L’art qui se veut, se dit, se profère « contemporain » résonne comme une cymbale bruyante. Il condense la performance de la tautologie qui n’est le symbole de rien d’autre que de sa propre vacuité. Suffisance de l’insuffisance. Fatuité du dérisoire qui n’a rien à craindre puisque rien ne peut le secouer. Il a tout juste l’épaisseur de l’auto-désignation qui est la manière pour le néant de remuer et ne pas céder complètement au vertige. Présent fabriqué sans effort, dans la dérision, à partir de soi et en vue de soi. Sursaut instantané devant son propre vide. Mais sursaut sans conviction, juste pour la pause. Clin d’œil de l’autofiction où le vertige fait retour dans un ravissement narcissique. Auto-proclamation de l’artiste. Et qui viendra le contredire quand citer les références de style canonique n’est plus d’usage ?
La chose que le non-art contemporain nous présente comme une réflexion sur l’art n’est que le recul de soi, en un regard amusé, devant le gouffre de sa bêtise. Mais regard amusé que nous ne pouvons pas prendre autrement qu’au sérieux : on ne rigole pas avec le non-art contemporain, il est difficile de s’en distraire. Non pas encore une fois par peur de déranger quelque susceptibilité, mais parce que la laideur n’a jamais provoqué la joie. Qui plus est lorsque la laideur s’impose un peu partout jusqu’à devenir insignifiante. L’insignifiance, elle aussi, ne provoque pas la joie. En somme la paraphrase du « non-art contemporain » pourrait être : « rictus de l’époque subventionné par l’époque ».
Nous voilà mêlés à un terrible paradoxe : être contraints de prendre au sérieux une insignifiance inattaquable puisqu’elle apparaît comme une rébellion institutionnalisée.
C’est que le nanart contemporain constitue le produit d’une démocratisation oubliant que tout ne ressortit pas au politique. Si l’art peut servir les fantasmes d’un régime totalitaire, démocratisé, il choit en une pensée unique, laquelle n’est jamais que le revers du relativisme qui échoit à toute démocratie quand elle ne veut pas d’histoire, mais préfère l’étalement ou l’étalage indéfini du présent.
Le nanart contemporain qui se veut tout entier révolutionnaire — dans une dénégation de l’histoire qui n’aurait de sens qu’à éclater en une pareille révolution —, procède d’une dissociation absurde et mortifère : soustraire l’art à la beauté.
Pour la tradition, l’art a toujours été l’art du beau. Et qu’est-ce que la beauté sinon l’harmonisation des formes ? Toute beauté est beauté plastique parce qu’elle rayonne d’une mobilisation des formes. Comme mise en forme, la beauté participe d’un seul geste à la clarté. Mais clarté en surimpression : l’art fait voir la lumière. Il y a donc dans la beauté un je ne sais quoi qui nous élève, nous ravit dans l’humilité. Quelque chose de rare ou d’aristocratique. Pensons à l’iconographie orthodoxe qui transfigure la vue en vision de Dieu, dans la contemplation du Royaume qui vient à la surface de l’œuvre. La laideur est ainsi à la portée de tous, relève de l’informe, de la confusion, de la viscosité et des ténèbres. Le charme de l’ange déchu sent le soufre : comme dans un film de série B, la mue le transforme en larve.
Là où l’art se distingue en y mettant les formes, en formant un imaginaire qui donne au goût l’accès aux bonnes choses défaites de leur insipide évidence, le nanart contemporain recherche sans effort, à travers la décomposition ou la déconstruction, la neutralisation du dégoût. L’indifférence cherche ici à se contenter d’elle-même. Certes, du romantisme à l’expressionnisme et l’abstraction, l’artiste cherche à défigurer les formes, mais ce sont bien de vives émotions qui percent dans l’explosion des formes. L’expressionnisme abstrait ne réalise plus que ces lignes de forces qui expriment l’intensité habituellement imperceptible de la matière.
L’art a beau vouloir se réformer, sa définition demeure somme toute classique. La forme doit exprimer le fond, les profondeurs venir à la surface des choses, effleurer les apparences. Admirer un portrait de Memling, c’est être touché par un regard.
Cette définition, le nanart contemporain l’ignore à la manière de tous ces élèves à qui l’on enjoint, dans nos académies, de créer avant de savoir imiter. Si plus personne aujourd’hui n’est capable d’œuvrer comme les Anciens, ce n’est pas faute de génie, mais faute de savoir-faire ou de technique. (Le comble dans une société hypermoderne.) Ou plutôt : le génie, s’il doit avoir lieu, passe par la patience de l’apprentissage. Il passe par la reconnaissance des Maîtres qui éveillent le possible à soi-même.
La révolution du nanart contemporain, quant à elle, coupe la tête des Maîtres sans leur offrir de sépultures. La nullité répétitive du nanart contemporain réside ainsi dans une spectrophagie, ravie de mettre en scène inlassablement les illusions dont elle se nourrit. Mais si le nanart contemporain vise les Maîtres, ne les reconnaît-il pas encore d’une certaine façon ? Sauf que le sarcasme se complaît dans la mauvaise foi : la grandeur, pour lui, n’est faite que pour être rabaissée et le spectre ou les signes de grandeur déchue ne sont pour lui également que matière à sarcasme. En outre, l’humiliation emporte dans sa chute la tête de tous ceux que les Maîtres auraient pu élever. Tout le monde se retrouve dans le même panier. Un panier sans fond où les regards vides ne s’accrochent plus qu’à l’emblème de leur propre défaite qu’exhibe le rictus de nos performeurs qui dansent en rond. Cercle d’une révolution qui ne change pas de disque.
Si donc, au prétexte fallacieux que toute composition peut et, par conséquent, doit être décomposée, il n’y a plus de forme, il n’y a plus de fond non plus. Et quand on se refuse à mettre les formes, s’instaure le règne de la vulgarité. C’est ainsi que de la merde (littéralement) en boîte peut constituer aujourd’hui un objet d’« art » convoité par des collectionneurs — fabriquant des collections où ne se retrace aucune histoire, mais où le nanart contemporain s’amuse à se ramasser.
Mais comment exhiber l’insignifiance ? Comment la banalité pourrait-elle se détacher d’elle-même ? En parasitant un contexte comme un cheveu sur la soupe ou un chien dans un jeu de quilles. Le seul effort que nécessite le nanart contemporain consiste à devoir installer quoi que ce soit hors de son contexte, en lui apposant la griffe de l’ironie ou du cynisme comme label de notre contemporanéité. Une contemporanéité qui se croit maligne non plus de dénoncer le caractère illusoire du spectacle mais en s’engageant sans illusion dans l’illusoire.
Face à un regard amusé sur sa propre bêtise et installé à l’abri de toute critique puisque cette fausse subversion est largement subventionnée, que penser ? Il laisse le public pantois. Dans ce silence embrouillé, l’arrogance de l’« artiste » y verra toutefois la participation active du public venant actualiser la part réflexive de son œuvre « conceptuelle ». Le concept laisserait songeur en nous renvoyant à l’ironie de la situation.
En réalité, le nanart conceptuel constitue un dispositif de mots creux où se redouble l’air du temps. La mort des Maîtres, dépossédée de son deuil, n’accouche que d’interminables enfantillages.