Le déclin du monde musulman : une revue des explications
La question du déclin de la civilisation islamique depuis le Moyen Âge n’en finit pas d’alimenter les débats des historiens, des sociologues, des géographes et des économistes[1]. Braudel (1979) parle de « l’irritant problème de la décadence, problème malheureusement sans solution ». Ce sont pourtant ces solutions, ces explications, qui seront présentées ici, à travers des extraits de textes significatifs. Bernard Lewis, dans son histoire du Moyen-Orient (1996), décrit le triple apport culturel du monde musulman : l’apport perse depuis l’Antiquité, l’apport arabe à partir du VIIe siècle, et l’apport turc depuis le XIe. Il est aussi influencé par l’Asie centrale et la Chine, la puissance de cette dernière ayant pour effet de rejeter les envahisseurs vers l’Ouest, vers l’Islam, comme ce fut le cas pour les Mongols, puis les Turcs, fondateurs de l’Empire ottoman. L’actualité des dernières années a mis ce vaste ensemble au devant de la scène mondiale, avec la montée du fondamentalisme, de l’islamisme radical, les attentats du onze septembre et nombre de conflits récents (Tchétchénie, Kosovo, Afghanistan, Irak, Palestine, Algérie) qui impliquent des peuples musulmans : selon l’expression de Huntington (1996), l’Islam a actuellement des frontières sanglantes. On essaiera ici de faire le lien entre les diverses théories du déclin et la situation actuelle du monde musulman, en présentant les caractéristiques de cette évolution, puis les analyses. De la grandeur au déclin
Au Moyen Âge, l’Islam[2] atteint son apogée, il domine intellectuellement, techniquement, scientifiquement, se trouve au carrefour des échanges et son économie est la plus développée[3]. Les grandes villes musulmanes sont les équivalents des New York, Londres, Paris ou Tokyo d’aujourd’hui. C’est ce qu’exprime par exemple Ibn Khaldûn, ébloui à son arrivée en Égypte : « Celui qui n’a jamais vu Le Caire ne pourra jamais mesurer le degré de puissance et de gloire de l’Islam. ». Dans l’Espagne musulmane du Xe siècle (al-Andalus au temps d’al-Mansour, calife de Cordoue, 976-1002) on assiste à l’essor de la science arabe[4], longtemps en avance sur les autres :
Diamond (1997) de son côté évoque également l’avance musulmane et situe le retournement :
Un apogée vers 1500 donc, selon Jared Diamond, mais d’autres auteurs datent le début du déclin à des époques différentes. Pour Landes (1998), on peut situer le sommet en 1187, quand Saladin reprend Jérusalem aux croisés : « from that peak moment, the course of Islam was mostly downhill ». Des gains importants continueront à être réalisés, par des conquêtes territoriales et la progression de la foi, notamment en Europe par l’Empire ottoman, mais le déclin apparaîtra clairement au XVIIe siècle : « No one who looked around could be blind to the shifting balance of power; Islam had become an economic and intellectual backwater ». Une autre date souvent avancée est celle des invasions mongoles : après la destruction de Bagdad[5] (1258), les Mongols règnent pendant près d’un siècle sur l’Iran et l’Irak. Ils sont arrêtés et défaits en Syrie par les Mamlouks venus d’Egypte, une élite militaire d’anciens esclaves, qui s’imposera ensuite au Caire. C’est la fin de l’expansion mongole vers l’ouest, mais le monde musulman ne se remettra que difficilement de cette invasion, elle a eu des effets terribles et durables sur l’économie, provoquant notamment un désastre sans précédent pour le réseau d’irrigation (Laurens, 2000). Braudel rappelle à son tour les différentes dates proposées pour le déclin de l’Empire ottoman, successeur de l’Islam classique :
Pour Hourani enfin (1991), le déclin ne date que du XVIIIe, à l’aube de la révolution industrielle en Occident :
Quelle que soit la date, 1187, 1258, 1500, 1550, 1683, 1750, le déclin est incontestable, même si Lévi-Strauss (1952) nous rappelle avec raison la prudence avec laquelle il faut parler de l’avance ou du retard d’une civilisation quelconque :
Aspects du retard Selon Lynn White (1978) les origines de la percée technique de l’Europe remontent aux premiers temps du Moyen Âge, quand les paysans et les artisans commencent à développer des technologies et des innovations plus efficaces que celles des cultures pourtant plus évoluées de Byzance et l’Islam. Presque un millénaire après, au XVe siècle, avec la fabrication de machines de plus en plus complexes, l’Europe avait dépassé les autres civilisations et pris une avance mondiale dans les techniques. Quelques innovations venaient de Chine, d’autres avaient été réalisées sur place. Le résultat de cette évolution se traduit par la constitution d’un capital matériel et physique avancé, celui du capitalisme moderne à ses débuts :
Aux Temps modernes, les Ottomans ne peuvent pas suivre les innovations réalisées en Europe de l’Ouest, qui tendent à s’accélérer à partir de la Renaissance, y compris dans le domaine militaire et maritime, comme le rappelle Hourani (1991) :
À l’époque contemporaine enfin, la décadence de l’Empire ottoman apparaît flagrante au XIXe siècle, malgré les tentatives de réformes (Tanzimat) et le sursaut de l’Égypte sous Mehemet Ali (cf. Laurens, 2000). Le monde musulman ne peut résister à l’expansion colonialiste de l’Europe. Ce retard n’a pas été rattrapé après la Deuxième Guerre mondiale, avec le retour à l’indépendance[6]. Un rapport du PNUD sur le monde arabe[7], écrit par une équipe d’intellectuels musulmans, tente de déterminer les causes de l’échec économique. La presse s’en fait l’écho en évoquant « la faillite économique patente des 22 pays qui s’étendent du Golfe à l’Atlantique » (Le Boucher, 2003). L’IDH et l’IADH[8] sont plus défavorables que partout ailleurs, sauf en Afrique subsaharienne. Le secteur privé industriel est marginal et peu dynamique, la recherche embryonnaire, les capitaux fuient les pays et vont se placer dans le monde développé ou les paradis fiscaux. La main d’œuvre qualifiée, souvent formée à l’étranger, a tendance à y rester… Un cercle vicieux de défiance, limitant l’investissement, l’emploi et la productivité, tend à s’installer, en dehors de quelques cas exceptionnels comme la Tunisie. Face à cette situation, des réactions de victimisation, souvent entretenues par les gouvernements, masquent les vrais problèmes et favorisent la montée des extrêmes. Les explications présentées par le rapport sont les suivantes : des lacunes au niveau de la liberté politique, du savoir, et du pouvoir des femmes, ce que les auteurs appellent « les trois déficits du monde arabe ». – Le manque de liberté : régimes autoritaires et/ou paternalistes[9], élections truquées, confusion entre exécutif et législatif (les auteurs notent l’absence de termes qui les distinguent en arabe), censure, pression sociale et religieuse, absence d’alternance par le vote, etc. En outre, les postes ne sont pas obtenus au mérite, mais en fonction des relations : on n’a pas un emploi dans la fonction publique pour ce qu’on connaît, mais grâce à celui qu’on connaît… La plupart des pays de la région pratiquent un mélange « de nationalisme protectionniste et de socialisme bureaucratique », ils résistent à l’ouverture politique et économique et s’enferment dans un « étatisme introverti[10] ». – Les lacunes du savoir constituent le deuxième déficit : la dégradation de l’enseignement, son inadéquation aux besoins de l’économie, l’absence totale de scolarisation de trop nombreux enfants (10 millions d’enfants non scolarisés pour l’ensemble du monde arabe), le nombre élevé d’illettrés, caractérisent ces pays. La recherche et le développement sont limités, les techniques nouvelles peu diffusées (1 % de la population dispose d’un ordinateur, moins encore peuvent accéder à Internet). Le rapport conclut sur une image saisissante : dans les quelque 1200 années qui suivent le calife abbasside Mamoun (786-833), les pays arabes ont traduit autant de livres que l’Espagne en traduit actuellement en un an. – Le statut des femmes reste inférieur. La moitié du potentiel productif est ainsi mal ou peu utilisé, expliquant en grande partie le sous-développement. La majorité des femmes n’ont pas d’emploi salarié et restent exclues du marché du travail. Une femme sur deux ne sait ni lire ni écrire et sur 65 millions d’illettrés dans les pays retenus, 44 sont des femmes. Leurs entitlements (droits, titres, au sens large), au sens de Sen, restent limités. Au plan économique cependant, Cohen (2001) fait observer qu’il n’y a pas de « malédiction islamique », il suffit pour s’en convaincre de comparer l’évolution de pays voisins, habités par les mêmes peuples, les uns musulmans, les autres non : la Malaisie musulmane s’est aussi bien développée que la Thaïlande (6990 dollars par tête contre 5840) ; le Sénégal que la Côte d’Ivoire (1750 contre 1730) ; le Pakistan que l’Inde (1540 contre 1700), etc. De même en va-t-il des indicateurs sociaux et démographiques, qui ne comportent pas de différences notables : l’Indonésie musulmane a vu par exemple son indice de fécondité baisser davantage que les pays voisins (2,6 enfants par femme, contre 3 en Inde et 3,6 aux Philippines). D’autre part, si les pays musulmans n’ont pas suivi l’évolution démocratique de l’Amérique latine, de l’Europe orientale et de certains pays d’Asie depuis la chute du mur en 1989, l’absence de démocratisation a peut-être des causes simplement transitoires. La montée des islamistes (voir encadré), qui monopolisent l’opposition, est un obstacle à la tenue d’élections et à une alternance politique. Les classes moyennes, qui pourraient être les championnes de la démocratie, hésitent à tenter de véritables élections, de peur de laisser définitivement le pouvoir aux extrémistes : « La raison pour laquelle la démocratie a peu pénétré l’Islam n’a rien à voir avec une quelconque incompatibilité essentielle de la religion. […] La démocratisation a échoué dans une large mesure à cause du danger radical : la crainte que ce sera un homme, une voix, une fois… » The Economist (2003). L’islam contient dans le Coran un ensemble de lois données par Dieu, envoyées directement à Mahomet, et donc non sujettes à révision. Mais dans la pratique, ces lois sont peu nombreuses en ce qui concerne l’organisation sociale et en tout cas insuffisantes pour les besoins d’un État moderne. Il faut bien en trouver d’autres, par exemple, sur le mode de nomination du gouvernement, ce qui laisse la place à des pratiques démocratiques. On peut même trouver des notions dans le Coran qui encouragent ces pratiques, comme le consensus (ijma) et la consultation (shura). Fondamentalisme islamique Selon Bernard Lewis, « une raison du problème de l’islamisme est que les pays musulmans sont encore profondément musulmans, alors que la plupart des pays chrétiens ne sont plus véritablement chrétiens. » L’islamisme rejette l’idée que les hommes font la loi, qui est à la base de la démocratie, car l’homme ne peut être sous la domination de l’homme, vague écho du fameux thème marxiste, l’exploitation de l’homme par l’homme. Les islamistes les plus radicaux vont même jusqu’à condamner toute organisation politique : le cheikh Abd al-Rahman, impliqué dans le premier attentat contre le World Trade Center, en 1993, avait émis une fatwa interdisant tous les partis politiques, y compris les partis islamistes… Les partisans d’al-Qaeda considèrent que l’islam est l’objet d’une double agression : pas seulement une agression militaire d’un Occident hostile (en Irak, en Palestine, en Tchétchénie, etc.), mais aussi d’une agression interne, car les valeurs occidentales sont répandues par des régimes impies et détruisent le sens même de l’islam. Cette double attaque doit être combattue par le jihad, dans les deux sens que cette notion a pour les musulmans : un effort personnel pour une soumission plus parfaite à la foi, et une lutte armée contre les ennemis de l’islam. Comme l’exprime un des auteurs qui a inspiré les islamistes actuels, Saïd Qoutb, Frère musulman, exécuté en Egypte en 1966 :
Le cas de l’Iran est un peu particulier, Khomeiny avait établi un système (dit wilayat al-faqih, dirigé par les juristes), dans lequel l’arbitre final du pouvoir politique devait être le religieux le mieux qualifié pour comprendre le véritable sens de la loi et de la tradition islamique, c’est-à-dire lui-même… La constitution iranienne actuelle prévoit un président élu et une assemblée consultative élue, mais les lois doivent être validées par un conseil dominé par les mollahs, qui vérifient qu’elles s’accordent à la loi islamique, telle qu’ils la conçoivent. On est assez loin de la démocratie, bien que certaines procédures s’en approchent. Le pays est actuellement divisé entre les réformistes du président élu, Khatami, et les mollahs conservateurs qui ne veulent rien changer au système de contrôle légué par Khomeiny. L’Iran est ainsi le point focal en Islam du débat sur la démocratie : selon que l’un ou l’autre parti l’emporte, une réponse sera donnée à la question de savoir si l’islamisme est compatible avec elle. Le cas de la Turquie est différent, car il s’agit d’un État laïc, où un parti islamiste modéré a remporté les élections, mais un parti qui accepte les règles laïques et le jeu démocratique. Kepel (2001) analyse la montée et ce qu’il considère comme le déclin de l’islamisme, ou islam politique (voir aussi Roy, 1992). Il est lié à trois groupes sociaux : les intellectuels islamistes, voix du mouvement ; les jeunes déclassés des grandes villes ; la classe moyenne pieuse, écartée des bénéfices de la décolonisation. Comme ces trois groupes ont des intérêts divergents, l’islamisme a échoué à s’emparer du pouvoir, sauf en Iran[11] avec la révolution de Khomeiny, qui figure comme une exception et dont l’évolution réformiste actuelle tend à confirmer la thèse de l’auteur. La classe moyenne exclue veut simplement remplacer les gens au pouvoir, tandis que les jeunes des banlieues veulent détruire le système corrompu en place, et là où la guerre civile s’installe, comme en Algérie, ils s’engagent dans la clandestinité et effrayent par leurs violences la classe moyenne. Le divorce est consommé, les chances d’accéder au pouvoir reculent. L’islamisme est donc sur la défensive, selon Kepel, et le coup d’éclat du onze septembre, est plus un dernier feu que l’annonce d’une guerre des cultures, « un symbole désespéré de son isolement, fragmentation et déclin ». Même idée chez Abdelwahab Meddeb, dans La maladie de l’islam, 2003 :
Depuis Nasser, les partisans du panarabisme, un mélange d’idéal socialiste et de volonté d’unification du monde arabe, ont soutenu que les puissances coloniales avaient délibérément affaibli les Arabes en découpant leur territoire en petits États artificiels : « Les Arabes forment une nation, cette nation a le droit naturel de vivre dans un seul État » (parti Baas). Cela explique les efforts d’unification, sur le modèle de l’intégration européenne, ou d’unions politiques, mais ils ont échoué ou sont peu avancés (Union du Maghreb Arabe[12], Arab Cooperation Council[13], Gulf Cooperation Council[14]). Malgré une culture et une langue commune, une forte croissance démographique, une abondance en ressources énergétiques, rien n’y fait, les nationalismes restent vivaces, la croissance économique est inférieure à 1 % par an depuis 1990 et le revenu par tête diminue régulièrement, même dans les pays pétroliers comme le Koweït, les Émirats, la Libye… Avec 20 % de la population mondiale, les pays musulmans ne produisent que 6 % des richesses. Comment en est-on arrivé là ? Des causes entremêlées Dans l’analyse des premiers orientalistes en Europe, ceux des Lumières, le déclin arabe s’explique par l’étouffement progressif de la liberté de penser, mais aussi par la conquête ottomane, comme la conquête de Rome par les Barbares a été la cause des siècles obscurs et du Moyen Âge. C’est cette vision du XVIIIe siècle que rappelle Laurens (2000) :
La deuxième explication a été aujourd’hui abandonnée, du fait de l’évident raffinement de la cour et de la société ottomanes qui héritent de la culture byzantine. Mais la première, basée sur la religion et les comportements, reste une explication essentielle, comme on le verra plus bas. Cependant, par la suite, ce sont des facteurs économiques, reposant sur l’agriculture et le commerce, qui ont surtout été avancés. Agriculture Les traits de l’agriculture sont façonnés par la rareté de l’eau. Les techniques d’irrigation héritées de l’Antiquité sont raffinées par les paysans musulmans : les shadoufs (puits), les norias, les barrages et les canalisations, les qanats (canaux), sont des exemples de ces méthodes qui impliquent une gestion commune ainsi qu’une intervention de l’État. Les terres sont cultivées à l’aide de l’araire, mieux adaptée aux sols secs, et avec peu d’engrais. Les agriculteurs cohabitent avec les éleveurs dans une relative harmonie : on a parlé de symbiose entre culture et élevage dans le monde musulman (Hourani, 1991). La propriété est publique pour l’essentiel : les terres conquises sont attribuées au calife et exploitées directement par l’État (faire-valoir direct), ou indirectement par des particuliers en régime de métayage (une part des récoltes est versée à l’État). Les terres privées sont soumises à l’impôt (kharaj). Les productions sont librement commercialisées et les principales libertés économiques sont respectées. Cependant l’économie rurale va se dégrader sous les Ottomans. L’institution de la ferme fiscale, l’iltizam, est considérée par de nombreux auteurs comme un facteur de ruine progressive de l’agriculture et par là de déclin de l’empire. Les impôts sur les terres sont affermés aux multazim, notables rappelant les fermiers généraux de l’Ancien Régime, pour des durées courtes. Ils versent à l’État à l’avance les sommes et se chargent ensuite de les récolter auprès des paysans. Selon Laurens (2000), le système est extrêmement négatif, car le multazim « ne détenant que pour une courte durée sa ferme fiscale, surexploite les paysans provoquant ainsi la ruine de l’agriculture. » Les paysans sont considérés, selon la tradition musulmane, comme les occupants de terres qui appartiennent au pouvoir. La gestion est opérée de façon collective par la communauté villageoise. On retrouve un système communautaire, comparable à l’open field, mais avec une propriété étatique. Les propriétés privées sont rares. De la même façon, pour Pierre Deyon et Jean Jacquart (1978), la stagnation économique de l’Empire ottoman s’explique en outre par la formation de grands domaines mal gérés :
Le système semble donc combiner les inconvénients de la gestion communautaire, caractéristique du Moyen Âge européen ou de l’Afrique noire actuelle, des latifundios de type latin, de la Rome antique à l’Amérique du Sud d’aujourd’hui, et des exactions des fermiers fiscaux, comparables à ceux de la France de l’Ancien Régime. Dans ces conditions, rien d’étonnant à l’absence de progrès dans le monde rural, sans parler d’une révolution agricole, une stagnation qui se répercute sur l’ensemble de l’économie. Échanges extérieurs Le recul des échanges dans le monde musulman est l’explication classique du déclin pour de nombreux historiens qui rappellent comment le commerce du Levant est contourné par les Européens : les Portugais font le tour de l’Afrique pour aller chercher directement les épices, les Espagnols traversent l’Atlantique et finissent par trouver, non seulement un nouveau continent, mais aussi de nouvelles routes vers l’Asie. Le monde musulman devient alors une sorte de cul-de-sac commercial – alors qu’il était jusque là au centre géographique des continents connus – et les nouvelles voies du commerce mondial seront désormais celles de l’Atlantique. Selon la formule de Burlot (1990), il s’agit d’une asphyxie maritime : « les Portugais ont ravi aux Turcs leur rôle d’intermédiaire entre l’Extrême-Orient et l’Occident ». L’Europe occidentale occupe dès lors une place centrale. Pour expliquer la poussée européenne vers le grand large, René Grousset remonte aux croisades, dont l’échec serait à l’origine des grandes découvertes : « C’est la chute des colonies franques de Syrie qui, en réservant aux sultans d’Égypte le monopole exclusif – et abusif – du commerce de l’océan Indien, a acculé les navigateurs de l’Extrême-Occident à rechercher, par delà le Cap, la route directe des Indes. » Les historiens[15] relatent comment les navigateurs portugais puis hollandais, suivis par les marchands venus de toute l’Europe, prennent possession des mers arabes à partir du XVIe siècle. Au moment même où la poussée ottomane menace l’Europe chrétienne jusqu’à Vienne et partout en Méditerranée, les Portugais se rendent maîtres, « en prenant l’énorme continent à revers pour attaquer le monde musulman au défaut de la cuirasse » (Grousset), d’une des régions les plus peuplées du monde. Avec une poignée d’hommes et de vaisseaux, mais grâce à une artillerie supérieure, ils vont dominer le commerce oriental pendant tout le XVIe siècle. Implantés à Goa en Inde, à Java et Sumatra dans les Moluques, à Macao en Chine, ils collectent les soieries, le poivre et autres épices, et les expédient soit vers l’Europe, soit vers leur comptoir d’Ormuz, à l’entrée du golfe persique où ils les échangent avec le monde musulman contre des armes, des chevaux, de l’argent. Un commerce fructueux s’établit ainsi entre les Occidentaux, les Arabes et l’Asie, organisé par les Portugais. Le recul commercial se poursuivra sous les Ottomans, comme l’explique Braudel (1979) :
Le commerce de l’Empire ottoman avec le reste de l’Europe se fait de plus sous pavillon chrétien, et même le cabotage intérieur à l’empire… Les techniques maritimes occidentales sont plus avancées et les navires marchands turcs ou égyptiens ne peuvent rivaliser. On le voit dans un détail rapporté par Lewis (1982) : en 1593, à l’arrivée d’un bateau anglais amenant l’ambassadeur britannique à la Sublime Porte, un observateur local écrit que « jamais un navire aussi étrange n’était entré dans le port d’Istanbul, il a traversé 3700 milles de mer avec 83 canons, en plus d’autres armes. » Les échanges sont déséquilibrés, Istanbul importe massivement sans avoir grand-chose à offrir en retour, une situation qui évoque celle de la Rome et une des causes de sa décadence. Pire, le marché intérieur souffre d’une fragmentation totale, les provinces vivent à l’écart, repliées sur elles-mêmes, et échangent très peu, du fait de l’insécurité permanente aux marches de l’empire. Au XVIIIe siècle, il exporte quelques matières premières et achète en Europe la plupart de ses produits de luxe et de ses biens manufacturés, un commerce qui passe par les étrangers, une double situation de dépendance économique. Le résultat de tout cela, initié par un immense déplacement du commerce mondial en à peine deux siècles, est résumé par Valensi (1978) :
Les techniques commerciales sont également bien différentes. Braudel parle d’une économie de bazar, « une économie de marché articulée autour des villes et des foires régionales et où l’échange, fidèle aux règles traditionnelles, reste sous le signe de la bonne foi et de la transparence ». Il évoque « un certain archaïsme de l’échange », rapporté par exemple par un observateur qui note vers 1550 : « Toutes choses en Turquie se font à l’argent comptant. Aussi n’y a-t-il point tant de paperas, ni de brouillarts (registres) de debtes à crédit, ne de papiers journaux ». De la même façon, Valensi (1978) note l’écart Orient/Occident au niveau des pratiques des affaires :
L’explication commerciale du déclin musulman souffre cependant d’une lacune évidente : ce n’est pas parce qu’un pays se fait dépasser au plan économique – comme la Hollande l’a été par l’Angleterre au XVIIIe siècle, comme l’Angleterre l’a été par l’Amérique au XXe – que ce pays se met à reculer en termes absolus. La Hollande, même dépassée lors de la révolution industrielle, même devenue un petit pays bien loin de dominer les échanges mondiaux comme elle le faisait au XVIIe siècle, est restée un pays riche et développé. De même pour l’Angleterre d’aujourd’hui, qui ne domine plus les océans[16], l’économie et la politique mondiales comme elle l’a fait pendant un siècle, entre 1815 et 1914. Le monde arabo-musulman a au contraire décliné, non seulement en termes relatifs, mais en termes absolus, par rapport à l’Occident depuis le XVIe siècle. La Hollande et l’Angleterre sont des puissances mineures par rapport aux États-Unis, mais le niveau de vie de leurs habitants ne s’est guère éloigné du niveau de vie des Américains. Par contre, tous les pays arabes, plus riches que l’Europe occidentale au Moyen Âge, ont décroché ensuite et se retrouvent au XXe siècle parmi les nations pauvres. Il faut donc chercher plus loin que l’explication strictement économique, aller vers une explication institutionnaliste, au sens large du mot institution, celui qui évoque les croyances, les règles du jeu, les mentalités, ou encore un ensemble de « coutumes cristallisées » (Bienaymé, 1960). Institutions
Peu de prescriptions du Coran s’opposent au développement économique : les échanges libres, l’initiative individuelle, les gains privés, tout cela est considéré comme allant de soi, tant par le prophète, qui a été un marchand, que par les écrits saints. Les autorités se limitent à ce que le privé ne peut faire : prendre en charge les monopoles naturels, la direction générale de l’économie, les diverses faillites du marché. La principale référence au taux d’intérêt est dans le chapitre trois du Coran, verset 130 : « Croyants, ne vivez pas sur l’intérêt, doublé ou triplé ! », et encore, d’après les théologiens, il s’agirait ici de l’usure, et non de la pratique d’un intérêt normal. On retrouve d’ailleurs le même type d’interdictions en Occident, et dans les pays catholiques jusqu’au XVIIIe siècle. Enfin, l’islam considère que la vie quotidienne de l’homme ne doit pas être déconnectée d’un environnement moral reposant sur des valeurs partagées, et donc que le marché libre ne doit pas être laissé à lui-même, qu’il doit être entouré de règles, des règles non économiques, ce qui tend à rejoindre l’évolution des idées en Occident depuis la crise de 29. Cependant, si le Coran n’est pas hostile à l’activité économique, ses interprétations par les religieux semblent avoir peu à peu défavorisé les innovations. On a vu qu’autour de l’an mille, les sciences et les techniques islamiques dépassaient celles de l’Europe, qui ne put lentement recouvrer son héritage qu’à travers les contacts avec les musulmans dans les régions frontalières comme l’Espagne. David Landes (1998) explique le mécanisme qui va des interdits religieux au blocage économique, à travers l’exemple bien connu du refus de l’imprimerie, interdite par les religieux : le Coran devait être recopié à la main, la calligraphie arabe, sacrée, ne pouvait faire l’objet d’une impression. Tout livre était considéré comme sacrilège et hérétique :
Dans un ouvrage récent sur les causes du déclin de l’Islam, Bernard Lewis (2002) met en cause la fermeture du monde musulman sur lui-même, la certitude dans sa supériorité, la confiance aveugle dans sa suprématie, et donc le refus d’adopter les idées et les techniques occidentales, venues de peuples longtemps jugés avec mépris. Pendant un millénaire, les musulmans dominent, sur les plans militaire, économique et technique, ils créent une première forme de mondialisation, en reliant des peuples très divers :
Mais les musulmans, à la différence des chrétiens dans le monde arabe, ne voyageaient pas en Occident, ne pouvaient vivre chez les infidèles, ils n’avaient même pas d’ambassades permanentes, ils ne connaissaient pas et ne cherchaient pas à apprendre les langues des Occidentaux, ils n’avaient pas « d’occidentalistes », comme il y avait des orientalistes en Europe. Appliquant une pensée attribuée au prophète : « Celui qui imite un peuple devient l’un d’entre eux » (citée par Mokyr, 1990), l’empire ottoman va se fermer aux apports extérieurs, sauf en matière militaire, et considérer que toutes les réponses aux questions ont déjà été données par les générations précédentes et qu’il suffit donc de répéter les traditions. C’est seulement au XIXe siècle, mais trop tard et avec réticence, que l’Orient se met à l’école de l’Occident, comme dans le cas de Mehemet Ali en Égypte[18], et encore plus au XXe avec d’Atatürk. Les thèses sur le rôle de mentalités et de la culture dans le développement économique datent de Max Weber il y a un siècle. Parmi les analyses récentes, on peut citer Harrison (1992) qui explique que les valeurs et les comportements sont à l’origine des succès asiatiques, ou à l’inverse des difficultés propres aux autres régions du tiers monde, comme l’Amérique latine (instabilité, inégalités, corruption). Sowell (1994) considère de la même façon que « le dédain pour le commerce et l’industrie a été répandu pendant des siècles parmi les élites hispaniques, à la fois en Espagne et en Amérique latine », ce qui explique le retard. Des hommes politiques ont développé des idées semblables, notamment Lee Kuan Yew, ancien Premier Ministre de Singapour, qui vante le « dynamisme intrinsèque de l’homme asiatique » (inner dynamism of Asian man). Fukuyama (1995) ou Peyrefitte (1995) mettent l’accent sur le rôle de la confiance dans une société : un élément culturel diffus, mais envahissant, qui conditionne la prospérité et la compétitivité d’une économie. Les sociétés à faible confiance (low-trust) selon Fukuyama, comme la Chine, l’Italie ou la France, dans lesquelles les relations proches entre les gens ne vont guère plus loin que la famille, ont du mal à développer des institutions sociétales complexes comme les grandes entreprises multinationales, et sont donc désavantagées par rapport aux sociétés de confiance élevée (high-trust) telles l’Allemagne, le Japon ou les États-Unis. Ensuite, certains auteurs ont tenté de faire le lien entre culture et système politique. Pour eux la démocratie, par exemple, ne peut venir facilement dans un pays, il faut des décennies ou des siècles d’imprégnation dans le tissu social pour qu’elle se mette en place : on ne peut l’enfiler comme un manteau… Ainsi les régions du nord de l’Italie où l’esprit civique apparaît dès le XIVe siècle continuent aujourd’hui à être plus réceptives que celles du sud au fonctionnement des institutions démocratiques. Pour finir et aller au-delà du développement économique, il faut bien sûr évoquer Samuel Huntington et son fameux essai, “The Clash of Civilisations?”, publié dans Foreign Affairs en 1993, et suivi d’un livre en 1996, à l’origine d’une polémique ininterrompue. L’auteur annonçait une guerre des cultures, que les événements récents semblent justifier :
Barber (1995) présente une version vulgarisée de ces idées en affirmant que les conflits principaux auront lieu entre les valeurs locales et tribales d’un côté (Jihad) et les valeurs mondialistes de technologie et de démocratie (McWorld). En ce qui concerne la sécurité des échanges et des biens, ainsi que les relations de confiance avec l’État, si nécessaires au développement économique, les pratiques sont également mises en cause. Si on note à une certaine époque un respect des droits de propriété, comparable aux habitudes occidentales, la plupart des auteurs constatent une dégradation progressive, à la différence de l’Europe où ceux-ci tendent à devenir sacro-saints, notamment dans l’Angleterre issue de la révolution parlementaire (1689). Dans Al-Andalus par exemple, le respect des droits et la sécurité semblent être la règle :
Laurens décrit également une situation favorable dans l’Empire ottoman, à travers le cas d’une vieille femme à Istanbul qui refusait de se laisser exproprier (dans le but de prévoir des coupe-feu entre les immeubles) malgré des offres favorables : « Lorsqu’on demandait au sultan pourquoi il n’usait pas de sa puissance, pourquoi il ne prenait pas ce terrain en payant ce qu’il valait, il répondait : C’est chose impossible, cela ne peut se faire, c’est sa propriété[19]. » Malgré tout, les exemples en sens inverse abondent, et l’évolution n’est guère favorable : Chaudhuri (1990) rapporte une citation du calife de Bagdad : « Celui qui a la meilleure vie est celui qui a une grande maison, une belle femme, des moyens suffisants, qui ne nous connaît pas et que nous ne connaissons pas… » Braudel (1979) décrit également l’absence de sécurité et de respect des droits de propriété dans l’Empire ottoman, malgré l’établissement d’une pax turcica, en citant un ambassadeur français du XVIIe siècle :
La fiscalité enfin reste essentiellement de type prédateur, à la différence de l’Europe où des pratiques de transparence et de régularité s’instaurent aux Temps modernes. Les capitaux vont pouvoir circuler, favorisant l’investissement et la croissance, alors qu’ils continuent à se cacher en Orient, par crainte des abus du pouvoir (voir North et Thomas, 1973 ; Rosenberg et Birdzell, 1986). On imagine souvent le monde ottoman comme figé au niveau politique, sans aucun pouvoir de décision au peuple, mais en réalité il existe un mécanisme par lequel celui-ci exprime sa volonté, c’est la légitimation islamique des révoltes[20], décrit par Laurens (2000) :
Cependant les musulmans restent largement hostiles à la vague provoquée par la Révolution française, comme le montre l’échec de l’expédition d’Égypte (cf. Laurens, 1989), et aussi les réactions ottomanes aux idées de 1789. On peut le voir à travers l’exemple d’un texte très violent, utilisant des arguments qui évoquent la position d’Edmund Burke[22] sur les événements qui se déroulent en France (voir annexe). Démographie Le monde musulman a toujours été sous-peuplé par rapport à l’Occident, du fait des conditions naturelles plus difficiles, de la présence de nombreuses zones arides, et de l’absence de progrès techniques dans le domaine agricole. Les rendements de la terre et la productivité des paysans sont plus faibles au Moyen-Orient, les densités de population sont très inférieures : « par rapport à l’Europe, le monde ottoman est un monde vide » (Laurens, 2000). En outre, l’Islam est plus exposé aux incursions des envahisseurs asiatiques, comme on l’a vu avec le cas des Mongols, mais aussi des nomades venus du désert, les bédouins qui pillent régulièrement les villes et les paysans sédentaires, tout cela provoquant une insécurité permanente, obstacle au développement. Il est plus exposé également aux épidémies, par sa situation centrale aux portes de l’Asie : « la peste est endémique dans l’Empire ottoman tandis qu’elle est simplement exportée en Europe » (ibid.). Elle le restera jusqu’au XIXe siècle, alors qu’elle est efficacement endiguée en Occident au XVIIe par des mesures de prévention comme la quarantaine, que les musulmans ignorent. Les mouvements démographiques sont en gros parallèles dans les deux civilisations : les XIVe et XVe voient un effondrement dû à la peste noire, qui détruit aussi l’Europe. Le XVIe siècle est au contraire une période d’expansion et de prospérité, correspondant à la Renaissance (François Ier et Soliman le magnifique) ; le XVIIe siècle cependant est un siècle de recul, comme en France par exemple avec les famines récurrentes du règne de Louis XIV. Le XVIIIe voit aussi une évolution identique, un renouveau démographique à l’est comme à l’ouest de l’Europe, mais la différence est qu’à partir de là, grâce aux révolutions industrielle et agricole, celle-ci sort du piège malthusien et connaît une explosion démographique continue, alors que le monde musulman reste coincé dans le mouvement de balancier propre aux sociétés traditionnelles, enfermées dans le piège malthusien, avec un nouveau recul démographique au XIXe. L’explosion démographique ne se produira qu’au XXe avec l’introduction de la médecine moderne. Ainsi, la différence majeure est que l’entrée dans la transition démographique et la sortie du piège malthusien en Occident représentent un mécanisme endogène, lié aux progrès agricoles et industriels, tandis qu’elles sont exogènes dans le monde musulman, apportées de l’extérieur par des techniques favorables à une baisse de la mortalité. Statut de la femme Jean-Léon Gérôme, Bain maure Lewis (2002) décrit les trois inégalités de base qui caractérisent le monde musulman : maîtres et esclaves, hommes et femmes, croyants et infidèles :
Contrairement à une idée répandue, cependant, les droits des femmes ont été longtemps plus développés dans le monde musulman qu’en Europe : « la femme musulmane avait des droits de propriété plus étendus qu’en Occident jusqu’à une date récente » (Lewis). C’est surtout au XXe siècle en réalité que l’Occident va révolutionner la condition féminine, car auparavant la situation n’était guère différente. Dès le Moyen Âge en terre d’Islam, des lettrés prennent position en faveur de l’égalité, pour des raisons économiques. C’est le cas d’Averroès à propos de l’Andalousie musulmane, le philosophe emploie une image animalière pour montrer l’égalité des sexes, dans un passage présenté par Meddeb (2003) :
Dans l’Empire ottoman, une des premières voix qui s’élève contre l’inégalité des sexes, en insistant également sur ses effets économiques désastreux, est celle de Namik Kemal, du mouvement des « Jeunes Turcs », en 1867 :
La Turquie est le pays musulman qui opèrera le plus tôt des réformes dans ce domaine, avec Atatürk (Mustapha Kemal) dans les années vingt, progrès qui seront peu imités dans le reste du monde musulman, sauf en Tunisie, et parfois même arrêtés, comme dans le cas de l’Iran de Khomeiny, revenant sur les réformes du Shah en faveur des femmes. Landes (1998) évoque également les effets économiques négatifs de la discrimination, mais aussi de la polygamie, qui implique une insécurité permanente à la tête de l’État :
Aujourd’hui dans les pays musulmans, les choses ont peu changé et la participation féminine à l’économie est la plus faible de toutes les civilisations. Esclavage et travail L’Islam, né au VIIe siècle, est proche de l’Antiquité et continuera à pratiquer l’esclavage[23], alors que l’Europe féodale est caractérisée par le servage, une condition différente. Le maître a un lien direct avec l’esclave, un droit de propriété, le serf a un lien indirect avec le seigneur, qui passe par la terre. Le seigneur possède la terre, et par là dispose de la main d’œuvre des serfs qui y sont attachés. Mais il n’a pas un droit de propriété direct sur ceux-ci et ne peut les vendre, la tenure héréditaire accordant le droit au serf et à sa descendance de vivre sur la terre qu’il travaille. L’esclavage et le commerce des esclaves occupent donc une place importante dans l’économie musulmane. Les populations slaves ainsi que les peuples nordiques non christianisés (Angles, Saxons, Scandinaves) acheminés à travers les royaumes francs vers Lyon et Venise où se développent de fructueux trafics avec le monde arabe, mais aussi les populations noires et asiatiques (Turcs) sont ainsi réduits, alors que les dhimmis et bien sûr les musulmans en sont préservés (cf. Lombard, 1971). Les progrès du monothéisme, l’Islam en Asie, le christianisme en Europe de l’Est, vont tarir l’afflux de main d’œuvre servile, et il restera surtout l’Afrique, au delà du Sahel islamisé, comme terrain de chasse pour les trafiquants. On a considéré que cette pratique généralisée de l’esclavage a été un des facteurs du déclin de l’Islam, comme il a été dans les sociétés de l’Antiquité un facteur de la stagnation technique et économique. L’image de l’esclave est attachée à la notion de travail, et le travail est donc méprisé, ce qui explique le peu d’intérêt des Anciens dans les techniques productives, par exemple le fait que les moulins à eau sont connus par les Romains, mais qu’ils n’essaieront pas de les utiliser sur une grande échelle, alors que le Moyen Âge européen connaîtra une véritable révolution technique avec leur généralisation. Le même phénomène se serait produit en Islam avec une absence d’intérêt au développement des techniques productives. En Occident au contraire, on assiste au Moyen Âge à une glorification du travail et des techniques, décrite par exemple par Lynn White (1978) :
Cette explication reposant sur les effets néfastes de l’esclavage doit être cependant relativisée dans la mesure où l’esclavage a un rôle différent dans le monde musulman de celui qu’il avait dans l’Antiquité. Il s’agit surtout d’un esclavage non productif, comme le rappelle Hourani (1991) : « Pour l’essentiel cependant, les esclaves étaient des serviteurs domestiques ou des concubines dans les villes ». De même Laurens (2000) explique que « dans l’Empire ottoman, comme aux autres époques islamiques, l’esclavage proprement dit n’a pas de fonction économique comme moyen de production, contrairement à son rôle dans l’Antiquité… Il est avant tout un fait domestique. » Par ailleurs les esclaves se mélangent très rapidement à la population, ce qui explique l’absence de minorités noires importantes dans les pays musulmans, alors qu’un grand nombre d’esclaves venaient d’Afrique, à la différence de la séparation nette qu’on a pu constater en Amérique, résultant en la présence d’importantes communautés noires aujourd’hui. Enfin, les esclaves étaient affranchis en grand nombre, et certains formaient des élites militaires[24], qui se sont parfois emparées du pouvoir (cas des Mamlouks en Égypte), passant du statut d’esclaves à celui de maîtres de toute la société… Géographie
Les causes géographiques du déclin ont été étudiées par divers auteurs. Jones (1981) insiste par exemple sur l’aridité et la pauvreté du monde musulman en ressources naturelles stratégiques comme le bois, les grains ou les minerais. Ces lacunes sont exploitées par ses adversaires, les royaumes chrétiens faisant tout par exemple pour limiter les exportations de fer, de bois et de céréales vers l’Islam. Tellier (2002) présente de son côté une explication « topodynamique », liée à la géographie et aux évolutions socio-économiques. C’est la découverte de l’Amérique, relançant l’expansion vers l’ouest, qui serait le facteur déterminant : « le pouvoir économique passa progressivement de l’Orient vers le nord de l’Italie, puis vers le nord de l’Europe », et finalement, après la révolution industrielle, vers les Etats-Unis avec la formation d’un « corridor américain » partant de Séoul et Tokyo pour aller jusqu’à Londres, Berlin et Moscou, avec en son centre les grandes métropoles comme Los Angeles, Chicago et New York. On retrouve ici les explications commerciales et la perte de la position centrale dans les échanges mondiaux. De même Blaut (2000), dans une approche néomarxiste, insiste sur le rôle du nouveau continent : l’Europe occidentale a utilisé ses ressources pour dominer le reste du monde et empêcher son développement. Jusqu’aux alentours de 1500, elle n’est, selon l’auteur, pas différente des autres civilisations, ni plus dynamique, ni plus inventive, ni mieux dotée d’institutions favorables à la croissance. Blaut tente de démolir tour à tour, sur un ton polémique critiqué par Mokyr, les idées opposées de « Huit historiens eurocentriques », dont Max Weber, David Landes, Eric Jones, Lynn White et Jared Diamond. Cosandey[25] (1997) présente une analyse plus originale, en insistant sur les aspects scientifiques et techniques, et les raisons de l’essor européen dans ce domaine par rapport aux autres cultures. C’est la disposition géographique unique de l’ouest européen, fortement pénétré par la mer, sa « thalassographie » particulière, qui explique le succès, et inversement le retard de l’Islam, de la Chine ou de l’Inde. Les échanges sont d’une part facilités, du fait de l’omniprésence de la mer, ce qui conduit à une division du travail plus marquée, génératrice de croissance, laquelle permet un surplus pour financer les chercheurs et les savants. La prospérité économique, liée aux échanges et à la mer, est le premier facteur de progrès technique et scientifique. Le deuxième, toujours liée à la présence de la mer, est la division de l’Europe en nations stables, protégées par des barrières naturelles évidentes (les côtes dessinent par avance les frontières de l’Espagne, de la Grande-Bretagne, de la Grèce de l’Italie, des Pays-Bas, du Danemark, etc.). La division politique stable est un facteur de rivalité créative dans le domaine scientifique et technique, chaque pays tendant à favoriser les recherches pour avoir un avantage sur l’autre. A l’inverse, dans les empires unifiés et puissants, comme ceux de l’Islam ou de la Chine, l’absence d’émulation, le rôle néfaste des groupes de pression hostiles aux changements, l’invention n’a pas bénéficié de circonstances aussi favorables[26]. Les villes Une autre thèse, développée par Braudel (1979) et Heilbroner (1989), est le rôle spécifique des villes dans le monde européen occidental[27], qui profitent de la chute d’un pouvoir central – la disparition de l’Empire romain et l’émiettement politique total qui suit au Moyen Âge – pour affirmer leur autonomie et leurs franchises, et inventer les libertés économiques qui caractérisent le capitalisme de marché (liberté d’échanger, liberté d’entreprendre, liberté des prix, etc.). Lynn White (1978) insiste également sur les mentalités des premiers citadins, venus du monde rural, et habitués à des pratiques indépendantes :
Peu de paysans disposaient d’animaux en telle quantité, il fallait donc des regroupements et des ententes pour leur utilisation. En outre, la terre ne pouvait être individualisée, il fallait une mise en commun dans le cadre de l’open field :
Même si les corporations urbaines vont peu à peu étouffer les libertés économiques à la fin du Moyen Âge et aux Temps modernes, entraînant une délocalisation vers le monde rural (le putting-out system), le mouvement était lancé et le capitalisme continuera à s’affirmer. Il serait ainsi né dans les villes occidentales, entraînant tout le processus qui aboutit à la révolution industrielle du XVIIIe siècle : « En Occident, capitalisme et villes, au fond, ce fut la même chose » (Braudel). Les villes du monde musulman – comme d’ailleurs du monde chinois ou indien – ne bénéficieront jamais de ces libertés, dans la mesure où elles restent soumises à des empires forts et centralisés. Finalement, la chute de l’Empire romain expliquerait, par delà les siècles, pourquoi le capitalisme moderne est une invention occidentale. Le chameau et la roue Richard Bulliet, un historien américain, spécialiste de l’islam médiéval, a écrit un livre classique (1975) sur le rôle du chameau dans la disparition de la roue au Moyen-Orient après l’Antiquité : « La sagesse populaire tient la roue pour l’une des plus astucieuses parmi les inventions de l’homme, tandis que le chameau est l’une des plus maladroites faite par Dieu »… La roue a disparu progressivement au bénéfice du chameau ou du dromadaire, entre le troisième et le septième siècle de notre ère (l’Islam hérite donc de cet état de fait et ne l’a pas créé), la raison principale étant économique : le transport à dos d’animal est moins coûteux que celui de véhicules tirés par des animaux, sans même compter la construction et l’entretien des routes nécessaires à ces derniers[28]. La dégradation du réseau routier dans l’Empire romain après le troisième siècle, avec le déclin de Rome, peut expliquer les dates citées plus haut. Si la roue n’a pas disparu en Gaule, alors qu’elle l’a fait en Afrique et en Orient, l’explication tient au fait que le chameau n’y existait pas. Braudel (1979) évoque également cette différence entre les deux cultures :
Ainsi, une des grandes civilisations de l’humanité a abandonné la roue pour des raisons économiques. Etant donné tous les aspects techniques et toutes les inventions qui lui sont liés, on peut penser que cela n’a pas manqué d’avoir eu un impact sur son développement, même si la roue n’a pas été abandonnée en dehors du transport, par exemple dans l’irrigation, la meunerie, la poterie et divers artisanats. Bulliet évoque dans son chapitre A society without wheels, une mentalité ayant développé un préjugé inconscient contre la roue, mentalité omniprésente (a pervasive non-wheel mentality), fait confirmé par exemple par l’absence de brouettes sur les chantiers à Téhéran jusqu’au XXe siècle, ou bien par l’existence de palanquins portés par deux chameaux plutôt que tirés sur des roues, ou encore par l’absence d’artillerie mobile dans les armées arabes. Le retard des sociétés musulmanes à adopter la roue ensuite, à la période coloniale, en est une conséquence, comme le rappelle Tellier (2002) :
La disposition des villes arabes est aussi caractéristique de sociétés sans roues : l’enchevêtrement des rues étroites et courbes, en forme de labyrinthe, dans les souks par exemple, inaccessibles aux charrettes, en est le témoignage. C’est aussi le cas des villes européennes au Moyen Âge, tandis que la période classique au XVIIe reprend les constructions rectilignes devant l’envahissement des véhicules sur roues : « L’univers a des roues » s’écrie John Stow en 1528, et de même Thomas Dekker en 1600 : « C’est à croire que le monde marche sur des roues ! » (cités par Braudel, 1979). Les villes arabes au contraire resteront de type enchevêtré : « Jusqu’à 1845, la largeur d’une nouvelle rue importante au Caire était déterminée à partir de la largeur totale de deux chameaux chargées se croisant » (Bulliet). Les rues étroites de la période médiévale, en Europe comme en terre d’Islam, s’expliquent bien sûr par d’autres facteurs : elles permettent une densité plus élevée de population, donc une ville accessible aux piétons faute de transports rapides, elles impliquent des villes plus faciles à défendre, elles fournissent de l’ombre et abritent du vent, elles facilitent les relations sociales. Néanmoins, les villes occidentales se sont adaptées à la généralisation de la roue, ce qui n’est pas le cas des villes du monde musulman, du fait d’un choix certes rationnel au départ, mais qui s’est révélé une sorte d’impasse technique à long terme. William McNeill (1987) évoque également dans une vision historique globale et à très long terme la marginalité de la roue dans l’évolution des civilisations eurasiatiques et de leurs modes de transport. Conclusion
Au terme de ce panorama des explications, il apparaît qu’un faisceau de facteurs, plus qu’une explication unique, permet de rendre compte d’un déclin entamé dans la dernière période du Moyen Âge. Les aspects géographiques semblent avoir été déterminants, expliquant à la fois des facteurs économiques (déplacement des échanges vers l’ouest avec la découverte de l’Amérique, type de transport utilisé, système foncier) et des facteurs institutionnels (absence de réforme politique, stagnation des techniques, interprétation conservatrice de la religion). Mais si le passé peut ainsi s’éclairer quelque peu, comme tant d’auteurs s’y sont essayés, qu’en est-il du présent et de l’avenir ? On dit souvent que l’Islam a besoin d’une réforme, d’une évolution semblable à celle qu’a connue l’Europe de la Renaissance puis des Lumières, et un argument parfois avancé est que l’Islam est né plus tard, ce qui peut expliquer qu’il n’est pas encore passé par là :
Ces changements rapides passent par une démocratisation, mais celle-ci est souvent bloquée, comme on l’a vu, par le fait que les islamistes radicaux tendent à monopoliser l’opposition. Le recul de l’extrémisme apparaît donc comme une condition de l’évolution du monde musulman, aussi bien au plan politique qu’économique. Dans les préjugés exprimés de part et d’autre de la Méditerranée, l’Islam a tendance à considérer l’Occident comme amoral, ce dernier le voyant comme fanatique. Un rapprochement ne peut venir que si le monde musulman introduit chez lui davantage de tolérance, en même temps que l’Occident introduit plus de sens moral, faute d’évoluer vers un matérialisme stérile. Une domestication du marché par des valeurs supérieures, comme les expériences social-démocrates cherchent à le faire – comment l’initiative individuelle, force de progrès, doit être placée dans un cadre solidaire – peut apprendre des valeurs de l’Islam, dont le but a toujours été de placer l’homme, dans sa vie quotidienne, au sein de valeurs morales communes. Un double rapprochement donc, qui serait le gage d’une meilleure compréhension et d’un apaisement des tensions. Bibliographie Ajami, Fouad, The Dream Palace of the Arabs: A Generation’s Odyssey, Pantheon, 1998 Arnaldez R., L. Massignon et A.P. Youschkevitch, « La science arabe », dans Histoire générale des sciences, R. Taton, PUF, 1966 Barber B., Jihad vs McWorld, Random House, 1995 Barendse René J., The Arabian Seas: The Indian Ocean World of the Seventeenth Century, M.E. 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Notes
[1] Pour des visions comparées Islam/Occident, voir Daniel (1960), Maalouf (1983), McNeill (1963), Said (1978), Temin (1997), Tolan (2003).
[2] NB Sur l’usage des mots islam, musulman, islamique, islamisme, on retiendra les règles et sens suivants (cf. Laurens, 2000) : L’Islam avec une majuscule désigne la civilisation islamique, islam avec une minuscule désigne la religion. Musulman avec une majuscule désigne une appartenance communautaire et musulman une identité religieuse, comme chrétien, juif, etc. Les puristes utiliseront l’adjectif musulman pour désigner un état de fait et l’adjectif islamique une intention : ainsi parle-t-on du monde musulman et de la Ligue islamique. Le mot islamisme renvoie à une utilisation politique de la religion, intégrisme ou fondamentalisme signifient une volonté de retour étroit aux textes d’origine. Comme on peut le remarquer en lisant Bernard Lewis, la distinction entre islam et Islam, religion et civilisation, n’existe pas en anglais où le mot Islam désigne les deux. Lewis remarque que la distinction équivalente pour le monde occidental est celle entre christendom et christianity, chrétienté et christianisme, le premier mot désignant l’aire civilisationnelle, le second la religion chrétienne. On peut aussi constater que la différence en français entre islam et Islam, avec deux sens différents, est inconnue du plus grand nombre, et donc on est ramené au cas anglo-saxon, avec une absence de distinction, une confusion entre les deux termes, entre religion musulmane et civilisation musulmane. Une des conséquences que tire Lewis de ce fait est la suivante : “In the Islamic world, from the beginning, Islam was the primary basis of both identity and loyalty. We think of a nation subdivided into religions. They think, rather, of a religion subdivided into nations“. Voir : http://pewforum.org/events/index.php?EventID=107
[3] Sur l’Islam classique, voir Burlot (1990), Hourani (1991), Lombard (1971), Mantran (1969), Riché (1968), Sourdel (1968).
[4] Sur les sciences dans le monde musulman, voir Arnaldez et alii (1966), Huff (1991), Rashed (1997).
[5] « Houlagou commença par attaquer les Ismaïliens, la terrible secte des Assassins, dans ses repaires montagneux, et les extermina ; puis il porta la guerre contre le calife abbasside de Bagdad, chef spirituel de l’islam sunnite qui, en dépit de toutes les dominations étrangères, Bouyides et Seldjoukides, avait réussi à se maintenir. Bagdad fut prise le 10 février 1258 : les habitants reçurent l’ordre de sortir de la ville et ils furent massacrés par les Mongols. Le sac de la cité dura dix-sept jours. Quant au calife, après avoir été contraint de livrer ses trésors les mieux cachés, il fut cousu dans un sac et foulé aux pieds par des chevaux. La plus grande partie de la ville fut alors livrée aux flammes. » Pietri (1971). Houlagou est le petit-fils de Gengis Khan, mort en 1227. René Grousset évoque la cérémonie : « Suivant la coutume, des mets furent offerts pendant trois jours à ses mânes. Son fils fit choisir, dans les familles des chefs et des généraux, les plus belles filles au nombre de quarante ; elles furent parées de riches vêtements, de joyaux d’un grand prix et… on les envoya servir Gengis Khan dans l’autre monde. » (L’empire des steppes, Payot, 1960).
[6] Sur l’évolution récente du monde musulman, voir Ajami (1998), Corm (2002), Khoury, Tuény et Lacouture (2003), Naipaul (1981, 1998).
[7] Étude parue en 2002 et portant sur les 22 pays membres de la Ligue arabe qui représentent 284 millions de personnes mais qui produisent un PIB total inférieur à celui de l’Espagne (cf. bibliographie : Fergani, Maksoud, 2002). Ces pays comptent nombre de minorités non Arabes (40 % au Maroc par exemple, 30 % en Irak) ; certains n’ont presque pas d’Arabes, comme la Somalie, d’autres comme le Soudan ont une majorité de non musulmans, ce qui fait qu’au total le nombre d’Arabes s’élèverait à 190-200 millions de personnes, soit seulement 17 % des musulmans dans le monde.
[8] L’Indicateur alternatif du développement humain exclut le revenu par tête, mais inclut des indices de liberté politique, d’accès à Internet et d’émission de dioxyde de carbone. Il a été mis au point par le rapport du PNUD sur le monde arabe et est encore plus défavorable pour celui-ci que l’IDH (Indicateur du Développement humain, incluant des mesures de l’espérance de vie, de l’éducation, de l’alphabétisation, et du PIB/hab. en parité de pouvoir d’achat).
[9] Anouar Al Sadate avait ainsi coutume de s’adresser aux Égyptiens en commençant par : « Mes enfants »…
[10] Voir aussi Ajami, 1998, Khoury et alii, 2003.
[11] Les chiites, surtout présents en Iran et en Irak, représentent 15 % des musulmans, voir Fuller et Francke, 2000.
[12] UMA : Maroc, Algérie, Tunisie, Mauritanie, Libye.
[13] ACC : Égypte, Irak, Jordanie, Yémen du Nord.
[14] GCC : Arabie saoudite, Koweït, EAU, Bahreïn, Qatar, Oman.
[15] Voir par exemple Barendse (2002)
[16] Comme il était affirmé dans la chanson patriotique : « Britannia rules the waves ».
[17] L’anecdote est parfois relatée à propos de la bibliothèque d’Alexandrie : « Si le contenu des livres s’accorde avec la parole d’Allah, nous pouvons nous en passer ; s’ils contiennent quelque chose de différent, il n’est aucun besoin de les garder. » J. Blamont, « Le chiffre et le songe », Odile Jacob, 1993.
[18] Sorman (2003) relate une de ces tentatives de modernisation, avec Rifaa, un envoyé de Mehemet Ali en France, au début du XIXe siècle.
[19] Cet exemple évoque, dans sa forme comme dans son fond, un cas célèbre en Prusse : « Tous les écoliers prussiens connaissent une anecdote datant de cette époque, qui, vraie ou non, caractérise la réputation de ce tribunal, le Kammergericht de Berlin. Frédéric, faisant construire le château de Sans-Souci réclamait la démolition d’un moulin à vent, qui se dresse aujourd’hui encore à côté du château, et il fit au meunier une offre d’achat. Le meunier refusa, il ne voulait pas sacrifier son moulin. Le roi menaça alors de faire exproprier le meunier, sur quoi celui-ci répliqua : Eh oui, sire, mais il y a le Kammergericht de Berlin ! », Haffner (2002).
[20] Des révoltes, mais aussi des coups d’État, menés par les fameux janissaires. Benjamin Lellouch rapporte ainsi le cas d’un jeune sultan, à propos d’un ouvrage sur les pratiques de la succession dans l’Empire ottoman (Vatin et Veinstein, 2003) : « Osmân II, « ce lion mâle de la jungle », n’avait pas atteint dix-neuf années lunaires quand il rencontra la mort dans ces journées de mai 1622. Les janissaires avaient pénétré l’avant-veille dans ses appartements privés du palais et installé son oncle sur le trône. Au plus fort de l’insurrection, quelques soudards avaient affublé le sultan déchu d’un turban sale, l’avaient conduit dans une voiture de marché à travers Istanbul, et finalement mené à une prison d’État. Là, on s’était acharné sur sa virilité. »
[21] Enseignants en science religieuse, dans les mosquées.
[22] Réflexions sur la Révolution française, 1790.
[23] Le mot même esclave est un mot d’origine arabe: saqlab, qui signifie Slaves, lesquels étaient pris comme esclaves dans le monde musulman (même terme en anglais – slave – ou en portugais – escravo). Le mot latin pour esclave était servus, qui a donné servitude (esclavage) et servage (condition des serfs au Moyen Âge), ainsi que tous les termes dérivés : servile, servilité, serviteur, etc.
[24] Les Omeyyades ont ainsi 10 000 Slaves gardes esclaves à Cordoue au Xe siècle, les Tulunides 24 000 Turcs et 40 000 Noirs mamlouks en Égypte au IXème siècle (Lombard, 1971).
[25] Voir aussi son site: www.riseofthewest.net
[26] Pour une application détaillée de cette thèse au cas du progrès scientifique et technique comparé en Islam et en Europe, voir Brasseul (1999).
[27] Voir, pour un développement de cette idée : « Les villes et l’apparition du capitalisme », Brasseul (1999).
[28] Cost of maintenance is as negligible as cost of construction. Bulliet ajoute que les gouvernements orientaux se livrent à des investissements dans la construction de ponts et de caravansérails (relais pour les voyageurs) – investment in these two things is functionally equivalent to roadbuilding in a wheelless society – au lieu de routes inutiles (useless grading and paving) et en cela se montraient complètement rationnels.