ÉDITO
Soumission, soumission, soumission
Michel Houellebecq, Philippe Muray
À peine un livre, sous forme d’une fable ironique, nous a-t-il annoncé une mauvaise nouvelle – la soumission de l’Europe à un nouvel ordre, politique, social, religieux – que paraît un nouveau contre-Évangile (dont nous rendrons compte dans un prochain numéro d’artpress), le Journal de Philippe Muray, porteur lui aussi de bien sombres prophé- ties quant à l’avenir de cet Empire du bien que sont nos démocraties. Lecteurs l’un de l’autre, est-il besoin de rappeler les complicités litté- raires qui très tôt lièrent Houellebecq et Muray ?
On ne sait ce que la postérité retiendra des littérateurs d’aujourd’hui. Si, par hypothèse, Michel Houellebecq (1) était un de ses élus, il serait intéressant que les futurs historiens de la littérature se penchent sur les réactions de la presse de son temps. On aurait un aperçu signifi- catif de l’état d’une partie de la critique littéraire d’alors. De ses mul- tiples aveuglements, et parfois de ses fourberies. Confusions entre essais et romans, pamphlets politiques et œuvres d’imagination, nar- rateur et auteur, récits réalistes et fables… On y apprendrait com- ment un livre a pu être maintes fois jugé sans avoir été lu (cf. dans le monde politique le cas de notre Premier ministre [2]). La malhonnêteté intellectuelle et morale a ses degrés. Elle va de la bassesse inquisitrice– type Edwy Plenel demandant que Houellebecq, ainsi que tous les « islamophobes » (combien de fois faudra-t-il répéter que Soumission n’est pas un livre islamophobe ! et le serait-il, il en aurait le droit), soit exclu de l’espace médiatique – à la franche saloperie, à la calomnie, voire l’ignominie. « Pas d’amalgames ! Pas d’amalgames ! Pas de stig- matisations ! » Concernant son livre et sa personne, pour ce qui est des stigmatisations et des amalgames, Houellebecq est servi. Son nom est régulièrement accolé à celui de Zemmour, plus grave à celui de Soral. Et voilà l’auteur de Soumission avec au cou une pancarte infa- mante le dénonçant comme raciste et antisémite. Pour l’ignominie : un intellectuel germanopratin laisse entendre que sous l’Occupation Michel Houellebecq aurait été un collaborateur des nazis.
Oublions ces malheureux excès qui pour certains prêteraient à rire s’ils n’avaient pas eu pour effet de désigner Houellebecq à l’attention des tueurs, l’obligeant à se trouver sous protection policière. Que l’éco- nomiste Bernard Maris, collaborateur de Charlie Hebdo, mort sous les balles des islamistes, ait été l’ami de Michel Houellebecq, ne sem- ble guère avoir troublé les contempteurs de celui-ci.
Angot, Iacub, et la merde
Dans le Monde du 16 janvier, Christine Angot nous fait savoir qu’elle n’a pas envie de s’intéresser à Houellebecq parce que Houellebecq « ne s’intéresse pas au réel ». Ah oui ? Le réel, en tout cas, semble s’in- téresser bougrement à lui, si j’en crois ce que je viens de rappeler des menaces le visant. Je suis heureux pour elle que ce même réel lui épargne le même petit souci dans sa vie quotidienne. Son long et obscur pensum, où il est question de DSK, de cochon, de Molière, de Bouvard et Pécuchet, de femme ménopausée, de Sade, de Le Pen, d’un vieil épicier tunisien, du droit des chiens (manquait le raton-laveur de Prévert), est surtout l’occasion pour elle de dire tout le bien qu’elle pense de ses propres livres. On serait par ailleurs intéressé de savoir, à partir de l’étude de ceux-ci, quels liens ils entretiennent précisé- ment à ce fameux « réel » qu’elle sacralise tant… En tout cas, son juge- ment est sans appel : Soumission n’est pas un roman, pas même « un tract mais un graffiti ». « Merde à qui le lira », lance-t-elle. Un graffiti, la merde… Comprenons que le roman de Houellebecq n’est rien de plus qu’un immonde graffiti de chiotte. Il serait instructif de rele- ver dans les articles parus sur Soumission les occurrences du mot « merde » et de l’expression « c’est à chier ! ».
Marcela Iacub, elle aussi, dépose dans Libération, ses cacas. Elle nous apprend que les journalistes ont tous trouvé « chiant » le roman de Houellebecq. Sans doute ne lit-elle pas le journal où elle se débonde, notamment le bel article de Philippe Lançon sur Soumission. Décidément, l’échec des derniers livres de ces deux auteurs et le succès de celui de Houellebecq les ont mises dans un état d’aigreur et de rage peu propice à une pratique sereine de la critique littéraire.
« Tous Charlie »?
Pas dans le réel Houellebecq ? Sauf que la première partie du roman, la plupart du temps passée sous silence, raconte de façon prémonitoire les tragédies de ces dernières semaines. Quant à l’esprit de soumission, qu’en est-il, non dans les décennies à venir, mais déjà, ici, aujourd’hui ? Tous Charlie ? Tous debout ? Même pas peur ? Ben voyons…
Victoria & Albert Museum de Londres : retrait de son catalogue d’une œuvre (pas une caricature !) représentant Mahomet.
Clichy-la-Garenne : sur pression de la Fédération des associations musulmanes de la ville, une œuvre parfaitement anodine d’une artiste franco-algérienne, Zoulikha Bouabdellah, est retirée de l’exposition. Maire muet (mais protestation des artistes invités qui retirent leurs œuvres, l’exposition est fermée).
Le film d’Abderrahmane Sissako, Timbuktu : retiré des salles dans certaines villes, sur ordre des maires.
Welkenraedt en Belgique : un centre culturel annonçant le projet d’une Bibliothèque de l’insoumission, accueille une exposition pour dénon- cer la censure et… s’autocensure.
Paris, mairie du 20e : au lendemain des attentats, fermeture de l’ex- position des photos de Houellebecq.
Marche du 11 janvier : présence des pires ennemis de la liberté, dont les dignitaires du Qatar et de l’Arabie Saoudite dont nous sommes les obligés.
Strasbourg : une pièce de théâtre, Martyr. Comment un jeune homme ordinaire, « normal », devient-il un fanatique religieux prêt à tuer pour ses idées ? Un islamiste, bien sûr, ce futur terroriste ? Pas du tout, un catholique ! Il a sans doute échappé à l’auteur, Marius von Mayenburg, qu’en Irak et en Syrie les massacreurs ne sont pas des catholiques, même intégristes, et que ce sont des chrétiens qu’on tue par milliers. Londres. La BBC : interdiction sur cette chaîne d’appeler « terroristes » les tueurs de journalistes et de Juifs. Consigne est donnée de les désigner sous l’aimable vocable de gunmen (« tireurs » – comme dans les foires, les fêtards tirant les pipes en terre).
Brétigny-sur-Orge : débat-dîner. Sur une photo, deux hommes à une tribune. Souriants, émus, touchés par une manifeste complicité. Edwy Plenel, qu’on ne présente plus ; Tarik Ramadan, qu’on devrait à nou- veau présenter, tant nos mémoires sont labiles. Oubliées les mul- tiples mises en garde d’intellectuels musulmans, dont le regretté Abdelwahab Meddeb, contre ce pernicieux prédicateur. Le narrateur du roman de Houellebecq est bien optimiste quand il imagine une Europe se soumettant dans les décennies à venir à la puissance poli- tique et religieuse d’un islam modéré. Ce qu’annonce ladite photo, c’est que langue est prise, dès aujourd’hui, par certains de nos com- patriotes avec les représentants d’un islam dont la nature devrait inquiéter nos belles démocraties.
Une question, pour finir. Elle fut posée par Marceline Loridan-Ivens, cette cinéaste rescapée d’Auschwitz, à des journalistes de France-Inter qui en restèrent sans voix : « Croyez-vous que les Français seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des Juifs ? ». Réponse ?
Jacques Henric
(1) Voir notre entretien dans le n°419 à propos de son roman, Soumission (Flammarion).
(2) Manuel Vals : « La France ça n’est pas Michel Houellebecq », « ça n’est pas l’into- lérance, la haine, la peur ».
Michel Houellebecq, Philippe Muray
Right in the slipstream of Michel Houellebecq’s ironic fable about Euro- pean submission to a new political, social and religious order (1) comes another tome bearing dark prophecies about the future of the Empire of Good that are our democracies: the Journal of the much-missed Philippe Muray (d. 2006), which will be reviewed at greater length in a coming issue. It so happens, too, that these two writers had a real literary affinity, and read each other’s work.
What tomorrow’s literary history will make of today’s writers is anybody’s guess, but if Houellebecq gets the nod from posterity, press reactions to his work would make an interesting subject of study. It would give a good idea of the state of literary criticism at the time, of its many blind spots and, sometimes, its baseness. Here are “critics” mixing up the categories of essay and novel, realism and fable, and commentators (including our prime minister) pronouncing on what they haven’t read.(2) There are degrees of intellectual and moral dishonesty. It goes from inquisitorial baseness—people like journa- list Edwy Plenel calling for Houellebecq and other “Islamophobes” (how many times must we repeat that Soumission is not an Islamo- phobe book!) to be excluded from the media—to blunt nastiness, calumny and even ignominy. “No generalizations!” “No simplifica- tions!” “No stigmatization!” Houellebecq and his book have certainly suffered more than their share of all three. His name is frequently linked to that of Eric Zemmour [a right-wing intellectual condemned as a peddler of reactionary theses] and, even worse, to Alain Soral, as if a placard saying “anti-Semite” and “racist” had been hung around his neck. And some Left Bank intellectual has insinuated that he would have collaborated with the Nazis during the war if he’d been around. All of which would almost be funny were it not for the fact that Houellebecq has been forced to seek police protection because of death threats. And of course, people forget his friendship with the economist Bernard Maris, one of the members of the Charlie Hebdo team, who was killed in January.
Angot, Iacub: merde alors!
In the January 16 issue of Le Monde, Christine Angot says she doesn’t feel like taking an interest in Houellebecq because Houellebecq is “not interested in the real.” Oh yeah? Well, if those death threats are genuine, then the real is certainly interested in him, and I’m happy for Angot that she’s spared that aspect of its manifestation in her own everyday life. As for her latest offering, a long and obscure piece of stodge, it rambles on about Strauss-Kahn, pig, Molière, Bouvard and Pécuchet, a menopausal woman, Sade, Le Pen, an old Tunisian green- grocer, the rights of dogs—a right ramble that is essentially a pretext for the author to tell us how good her books are. As for their relation to her cherished “real,” that’s another matter. Anyway, when it comes to Soumission, for her it’s not a novel, not even a “tract” but “graf- fiti.” “Merde to anyone who reads it,” she says. Shit, graffiti—so we are to take it that Houellebecq’s book is no more than a foul bit of restroom scrawl? I wonder how often this excremental notion has crept into articles about Soumission. Pretty often, I’d reckon.
In Libération, for example, Marcela Iacub said that journalists found the novel “chiant” [boring, from chier, to sh**t]. Maybe she doesn’t actually read this newspaper where she likes to relieve herself. She certainly can’t have read Philippe Lançon’s fine article on the book.
Maybe the brown mist that descended on both Iacub and Angot was occasioned by the gap between Houllebecq’s healthy sales and their own. Such bitterness and rage certainly doesn’t make for good lite- rary criticism, that’s for sure.
“I am Charlie.” Sure
So Houellebecq is not real? Except that the first part of his novel, which is largely ignored, gives a premonitory vision of January’s tragedies. As for the spirit of submission, never mind the coming decades, what about now? Yes, I know, we are all Charlie. On our feet. Unafraid. Let’s check.
Victoria & Albert Museum, London: withdrawal from the catalogue of a representation (not a caricature!) of Muhammad.
Clichy-la-Garenne: withdrawal of a perfectly inoffensive work from an exhibition under pressure from local Muslim association. Not a word from the mayor. The other exhibitors withdrew their works in sympa- thy with the Franco-Algerian artist, Zoulikha Bouabdellaha and the show was closed down.
Timbuktu, the film by Abderrahmane Sissako, has been withdrawn from cinemas in certain towns, by order of the mayor.
Welkenraedt (Belgium): a cultural center announcing the project for a “Library of non-Submission” hosts an exhibition to denounce censorship and censors itself.
Paris, an exhibition of Houellebecq’s photos in the city hall of the 20th arrondissement was closed down after the attacks.
The march of January 11 is attended by the worst enemies of free- dom, among them bigwigs from Qatar and Saudi Arabia, our petro- masters.
Strasbourg: a play, Martyr, shows how a “normal” man becomes a religious fanatic ready to kill for his ideas? This future terrorist is, of course, an Islamist, right? No, he’s a Catholic. The author, Marius von Mayenburg, maybe didn’t notice that the massacres in Iraq and Syria are not perpetrated by Catholics, even fundamentalist ones, but that plenty of Christians are getting killed there.
London: the BBC has given order that killers of journalists and/or Jews are no longer to be called terrorists, but gunmen.
Brétigny-sur-Orge: a photo of a dinner-debate shows two men smiling, and obviously enjoying a moment of agreement. One is Edwy Plenel, who needs no introduction, and the other is Tariq Ramadan, who may need reintroducing, because memories are labile. Have we forgotten the warnings of the late-lamented Abdelwahab Meddeb against this pernicious preacher? Houllebecq’s narrator is surely optimistic when he imagines Europe submitting to the political and religious power of a moderate Islam. What this photo shows is that a number of our countrymen are already dialoguing with the representatives of an Islam whose nature should worry our fine democracies.
I conclude with a question, put by filmmaker Marceline Loridan- Ivens, an Auschwitz survivor, which left the journalists at France Inter radio speechless: “Do you think the French would have taken to the streets if only Jews had been killed?”
Jacques Henric
Translation, C. Penwarden
(1) See our interview about Soumission (Flammarion) in last month’s issue.
(2) Manuel Vals: “France is not Michel Houellebecq”—“it is not intolerance, hatred, fear.”