Je me suis amusé à relever, au fil de ma lecture de l’International Herald Tribune notamment, les nombreux mots qui, dans la langue littéraire ou de presse, se trouvent être identiquement les mêmes en anglais qu’en français et qui, manifestement, proviennent du français. En voici quelques-uns pris au hasard : art, ensemble, recent, model, capture, influence, perception, surprise, suggestion, deliberation, department, accusation, administration, defense, marine, corps, lieutenant, colonel, general, tribunal, memoir, proprietor, boutique, finesse, initiative, signal, fatigue, verve, routine, marche, pique…
Ces vocables très nombreux viennent souvent doubler des mots de racine anglo-saxonne qui ont le même sens. Je donne en annexe des listes de verbes, adjectifs et substantifs que j’ai pu noter. Sans être bien entendu exhaustives, ces listes me paraissent très significatives. Ce qui est remarquable, c’est que ces emprunts se poursuivent avec la même intensité de nos jours, notamment dans le vocabulaire économique et politique. On retrouve souvent les mots client, financier, entrepreneur, traffic, tariffs, documents, dossier, rapport, accord, militants, entrants, immigrants, belligerent, resistance, riposte, aide, cadre, repertoire, base, alliance, coup, dispute, catastrophe, protégé, ideologue, alliance…
Le locuteur anglophone n’a le plus souvent aucune conscience de l’origine de ces mots très divers qu‘il emploie couramment. Ces mots, il les a d’ailleurs naturalisés, anglicisés par la prononciation. Les lois phonétiques peuvent entraîner des modifications orthographiques : combatant, enemy, memoir, homage, department, proprietor, marriage…
Parfois, au contraire, et sans doute au début de l’acclimatation du mot, l’orthographe française est intégralement respectée et directement transcrite en anglais, et même avec des accents qui n’existent pas dans cette langue : passé, déjà vu, fiancé, séance…Des locutions françaises entières sont adoptées et souvent conservées telles quelles : trompe l’œil, idée-fixe, tour-de-force, au pair, bric à brac, vis-à-vis, joie de vivre, raison d’être, lèse-majesté, tête-à-tête, avant-garde, coup d’état, bien-pensant, deshabillé… L’emploi d’un mot français particulier peut s’accompagner d’une modification ou d’une spécialisation du sens, qui est complètement différent dans la langue anglaise : to demand (exiger et non demander), evidence (preuve et non pas vérité manifeste), hazard (non pas incident fortuit mais catastrophe) ou encore precipice (qui signifie une hauteur abrupte en anglais et un abîme en français) etc. Les vocables de ce type sont d’ailleurs nombreux et leur origine est souvent masquée par la prononciation anglaise (issue, venue, challenge, scene, pocket, du français poquet, bias de biais etc.).
Il arrive qu’un mot d’origine française dont l’usage s’est complètement perdu chez nous nous revienne en force de l’anglais avec son sens français originel (par exemple challenge pour défi). Il peut aussi ne pas revenir et rester alors pour nous presque incompréhensible en anglais (exemples : double-entendre, ou encore allure du français lure, leurre, qui se traduit par « attrait, attirance »). Parfois le mot français retourne au pays avec la signification particulière qu’il avait acquise outre-manche (ainsi « intelligence économique », où le mot intelligence est employé dans le sens inusité en français d’information recherchée, de renseignement, comme dans Intelligence Service).
Le mot emprunté, nous l’avons vu, peut parfois conserver une accentuation qui n’existe pourtant pas en anglais (nombreux exemples : passé, résumé, risqué…) Dans certains cas, il arrive même que le mot français soit comme phagocyté par l’anglais : on rencontre en effet dans des textes d’aujourd’hui des termes tels que : appliquéd, clichéd, qui cumulent sans aucun problème la forme française et la forme anglaise du participe passé : « Pine trees appliquéd to pannels of imitated buckskin » (1) ou encore « The words, … no matter how clichéd » (2).
L’emprunt fréquent de ces mots étrangers, qui, on le voit, reste très vivant notamment dans l’anglais écrit de la presse américaine d’aujourd’hui, témoigne de l’enrichissement constant d’une langue très active. Cependant ce phénomène n’existe à ce degré, il faut le souligner, à partir d’aucune autre langue que le français, ce qui fait apparaître entre nos deux langues, une réelle parenté qu’aucun chauvinisme, aucune rivalité ne peuvent dissimuler. Les Français sont souvent sur la défensive devant l’invasion des anglicismes dans leur langue nationale. Ils oublient qu’une influence s’exerce aussi dans l’autre sens, qui est certes moins remarquée mais beaucoup plus ancienne et qui continue de porter sur la langue écrite en Angleterre comme aux États-Unis (ce serait bien ici l’occasion de rappeler la fameuse devise d’Angleterre : « Honni soit qui mal y pense »).
Il nous faut cependant nous interroger sur l’origine et les raisons d’un tel phénomène. Il y a d’abord un fait historique : la langue anglo-saxonne a été latinisée essentiellement à travers le français, en adoptant des mots français. Les Normands de Guillaume le Conquérant n’étaient pas des Norsemen qui seraient venus de Scandinavie, c’étaient des gens qui parlaient le français comme en Normandie. Ils ont donné un nom à toute chose, aux faits de la vie quotidienne et cette influence s’est poursuivie pendant tout le Moyen-âge. Un philologue anglais a estimé que 10.000 mots sont ainsi passés dans la langue anglaise au moment de sa formation (Middle English, 1150-1500) (3). Le français n’était pas alors un élément étranger en Angleterre où l’on pratiquait, selon cet auteur, une langue anglo-française originale, l’Anglo-French. Richard Cœur de Lion, rappelons-le, ne parlait pas l’anglais. La langue française aurait donc acquis, dès l’origine en Angleterre, un rôle structurel sur la formation du langage, ce qui expliquerait que son influence ait pu se poursuivre pendant près d’un millénaire jusqu’à notre époque où l’anglais a pourtant éclipsé le français comme langue internationale dominante. À cela il faut ajouter la renommée universelle des auteurs et artistes français des XXVIIIème, XIXème et XXème siècles. Nombreux furent donc les écrivains anglais ou américains à venir vivre dans notre pays. A la génération perdue de l’entre-deux-guerres, aux Hemingway, Scott Fitzgerald, Henry Miller, Anaïs Nin…ont succédé les Jim Harrison, Thomas Mac Guane, ou Paul Auster. Il est également très significatif que des écrivains dont la langue maternelle était l’anglais, Julien Green, Samuel Becket, et aujourd’hui Jonathan Littell aient choisi d’écrire leur œuvre en français. Les deux langues sont vraiment parentes et la francophonie ne peut que s’en réjouir.
Il est certes curieux que cette présence du français dans l’anglais et son influence continue n’aient jamais beaucoup retenu l’attention des spécialistes. Ce fait indubitable serait pourtant de nature, s’il était mieux connu, à enlever aux Français leur complexe d’infériorité à l’égard de l’anglais, comme aux Anglais et anglophones leur complexe de supériorité à l’égard du français. Ils auraient tout aussi avantage, les uns et les autres, dans l’intérêt même de la connaissance de leur propre langue, à encourager chez eux l’étude de la langue opposée aussi bien au niveau scientifique qu’à celui de l’enseignement. Il y aurait bien des leçons à tirer de cette situation notamment pour l’apprentissage de deux langues qui ne doivent pas être considérées comme étrangères l’une à l’autre mais bien parentes.
Nouvelle méthodologie : après l’acquisition des outils grammaticaux essentiels, partir du vocabulaire commun. Pour les francophones : noter les adaptations morphologiques et sémantiques des mots français en anglais, les doublets, les faux amis. Puis passer au fonds anglo-saxon, si riche pour désigner toutes les formes possibles du concret, à ces métamorphoses du son et du sens que le professeur d’anglais Stéphane Mallarmé a su lumineusement décrypter dans son Vocabulaire. La qualité et la nature même de la pensée étant liées à sa formation par le langage, constater ensuite le pragmatisme des Anglo-saxons, leur sens du concret et de l’organisation, leur attachement aux contrats, leur fidélité à la coutume, leur invention pratique de la démocratie, mais aussi leur manque d’écoute de l’autre, d’ouverture au monde, et l’illusion corrélative de la surpuissance.
Pour les Anglophones : les mots d’origine française seront étudiés aussi dans leurs diverses formations et acceptions en français, en soulignant l’abondance des termes permettant de définir tous les modes possibles de l’abstrait et toutes les formes du raisonnement, ce qui est le résultat d’une longue et profonde romanisation de la langue, encore amplifiée à la Renaissance. Reconnaître la précision, l’exactitude, la clarté et la logique du discours français, mais aussi son goût excessif pour la rhétorique, le conflit des idées, son obsession de la loi écrite et de ses avatars, des révoltes et des révolutions.
En vérité, ce sont là deux tendances de l’esprit, deux pôles opposés mais complémentaires de la pensée. Le rapprochement des points de vue de ces adversaires d’un jour réellement membres de la même famille aurait pu leur éviter bien des mécomptes lors d’une crise internationale récente dont on n’est pas sorti et qu’il n’est pas nécessaire ici de mieux désigner.
Il resterait à tirer, des deux côtés, les conséquences d’une telle analyse. Il appartiendrait aux gouvernements, aux universités et aux institutions publiques et privées compétentes de prendre les initiatives utiles pour encourager et développer réciproquement dans chaque pays l’étude de l’autre langue et de multiplier les formes du dialogue, y compris au niveau politique.
Pourquoi n’y a-t-il pas par exemple, entre les États-Unis et la France d’instances régulières de consultation et de concertation au niveau gouvernemental comme il en existe avec d’autres pays comme notamment la Grande-Bretagne et la Russie ? Cette question mériterait sans doute à elle seule une étude approfondie, mais je pense que l’établissement de rencontres périodiques de ce type serait en tout cas bénéfique pour les deux pays.