Il fut un temps, pas si lointain, où nous relevions dans nos éditos tous les cas de censures d’œuvres d’art en France et de plaintes en justice visant à interdire des expositions. Ont-elles cessé ? Hélas, non. Nous voici à nouveau alertés du cas de l’artiste Marie Morel dont les peintures ont été victimes, cet été, des pulsions purificatrices de la municipalité UMP d’Aubagne. Mais il est un autre type de censure, plus inquiétant à nos yeux, parce qu’il n’est pas le fait de quelques élus débiles mais d’intellectuels appartenant à la fine fleur du monde littéraire, artistique, cinématographique et philosophique.
Je veux parler de cette pétition publiée dans Libération, initiée par un écrivain médiatique et un philosophe obscur, Eddy Bellegueule, dit Edouard Louis, et Geoffroy de Lagasnerie. Pétition pour obtenir qu’un de leur pair, Marcel Gauchet, soit interdit de parole à la prochaine édition des Rendez-vous de l’histoire,à Blois, ayant pour thème les Rebelles. Où est l’époque bénie où un Voltaire déclarait à l’un de ses adversaires : je ne partage pas vos idées mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez les exprimer. Aujourd’hui, c’est : je ne partage pas vos idées et je vais vous les rentrer à jamais dans la gorge.
Le hasard m’a donné d’entendre, lors d’une émission matinale de radio, les rodomontades dudit Bellegueule, disciple déclaré de Pierre Bourdieu, et nouveau Saint-Just. Sûr que même son maître en farouche rébellion (universitaire), n’aurait osé lancer de telles philippiques contre les horreurs de la société bourgeoise. Marx ne nous a pas protégé des marxistes et Bourdieu ne nous protège malheureusement pas des bourdieusiens. J’ai eu soudain, en entendant les coups de gueule du rebelle Bellegueule, le désagréable sentiment de voir revenir ces vieux fantômes d’idéologues jdanoviens à la André Stil et à la Kanapa que j’ai eu à combattre dans ma jeunesse communiste. On n’est pas été loin, dans le procès fait à l’infâme « réactionnaire » Marcel Gauchet (qu’on lise ou relise les essais de cet actuel directeur de la revue Débats et qu’on s’informe sur sa biographie), de retrouver le type de gentillesses avec lesquelles Sartre fut traité par l’écrivain soviétique Fadeev : « réactionnaire bourgeois », « vipère lubrique », « hyène dactylographe »…
Cette l’occasion m’est fournie de dire deux mots du best-seller Pour en finir avec Eddy Bellegeueule, livre fiévreusement loué par une critique quasi unanime comme étant le récit de la vie de l’auteur, et confirmé par celui-ci comme appartenant au genre de la pure autobiographie. Or, tout cela est du pipeau, on le sait aujourd’hui (ou devrait le savoir, mais beaucoup de critiques gogos qui ont marché dans la mystification ne se sont toujours pas réveillés). Tout est faux dans cet écrit, d’un bout à l’autre : l’image de son enfance martyrisée d’homosexuel, de sa région du Nord, de son école, et, plus déplorable, de sa famille (lire l’édifiante enquête de David Caviglioli dans le du Nouvel Observateur du 6 mars 2014 : Qui est vraiment Eddy Bellegueule ? et dans Libération la chronique d’Edouard Launet Pour en finir à la fin !). Je ne sais, après ce qu’il a bassement écrit sur ses parents, ses camarades d’école, son entourage social, si ce « rebelle » peut encore regarder sa jolie bouille d’ange dans une glace sans la voir quelque peu brouillée). Et c’est ce même donneur de leçons politiques et morales qui a l’incroyable culot de reprocher à Marcel Gauchet d’être à l’origine d’une « entreprise de falsification », d’une fabrication et mise en circulation de « fausse monnaie ». Un peu de décence ne serait pas de trop ! Au-delà de ce cas d’imposture, est posée la question récurrente du rapport qu’entretient la vérité avec le roman, le journal, l’autobiographie, l’autofiction. Nous y reviendrons.