’ai pour seule motivation que le bien de mon pays, je ne cherche qu’à développer notre commerce, à assurer le bien-être de nos adolescents, à soulager les moins bien nantis et à procurer un peu d’agrément aux riches. Je n’ai pas d’adolescents de mauvaise langue dont la vente puisse me rapporter le moindre sous ; mes deux enfants ont plus de vingt ans et ma femme a passé l’âge d’être mère.

Note : Modest Proposal de Jonathan Swift.