Tribunes

Répliquer à la violence ou tendre l’autre joue : le dilemme du Pape et des Chrétiens

Publié sur le Figarovox, le 29 août 2014

 

Alexandre Devecchio : Le Pape François a récemment suggéré que l’intervention militaire en Irak pouvait être la solution pour aider les chrétiens persécutés. Le recours à la violence s’oppose-t-il à la doctrine de l’Eglise ?

Jean-Sébastien Philippart : En réalité, les propos du Pape François sont plus ambivalents : s’il apparaît pour lui « légitime d’arrêter l’agresseur injuste », il souligne le verbe « stopper ». « Je ne dis pas ‘‘bombarder’’ ou ‘‘faire la guerre’’, mais ‘‘arrêter’’. Les moyens par lesquels il [l’agresseur] doit être stoppé doivent être évalués. » En somme, il s’agirait de faire violence à l’agresseur en le stoppant mais sans user de la violence. On voit donc bien ici que François se réfère de manière embarrassée à la doctrine de la « guerre juste » mais en refusant d’en assumer la dimension guerrière.

Car si d’un côté, l’Eglise est censée promouvoir un dépassement de la violence dans l’amour du Christ, de l’autre, elle a développé toute une doctrine de la « guerre juste ». Jésus lui-même prend en compte la réalité guerrière : « […] quel roi, s’il va faire la guerre à un autre roi, ne s’assied d’abord pour examiner s’il peut, avec dix mille hommes, marcher à la rencontre de celui qui vient l’attaquer avec vingt mille ? » (Lc 14, 31) C’est que le chrétien, comme l’a formulé saint Augustin (l’un des deux piliers de la doctrine ecclésiale), a un pied dans la Cité de Dieu — où la paix n’est pas le résultat de la guerre — et un autre dans la Cité terrestre, où la guerre est inévitable. La doctrine de la guerre juste, plus précisément, n’est pas une création de l’Eglise, mais Augustin en reprenant les réflexions d’Aristote et Cicéron — pour lesquels la guerre elle-même doit être soumise au droit et avoir la paix pour finalité —, y ajoute l’élément d’une disposition intérieure à laquelle fait référence selon moi François. D’après Augustin en effet, dont les principes seront canonisés par saint Thomas d’Aquin (l’autre pilier de la doctrine ecclésiale), pour se conformer à la justice, il ne suffit pas que le soldat se conforme aux ordres, il doit agir sans haine à l’égard de l’ennemi. Autrement dit, la manière de stopper l’ennemi est aussi importante que le résultat. D’où l’importance d’évaluer les moyens par une conscience éclairée.

François agit donc conformément au principe de réalité en affirmant qu’une intervention réfléchie et sans passion s’avère nécessaire mais son surmoi l’empêche de prononcer le mot « guerre ».

 

Dans quels cas, la légitime défense est-elle tolérée par l’Eglise ?

Il faudrait encore distinguer entre « légitime défense » et « guerre juste ». Augustin en tout cas le fait. Celui-ci n’admet pas le droit de tuer autrui pour se défendre. Par contre, celui qui ne stoppe pas l’injustice qui frappe autrui est aussi coupable que l’agresseur. C’est en ce sens qu’aux yeux d’Augustin (et d’autres Pères de l’Eglise) le soldat peut être au service de la justice. Toutefois, Thomas d’Aquin admettra comme licite la légitime défense pourvu que la riposte soit mesurée.

De manière canonique, la doctrine de la guerre juste comporte alors trois conditions. 1) L’autorité juste : la décision de la guerre doit relever d’une authentique autorité, c’est-à-dire au service du bien commun. 2) La cause juste, c’est-à-dire la défense du prochain agressé par un adversaire dont on suppose qu’il a commis une faute (et dont la punition peut conduire à la repentance). 3) L’intention droite : la guerre ne doit pas dissimuler des intérêts personnels.

Quant à lui, François tente de s’en sortir en substituant au vocabulaire de la guerre connotant la mort, celui de la « légitime » défense de la « vie ». Mais la rhétorique papale est par conséquent confuse : ce droit se rapporte à ma vie et non à celle de l’autre qui n’est envisagé dans ce cas que comme un adversaire. Par ailleurs, comment à nouveau éviter de repousser de manière proportionnée un djihadiste armé jusqu’aux dents et courant après la mort, sinon en le tuant ?

 

Dans l’histoire récente, existe-t-il des cas où l’Eglise a soutenu plus ou moins ouvertement une intervention militaire ?

Ce fut le cas pour Jean-Paul II au début des années 90 qui se prononça clairement, au nom de l’unité européenne, en faveur d’une intervention militaire en (ex)Yougoslavie, afin de protéger la Croatie (catholique) de la Serbie (orthodoxe). Le souverain pontife eut des mots durs envers l’inaction de la Communauté européenne. En outre, si le même pape condamna les bombardements sur l’Afghanistan et l’attaque d’une guerre dite « préventive » en Irak, dans le contexte post 11 septembre, il déclara qu’il faut « punir » les terroristes à condition de ne pas tuer d’innocents. Mais, d’une manière générale, après deux guerres mondiales, le mot d’ordre du Vatican est resté : « Plus jamais la guerre ». D’ailleurs, si l’Eglise n’interdisait pas l’autodéfense contre l’agression d’une puissance étrangère, depuis Vatican II, elle a modifié sa doctrine en reconnaissant à l’objecteur de conscience son droit au pacifisme.

 

La réaction du Pape François est finalement assez timide. Les chrétiens ont-ils trop tendance à tendre l’autre joue ?

« Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. » (Mt 5, 38-39). Malheureusement, cette parole de l’évangile est bien souvent mal comprise ou caricaturée. Saint Augustin qui, comme chacun, ne souhaite pas recevoir de coup, tente lui-même de s’en sortir en affirmant que le commandement serait de nature spirituelle. En réalité, le commandement, comme toujours, se comprend à la lumière de son contexte. Dans la culture juive de l’époque, pour offenser un adversaire, on le giflait en usant du revers de la main droite, la paume servant au geste de reconnaissance. Le coup ne pouvait donc être porté que sur la joue droite.Lorsque Jésus désire que l’on tende la joue gauche, il s’agit par là, dès lors, de désarmer l’agresseur qui se retrouve dans l’impossibilité de frapper (du revers de la main). Au delà de la finesse tacticienne qui est là aussi une manière de faire violence à la violence, il s’agit de faire voir à l’agresseur une autre « face » de la situation qu’il n’avait pas envisagée et qui mérite réflexion.

 

Cela est-il lié au passé de la religion catholique qui a longtemps été considérée comme une religion du glaive et l’épée ?

Si vous faites référence à la théorie des deux glaives (pensée par saint Bernard de Clairvaux), il faut rappeler que le glaive « matériel » (le pouvoir temporel) est subordonné au glaive « spirituel » (le pouvoir spirituel qui prend les décisions en tranchant). Le glaive spirituel est employé par l’Eglise, le glaive matériel pour l’Eglise. On retrouve l’idée d’une Cité terrestre qui ne peut cheminer vers la justice qu’en s’inscrivant dans la Cité de Dieu. Ainsi, en écho à l’évangile, le glaive matériel doit rester dans son fourreau tant que la situation et l’autorité n’exigent pas qu’on le dégaine. Mais, bien que l’Eglise ait toujours tenu à séparer les deux pouvoirs, une Eglise incarnée se réclamant d’un Christ-roi ne pouvait pas ne pas se compromettre avec le pouvoir temporel en s’enlisant dans des « guerres saintes » faites pour l’Eglise et par l’Eglise.

 

Eu égard à ce passé, il est certain que l’association de signifiants comme « guerre », « religion », « chrétiens » et « Orient » ne pouvaient que déclencher mécaniquement chez notre Pape un embarras certain. Mais je pense aussi que c’est peut-être l’évangile lui-même qui laisse perplexe. Témoignant de l’évangile, François ne recule-t-il pas devant la possibilité d’une humanité, celle du djihadiste, en laquelle l’étincelle source de pardon et de paix se serait définitivement éteinte ? L’évangile peut-il réellement concevoir que la coupe du mal puisse être, énigmatiquement chez certains, parfaitement pleine ?