Tribunes

La France en désamour d’Europe

« On peut être critique de l’Europe, mais si vous doutez de sa nécessité,
vous êtes perdus », Daniel Cohn-Bendit à la tribune du Parlement européen,
le 16 avril 2014.

Dans le métro parisien

Dans le métro parisien

Le dernier sondage sur les sentiments des Français à l’égard de l’Europe (1) a de quoi faire réfléchir les europhiles. Rappelons les chiffres principaux : seulement 39 % des sondés estimaient que l’appartenance de la France à l’Europe était une « bonne chose », 22 % étaient de l’avis contraire et 39 % n’y voyaient ni une bonne ni une mauvaise chose. Soit 39 % de partisans, 22 % d’« europhobes » et 39 % d’« eurosceptiques ». Si l’on ajoute les deux dernières catégories, on obtient une forte majorité (environ 60 %) de sondés dépourvus de toute flamme européenne. Plus inquiétantes encore, pour les europhiles, les réponses à des questions plus précises : ainsi 67 % des sondés ont-ils déclaré qu’il fallait renforcer les pouvoirs de décision de la France, si l’on voulait résoudre efficacement les grands problèmes des années à venir, même si cela devait conduire à limiter ceux de l’Europe ; 63 % considéraient par ailleurs que l’Union gaspillait l’argent des contribuables. L’argument de campagne selon lequel il convient de renforcer l’Union parce que c’est à ce niveau-là seulement qu’on pourra répondre aux principaux défis qui se posent à nous aujourd’hui, et qui se poseront demain, cet argument n’a donc pas été entendu. Un autre résultat significatif concerne l’euro : les Français distinguent clairement la monnaie unique in abstracto et la manière dont elle est gérée in concreto : si 73 % le tiennent comme une « bonne idée », ils sont 54 % à répondre qu’elle présente aujourd’hui plus d’inconvénients que d’avantages pour la France.

Les élections européennes sont un autre test possible de l’état de l’opinion à l’égard de l’Europe. Les chiffres ne sont pas comparables, dans la mesure où le sondage se veut représentatif de l’ensemble de l’opinion, tandis que les élections ne renseignent que sur les suffrages exprimés. Les abstentionnistes sont traditionnellement très nombreux lors des éIections européennes (67 % cette fois), or ils comptent une majorité d’indécis, tandis que les personnes qui se déplacent pour voter ont, en général, un message clair à faire passer, qu’il soit d’approbation ou de sanction. Le fait que tous les partis de gouvernement voient leur part baisser par rapport à 2009 peut seulement être interprété comme une sanction de la politique suivie aussi bien par la droite que par la gauche depuis la crise de 2008, une politique considérée comme étant celle de Bruxelles (ou de Berlin), même si, la France étant ce qu’elle est, ses gouvernements ont toujours quelque peu biaisé par rapport aux engagements souscrits.

Dessin de Sergueï dans Le Monde

Dessin de Sergueï dans Le Monde

À côté de l’UMP et du PS, deux partis peuvent servir d’appoint à un gouvernement, à savoir les écologistes et l’UDI-MODEM : ils sont les seuls qui portent un message fédéraliste. Or les écologistes ont connu une désaffection brutale (9 % des votants contre plus de 16 % en 2009) et si l’UDI-Modem, avec 10 %, affiche une légère hausse par rapport à 2009, c’est simplement parce que le Modem était parti seul au combat en 2009  (l’UDI faisant alors liste commune avec l’UMP). Leur total de 26 % doit être comparé avec celui des partis qui ont axé toute leur campagne sur la dénonciation de l’Union et de ses méfaits. Les électeurs qui leur ont apporté leurs suffrages peuvent être tenus à coup sûr pour des adversaires de la construction européenne. En additionnant le Front National et Debout la République, à droite (29 %), le Front de Gauche, le Nouveau Parti Anticapitaliste et Lutte Ouvrière, à gauche (7 %), on aboutit à un total de 36 % d’europhobes parmi les votants du 25 mai. Le bilan apparaît ainsi cuisant pour les fédéralistes : en ne considérant – comme nous venons de le faire – que les résultats des partis affichant une position tranchée par rapport à l’Europe, il ressort une différence de 10 points au détriment de ceux qui sont en faveur d’un approfondissement de la construction européenne. Le résultat étonnant, à cet égard, n’est pourtant pas que les europhobes soient aussi nombreux mais plutôt qu’ils ne le soient pas davantage dans tous les pays qui ne parviennent pas à se sortir des difficultés économiques, ce qui est le cas de la plupart de ceux de la zone euro, la France, en particulier, qui est loin d’être la plus mal lotie, mais dont la croissance du PIB demeure inférieure à 1 % depuis 2008 (en tout et non pas par année), ce qui signifie, compte tenu de la croissance démographique, la stagnation du PIB par habitant (2).

On cite constamment l’Allemagne en exemple, mais il convient de relativiser ses succès. Avec un taux de croissance de 1,8 % en 2013, dernière année connue, elle fait bien moins bien que les États-Unis (2,8 %), ou le Canada (2,3 %), ou que d’autres pays européens non membres de la zone euro comme la Pologne (3,2 %), la Grande-Bretagne (2,9 %) ou la Hongrie (2,1 %). Si l’on prenait un autre indicateur, comme le taux de chômage, l’Allemagne passerait en tête des pays mentionnés ci-dessus, à égalité avec les États-Unis. Cependant le taux de chômage de ces deux pays (6,7 % en mars 2014) ne saurait être considéré comme proche de l’objectif de plein-emploi, surtout si on le compare à celui d’un pays comme la Suisse (3,2 %), la Suisse qui n’appartient pas à l’Union européenne !

L’exception allemande existe bien mais elle se situe ailleurs. L’Allemagne fait partie des très rares pays industriels, non pétroliers, capables de dégager à la fois un excédent budgétaire et un excédent de la balance courante en 2014 (soit respectivement 0,5 % et 6,8 % du PIB selon des estimations de The Economist). À ses côtés, on trouve à nouveau la Suisse ainsi que la Corée du Sud. Cela suffit-il à faire de l’Allemagne un modèle ? D’abord, on peut noter que l’augmentation de l’excédent commercial allemand s’est effectuée en grande partie au détriment de ses partenaires au sein de la zone euro, à commencer par la France qui demeure son premier client (et son troisième fournisseur). Par ailleurs, si les lois destinées à rendre le marché du travail plus flexible, comme l’absence jusqu’ici d’un salaire minimum ou la multiplication des emplois à temps partiels, ont eu pour effet  de contenir le chômage, elles ont augmenté les inégalités qui se creusent par rapport à la France. En 1960, par exemple, les 10 % les plus riches de la population accaparaient 36 % du revenu national en France contre 31 % en Allemagne. Suivant ce critère, la France était alors plus inégalitaire que sa voisine d’outre-Rhin. Depuis 1980, les positions se sont inversées : les chiffres correspondants sont de 36 % pour l’Allemagne et de 33 % pour la France en 2010 (3).

Il apparaît donc bien difficile de convaincre les adversaires de l’Union – en particulier les citoyens de pays membres de la zone euro – en invoquant simplement le « miracle allemand ». Pourtant il serait erroné de se fonder sur les seules données précédentes, qui ne concernent, pour la plupart, que la situation présente. Une vue à plus long terme est requise pour juger des avantages et des inconvénients de l’Union européenne sur le plan économique. S’il est évidemment très compliqué d’évaluer ce qui se serait passé si l’Europe n’existait pas, des économistes se sont néanmoins essayés à une telle estimation pour les pays ayant adhéré à partir de 1973 (4). Ces calculs «  contrefactuels » méritent d’être pris en considération malgré leur incertitude. Les résultats se présentent sous la forme d’un pourcentage correspondant au supplément (éventuellement à la perte) du pouvoir d’achat par habitant, dû à l’intégration dans l’Union depuis la date d’adhésion et jusqu’en 2008 (les pertes éventuelles depuis la crise de 2008-2009 ne sont donc pas prises en compte).  En règle générale, les pays entrés plus tôt ont gagné davantage que les suivants. Les auteurs de l’étude offrent une autre base de comparaison, plus homogène, en estimant également les gains obtenus pendant les seules dix premières années suivant l’adhésion.

Tous les pays ont gagné en pouvoir d’achat grâce à l’adhésion, parfois très largement, à l’exception de la seule la Grèce, entrée en 1981 (- 16 %). La Grande-Bretagne, le Danemark et l’Irlande, entrés en 1973, ont tous largement profité de leur adhésion. Cependant l’Irlande (avec un gain total de 43 %) apparaît très au-dessus des deux autres (+ 24 %) : la concurrence fiscale a payé ! Même contraste entre les pays entrés en 1986 : l’Espagne (+ 10 %) et le Portugal (+ 21 %). Ce dernier, contrairement à l’Irlande, a tiré l’essentiel de ses gains des dix premières années suivant son adhésion. La distinction entre la période totale et les dix premières années n’apporte pas d’information intéressante pour les pays entrés en 1995, par contre les écarts apparaissent encore très grands entre la Suède (gain quasi nul), la Finlande (+ 4 %) et l’Autriche (+ 8 %). Enfin, l’examen des résultats portant sur les seules dix premières années d’appartenance à l’Union révèle une tendance à la baisse des gains : ceux des pays entré en 1995 sont tous inférieurs à ceux des pays entrés plus tôt (à l’exception de la Grèce qui a enregistré une perte). On peut y voir aussi bien l’essoufflement du processus d’intégration que la conséquence de l’adhésion des pays de l’Est à bas salaires (exclus du champ de l’étude).

Si l’on ne saurait accorder une confiance aveugle à de telles estimations, elles sont néanmoins plus fiables et plus précises que celles dont on pouvait disposer jusqu’ici. Elles plaident globalement en faveur de l’Union, en dépit de ses imperfections. Et s’il n’est pas exclu que certains pays européens, en particulier dans la zone euro, auraient pu faire mieux depuis 2008 s’ils avaient été parfaitement maîtres de leur politique conjoncturelle, en tout état de cause, les pertes éventuellement encourues depuis cette date du fait des décisions prise à Bruxelles ou à Francfort laisseraient un gain net largement positif pour la plupart des pays de l’échantillon. Par contre, il est vrai, au vu de cette étude, que l’appartenance de la Grèce à l’Union et a fortiori à la zone euro ne semble justifiée en aucune manière.

Pour les autres pays aussi, la question de demeurer dans l’union monétaire telle qu’elle existe aujourd’hui peut se poser. Il est très généralement admis, de nos jours, qu’une union monétaire sans union politique n’est pas viable : la crise de 2008 et ses séquelles en ont fait l’amère démonstration. Même si la conversion entre la monnaie d’un pays entrant et l’euro s’effectue à un taux de change d’équilibre, l’absence d’harmonisation fiscale et sociale ne tarde pas à créer des écarts de compétitivité qui, à la longue, deviennent d’autant plus insupportables qu’ils ne sont pas compensés par des stabilisateurs automatiques (les prestations d’assurance chômage, par exemple, n’existent qu’au niveau national). Ainsi, alors que les Allemands sont globalement plus riches que les Français, le coût horaire est du travail  est plus faible en Allemagne qu’en France. En 2013, le coût horaire dans l’industrie atteignait 36,70 € en France contre 36,20 € en Allemagne. L’écart était encore plus élevé pour le secteur privé dans son ensemble (35 € en France contre 31,70 € en Allemagne) (5), or il faut savoir que la compétitivité de l’industrie dépend aussi du coût du travail dans les autres secteurs, en raison du recours de plus en plus massif à la sous-traitance.

Pour les fédéralistes, la solution est évidente : renforcer l’intégration européenne et transformer au plus vite la zone euro, tout au moins, en une fédération authentique. Cela soulève malheureusement une difficulté sur laquelle il n’est pas nécessaire d’insister : la fédération des États européens ne se fera pas sans les États européens… qui n’en veulent pas, préférant s’accrocher à une souveraineté le plus souvent illusoire (6). Même si de timides progrès sont réalisés dans le sens de l’harmonisation des politiques budgétaires, du contrôle des banques, et si la BCE se montre plus encline à aider les États, cela laisse entière la question des écarts de compétitivité. Les économistes nous disent que le taux de change de l’euro (entre 1,30 et 1,40 $) convient parfaitement à l’Allemagne mais pas à la France, qui voudrait un taux autour de 1,10 $, et encore moins aux pays plus au sud !

Seuls les peuples européens pourraient convaincre les États de s’immoler sur l’autel du fédéralisme, à moins que les circonstances ne les y contraignent. Hélas, le résultat des élections montre que le désamour l’emporte aujourd’hui sur l’enthousiasme à l’égard de l’Europe. Il ne faut donc pas compter sur le peuple et sur ses relais politiques. Quant aux circonstances, il est clair que, malgré les difficultés économiques et sociales dont on ne voit pas la fin, les États ne sont pas près d’accepter le fédéralisme. Songeons qu’une réforme aussi urgente et évidente que l’harmonisation fiscale et sociale n’est toujours pas à l’ordre du jour ! Pourtant les circonstances continueront à peser et les difficultés ne disparaîtront pas par enchantement. Faute de les dépasser par le haut, elles trouveront fatalement une solution par le bas. Ce n’est pas un hasard si les économistes sont de plus en plus nombreux à prédire l’éclatement inéluctable de la zone euro !

 

(1)   Sondage réalisé du 12 au 14 mai sur un échantillon représentatif de 1007 personnes âgées de 18 ans et plus. Voir Le Monde du 20 mai 2014.

(2)   D’après les chiffres les plus récents, entre 2008  et 2011, la forte hausse du revenu de la catégorie des cadres supérieurs et celle, bien moindre, des catégories intermédiaires ont à peu près compensé les baisses observées chez les employés, ouvriers et retraités. Voir: Louis Maurin : « la France populaire décroche, qui s’en soucie ? » (Observatoire des inégalités, 26 mai 2014).

(3)   En 2010. À comparer avec 42 % au Royaume-Uni et aux États-Unis 48 %, soit pratiquement la moitié du revenu national ! La part du millime supérieur (les 0,1 % les plus riches) dans le revenu national atteint 4 % en Allemagne, 2,5 % en France, 5,5 % au Royaume-Uni, 7,5 % aux États-Unis ! Autre élément de comparaison des inégalités : le taux de pauvreté, calculé comme le pourcentage de la population dont le revenu est inférieur à la moitié du revenu médian est de 9,7 % en Allemagne contre 7,1 % en France (cf. Th. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013). Tous ces chiffres permettent de comparer le degré d’inégalité entre les deux pays ; ils ne donnent aucune indication sur le niveau de la pauvreté dans chaque pays. En 2012, le pouvoir d’achat par habitant était de 12 % plus élevé en Allemagne qu’en France.

(4)   Hors PECO. Cf. Nauro Campos, Fabrizio Coricelli et Luigi Moretti, « Economic Growth and European Integration : A Counterfactual Analysis ». Voir le compte-rendu dans The Economist, 12 avril 2014, p. 74.

(5)   Le Monde du 16 mai 2014.

(6)   Cf. Altiero Spinelli : « L’unification de l’Europe ne peut pas être un chapitre de la politique étrangère de nos États, parce qu’elle est l’anéantissement de leur prétention même de faire une politique étrangère… Ce que nos États, nos gouvernements, nos parlements, doivent être appelés à accomplir est ce que j’ai appelé une abdication… ». Discours devant le Congrès du Peuple européen, Turin, avril 1957, in Manifeste des Fédéralistes européens (1957), Gardonne, Presse Fédéraliste et Fédérop, 2012, p. 116.