Peut-être faudrait-il considérer certains événements critiques comme des répliques qui condenseraient un moment charnière marquant le début d’une mutation historique majeure et préfigureraient des changements profonds à venir. La crise sanitaire actuelle, initiée par le corona virus, pourrait être envisagée selon cette perspective dans la mesure où, me semble-t-il, elle fait signe vers la conversion des sociétés de discipline en sociétés de contrôle, opérée dans la première moitié du XXème siècle. C’est plus particulièrement l’expérience inédite du confinement, concernant plus de la moitié de la population mondiale, qui constitue le signe algébrique de cette conversion historique.
Il importe de rappeler avec le philosophe Gilles Deleuze, dans un article intitulé Post-scriptum sur les sociétés de contrôle paru en 1990, que se sont succédé, dans l’histoire de France, trois régimes de sociétés, se distinguant par des buts et fonctions différents : les sociétés de souveraineté, de discipline et de contrôle. Pour Deleuze, c’est Napoléon qui opère la conversion du premier type, qui ne nous intéresse pas ici, au second. Le régime disciplinaire, repose sur l’enfermement des individus dans des milieux clos tels l’hôpital et la prison, analysés par le penseur des disciplines qu’a été Michel Foucault, mais aussi l’école, l’usine et la caserne. Dans ce cadre, note Deleuze, l’individu ne cesse de circuler d’un internat à l’autre, chacun disposant de ses propres lois : « d’abord la famille, puis l’école (tu n’es plus dans ta famille), puis la caserne (tu n’es plus à l’école) […] » Le régime disciplinaire se développe aux XVIIIème et XIXème et arrive à son apogée au début du XXème siècle, avant que de nouvelles forces surviennent, qui précipiteront dans une crise généralisée l’ensemble des institutions d’enfermement, les réformes destinées à les sauver ne servant en réalité qu’à « gérer leur agonie ».
Inexorablement se mettent en place les sociétés de contrôle qui relèguent à l’arrière-plan les sociétés disciplinaires, appelées à disparaître dans un avenir plus ou moins proche. « « Contrôle », c’est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre », note Deleuze. La dimension tératologique du nouveau régime se révèle dans le surgissement ultrarapide des formes de contrôle en milieu ouvert, qui viennent phagocyter les anciennes disciplines ayant cours dans la durée d’un système clos. Ainsi, les mécanismes qui permettent de géolocaliser à tout moment un élément évoluant dans un espace ouvert ont depuis longtemps quitté le domaine de la science-fiction, pour s’imposer dans la vie quotidienne. C’est le bracelet électronique, qui permet au condamné de quitter la prison mais lui impose une incarcération à son domicile, qui peut servir de modèle analogique aux mécanismes technologiques de contrôle, dont le développement s’accélère de nos jours.
L’expérience de confinement, initiée en réponse à la pandémie provoquée par le corona virus, s’inscrit dans les deux types de sociétés, disciplinaires et de contrôle, dont la co-présence va à l’encontre de l’évolution historique. Le confinement recourt à l’instrument essentiel des premières : l’enfermement, érigé en moyen de lutte privilégié contre le covid-19. Ce sont d’abord les confins nationaux qui ont été verrouillés, obligeant les avions, dissipateurs de frontières par excellence, à rester immobilisés au sol. Ce sont ensuite les internats, lesquels subissent depuis quelque temps une crise généralisée engendrée justement par l’enfermement, qui ont été claustrés. Cela provoque ipso facto de graves tensions menaçant d’explosion certains intérieurs, parmi lesquels la prison et la famille, en premier lieu. Cette dernière, déjà en crise comme tout intérieur, scolaire, professionnel…, est forcément malmenée, notamment si elle concentre dans un volume exigu des individus obligés de se supporter mutuellement, nuit et jour, pendant de nombreuses semaines.
Il paraît évident que la crise affectant l’intérieur familial ne peut que s’aggraver, d’autant plus que frappe aux portes le « nouveau monstre », baptisé par Burroughs, signalant l’avènement des sociétés de contrôle. L’entité monstrueuse, véritable Janus bifrons, peut, dans un premier temps, se présenter sous le visage avenant de l’émancipation, avant de montrer une face plus brutale, celle des asservissements. Deleuze note, par exemple, que « dans la crise de l’hôpital comme milieu d’enfermement, la sectorisation, les hôpitaux de jour, les soins à domicile ont pu marquer d’abord de nouvelles libertés, mais participe aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements ». Dans le régime de contrôle donc, il s’agit de déverrouiller les vieilles disciplines paralysées par une trop grande clôture et de délocaliser certaines de leurs fonctions dans d’autres espaces, spécifiques ou pas.
Dans l’expérience de confinement, la situation est plus complexe : les asservissements et libérations ne concernent plus qu’un seul milieu clos mais s’étendent à deux ou plus. En même temps. Risquons, pour nommer ce processus ambivalent, le terme de clôverture, qui fait se rencontrer, se confronter, s’affronter dans une même valise verbale, l’ouverture et la fermeture. Il est ainsi facile d’observer que l’épreuve de confinement produit l’éclatement des internats professionnel et scolaire, contraignant l’intérieur familial, milieu clos en tension critique déjà –rappelons-le –, à se réorganiser. L’intrusion, plus ou moins bien acceptée, de l’école et de l’entreprise, par le biais du télétravail et du téléenseignement, et des procédures de contrôle y afférentes, exerce une forte pression sur la cellule (au sens carcéral aussi) de la famille, qui ne peut qu’engendrer de graves méfaits psychologiques. Dans un entretien avec Toni Negri, sous le titre de « Contrôle et devenir », Deleuze en 1990, prévoit que « l’éducation sera de moins en moins en milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu (je souligne) s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre universitaire. » Il ajoute (en 1990) cette phrase à laquelle, aujourd’hui, on ne peut qu’adhérer : « On essaie de nous faire croire à une réforme de l’école, alors que c’est une liquidation. »
Pour finir, le geste emblèmatique – dit de distanciation sociale – de la crise covidique condense la mutation fondamentale qui s’opère dans nos sociétés. Il introduit une distance physique (met l’autre télé-) entre les individus, socle des sociétés de discipline (le moule analogique étant la prison qui met à distance les condamnés dans une structure close) ; mais celle-ci se double d’un autre éloignement, plus profond, celui de soi à soi-même, qui éclate, par le contrôle, l’individu en « dividuels », selon le mot de Deleuze qui s’origine dans le « dividuus » latin signifiant « divisible, divisé, partagé ». Le préfixe télé-, s’imposant devant –incarcération, -enseignement, -travail, apparaît comme le signe algébrique de l’aliénation propre aux sociétés de contrôle. Télé- est l’adjuvant maléfique du monstre « Contrôle », qui sévit dans l’espace paradoxal de la clôverture.