Le bref ouvrage[i] de Jacques Olivier Durand consacré aux associations d’« Amis du théâtre populaire » (ATP) soulève des questions intéressantes tant sur l’économie actuelle du théâtre, en France, que sur la signification qu’il convient d’accorder aujourd’hui à l’expression « théâtre populaire ».
L’événement fondateur des ATP[ii] se situe en 1953 en Avignon. Jean Vilar qui anime le festival depuis qu’il l’a créé en 1947, se trouve alors en conflit avec le Comité du festival, sorte de conseil d’administration formé de notables locaux : il présente sa démission qui est acceptée. Immédiatement, un groupement de spectateurs avignonnais du festival, mené par un quarteron de militants, se met en place qui exige le retour de Vilar. 25000 signatures sont réunies, nombre considérable pour une petite ville de Province, démonstration de force en tout cas suffisante pour décider le maire de l’époque, qui n’est autre qu’Édouard Daladier, à soutenir le mouvement. Vilar est alors remis dans ses fonctions à ses propres conditions.
Cette victoire acquise, le groupement avignonnais décide de se transformer en une association[iii] dont le but sera de programmer des spectacles pendant la morte saison. Elle prend le nom d’ « Amis du théâtre populaire », comme celle des spectateurs du Théâtre National Populaire (TNP), installé à Paris, dont Jean Vilar est également le directeur depuis cette même année 1953. L’association avignonnaise fait bientôt des émules en province. Au sommet de la vague, dans les années soixante, les ATP représentent une force d’une quarantaine d’associations et d’environ 25000 adhérents, contre 16 associations et 3000 adhérents aujourd’hui (mais 50000 spectateurs).
Il ne faudrait pas conclure de cette baisse des effectifs à une crise actuelle du théâtre. Ce dernier, d’une certaine manière, ne s’est jamais aussi bien porté. La multiplication des ATP était justifiée tant que l’offre se limitait, en province, à quelques tournées du théâtre de boulevard dans les salles municipales. Mais depuis, des salles modernes ont été édifiées et le territoire est maillé par soixante-dix scènes nationales et quarante-quatre centres dramatiques nationaux. Ceci explique que, contrairement à une idée reçue, la fréquentation des spectacles de théâtre ait tendance à augmenter (de 7 % entre 1981 et 2008 d’après les enquêtes du ministère de la Culture) et non à diminuer. Dans ces conditions, les ATP sont contraintes de jouer la spécificité pour justifier leur existence aux yeux de leurs financeurs, principalement les villes (qui subventionnent l’association locale à hauteur de 20000 et 100000 € suivant les cas)[iv].
Comme leur nom l’indique, les ATP sont censées trouver leur raison d’être dans le caractère « populaire » des spectacles qu’elles proposent. Mais comment entendre ce terme de « populaire » ? Roland Barthes y voyait la combinaison d’ « un public de masse, d’un répertoire de haute culture, d’une dramaturgie d’avant-garde »[v] . Jean Vilar, quant à lui, disait vouloir faire un théâtre « simple, enchanteur, enseignant, mythique et cosmogonique »[vi] ! Ces deux citations ne disent pas exactement la même chose : le théâtre « populaire » reste encore à définir. Mais sans doute est-ce une tâche impossible puisqu’il existe aujourd’hui en réalité deux conceptions radicalement différentes d’un tel théâtre. J. O. Durand a raison de poser la question : « Vilar appartiendrait-il à cette frange du public qui vilipende l’actuelle programmation du festival d’Avignon ? Ou serait-il à la recherche de nouveaux langages, de nouveaux explorateurs de l’art théâtral, de scénographies qui interrogent autrement l’œuvre, l’espace et le public ? » (p. 28).
Si l’on ne peut faire parler les morts, le fait est que le théâtre dit « contemporain », tel qu’il se montre en effet dans le « in » d’Avignon, apparaît aux antipodes de celui que pratiquait Vilar. Nous en donnerons pour preuve les trois spectacles du dernier festival « in » dont nous avons rendu compte ici-même[vii], ou l’« adaptation » de La Mouette pour cinq comédiennes montée récemment à Paris[viii]. Le théâtre contemporain se caractérise, lorsqu’il est doté de moyens conséquents (cas de Conte d’amour ou de La Faculté), par une outrance formelle passant par la combinaison de plusieurs médias et la mobilisation de décors dignes d’un grand Opéra (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces institutions prestigieuses font régulièrement appel à des metteurs en scène de théâtre). Le théâtre contemporain peut être pauvre également, auquel cas il est prêt à se passer complètement de décor ou de costumes (cf. Une Mouette), ou de les réduire à presque rien (Forced Entertainment). Mais, qu’il soit riche ou pauvre, ce théâtre a en commun sa désinvolture par rapport aux textes, laquelle commence bien souvent par le refus de vouloir jouer les textes des auteurs de théâtre (d’hier ou d’aujourd’hui), sauf à les passer à la moulinette d’une adaptation où tout sera possible : couper, bouleverser l’ordre, supprimer ou ajouter des personnages, imposer aux comédiens un phrasé artificiel, etc. Il serait partial de nier que ces expériences soient parfois de grandes réussites, au moins sur le plan formel, mais le risque de provoquer l’ennui du spectateur est toujours présent.
J. O. Durand cite ainsi une « spectatrice aixoise depuis trente ans » qui met en garde contre la tendance à « faire un théâtre de chapelle, explorant les limites exténuées du théâtre artiste » (p. 42). Dans un article récent, un sociologue, Jean-Louis Fabiani, a proposé un début d’explication à cette évolution du théâtre vers un formalisme de plus en plus prononcé : « Depuis le tournant néo-libéral, l’impératif démocratique a décliné et une nouvelle idéologie s’est développée, fondée sur la puissance sans doute illusoire du tournant créatif, l’intensification de la ‘marchandisation’ de la culture, et l’intégration progressive de la haute culture au monde du luxe »[ix].
La programmation des ATP n’est pas homogène. Certaines sont plus que d’autres attirées par un théâtre de recherche. Il y a au moins deux facteurs à la base de cette différenciation. D’une part – comme déjà noté – chaque ATP est forcée de tenir compte de la nature de l’offre concurrente sur son territoire, afin de ne pas répéter ce qui est fait par ailleurs. D’autre part, on ne saurait oublier que les quelques personnes qui prennent les décisions au sein de chaque association sont bénévoles. Elles ne sont soumises à l’autorité de qui que ce soit, leur seule contrainte est d’équilibrer leur budget et d’assurer un taux de remplissage suffisant. Aussi longtemps qu’elles y parviennent, elles peuvent donc programmer le théâtre qui leur plaît. Ce que le président des ATP d’ Aix-en-Provence résume ainsi : « Nous avons la chance d’être libres, de n’avoir de compte à rendre qu’à notre public, profitons-en. Nous travaillons pour le seul plaisir de partager » (p. 31).
Ce n’est sans doute pas un hasard si la spectatrice citée plus haut habite Aix-en-Provence, l’ATP de cette ville étant, au jugement de J. O. Durand, « à l’affût de formes nouvelles » (p. 29), constat confirmé par Dark Spring, spectacle musico-théâtral qui a ouvert la saison 2012-2013 [x].
Les ATP se sont groupées en une fédération qui soutient chaque année une création, avec une aide spécifique de l’ONDA[xi]. La liste des vingt-quatre spectacles ainsi coproduits révèle que, pour un quart d’entre eux, l’auteur et le metteur en scène sont une seule et même personne : preuve supplémentaire de la place subordonnée du texte dans le théâtre qui se veut le plus moderne (car tout le monde n’est pas Molière… ou Lagarce).
Mettre en lumière, comme nous avons tenté de le faire à la suite de J. O. Durand, quelques particularités du mouvement des ATP ne doit pas occulter l’essentiel : le travail des bénévoles qui œuvrent dans les provinces françaises en faveur du théâtre est incontestablement utile, tout ce qui peut faciliter l’accès au théâtre étant à l’évidence positif. Il importe de noter que les spectacles ATP sont bon marché (ce à quoi le bénévolat n’est évidemment pas étranger). Le prix moyen d’une place est d’à peu près 10 €. A titre d’exemple, l’ATP d’Aix-en-Provence offre dans son abonnement sept spectacles pour 113 € (tarif plein) ou 49 € (tarif réduit). Certes, dans bien des cas – car toutes les ATP ne font pas les mêmes choix – la programmation n’est pas « populaire » au sens de Vilar. Pour s’en tenir aux deux adjectifs qu’il mettait en avant, la « simplicité » n’est pas la qualité première du théâtre le plus contemporain, même lorsque le metteur en scène joue sur le plus extrême dépouillement ; quant à « l’enchantement », il peut difficilement surgir face à des productions qui instaurent, selon l’expression de l’abonnée aixoise déjà citée « un rapport solitaire entre le spectateur et l’œuvre » (p. 42).
Qui niera que les temps ont changé depuis Vilar et l’après-guerre ? Tandis que l’ambition d’apporter à tous les manifestations les plus hautes de la culture se tarissait, la sophistication formelle et la recherche de l’originalité à tout crin sont devenues les leitmotiv de nombre de metteurs en scène « créatifs », au prix d’une renonciation à la fidélité au texte. Ce constat étant posé, il serait absurde de reprocher aux ATP (au sens des associations) de se montrer accueillantes envers les formes théâtrales les plus contemporaines. Les amateurs de théâtre que sont les ATP (au sens des individus) ne sauraient en effet les ignorer. Tout n’est finalement qu’une question d’équilibre à garder entre le théâtre de recherche, les pièces écrites par les auteurs d’aujourd’hui et le théâtre du répertoire. Car la culture c’est aussi cela : lire et relire ; voir et revoir.
Selim Lander, octobre 2012.
[i] Jacques Olivier Durand : De la rébellion à la résistance – Les Amis du Théâtre Populaire à l’heure des choix, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, 121 p., 14,50 €.
[ii] Le sigle désigne aussi bien une association locale (une « ATP ») qu’un individu membre d’une association (un « ATP »).
[iii] Pour la petite histoire, il se trouve que le premier président des ATP d’Avignon, le docteur François Hauser, était non seulement cousin par alliance du signataire de ces lignes mais qu’il était surtout le fils du banquier et cousin de Proust, Lionel Hauser, avec lequel l’auteur de La Recherche entretint une abondante correspondance.
[iv] Ce rôle dominant des municipalités est valable pour le financement de la culture en général : En 2006, sur un financement public global de 10 milliards €, la moitié était apportée par les communes et les intercommunalités, 1,3 milliard par les départements, 0,55 milliard par les régions et 2,9 milliards par le ministère de la Culture (chiffres mentionnés dans l’article de J.-L. Fabiani ; cf. infra).
[v] R. Barthes, « Pour une définition du théâtre populaire » (1954) in Écrits sur le théâtre (Le Seuil, 2002), cité par J. O. Durand, p. 30.
[vi] Selon Jacques Téphany, directeur de la Maison Jean Vilar d’Avignon, lors d’une conférence prononcée le 1er octobre 2012au théâtre des Ateliers d’ Aix-en-Provence, à l’initiative des ATP de cette ville.
[vii] « Billet d’Avignon (1) – Conte d’amour : éloge de l’ennui »
http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/billet-d%e2%80%99avignon-1-%e2%80%93-conte-d%e2%80%99amour-eloge-de-l%e2%80%99ennui-par-selim-lander/
« Billet d’Avignon (3) – La Faculté : perdue dans les sables »
http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/billet-d%e2%80%99avignon-3-%e2%80%93-%c2%ab-la-faculte-%c2%bb-perdue-dans-les-sables/
« Billet d’Avignon (9) – Forced Entertainment : déconstruire le théâtre »
http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/billet-d%e2%80%99avignon-9-%e2%80%93-forced-entertainment-deconstruire-le-theatre/
[viii] « Une Mouette qui n’est pas La Mouette : les abstractions d’Isabelle Lafon »
http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/une-mouette-qui-nest-pas-la-mouette-les-abstractions-disabelle-lafon/
[ix] Jean-Louis Fabiani : « Face à des institutions figées, inventons une nouvelle politique culturelle », Le Monde, 12 octobre 2012, p. 25.
[x] « Dark Spring d’après Unica Zürn : beaucoup de (joli) bruit pour rien ».
http://www.madinin-art.net/theatre/selim_lander_dark_spring.htm
[xi] Office national de diffusion artistique. L’ONDA, qui accorde par ailleurs à l’ensemble des ATP un soutien de 110000€ par an, en moyenne, privilégie les formes les plus contemporaines, ce qui n’est pas sans influence, évidemment sur la programmation des ATP qui veulent profiter de ses subventions.