Scènes

Le théâtre au village : « Une femme de lettres » d’Alan Bennett par Claudine Baschet

On se souvient peut-être que trois pièces en forme de monologue de l’auteur anglais à succès Alan Bennett ont été représentées au Théâtre du Rond-Point, à Paris, pendant la saison 2008-2009. Claudine Baschet a choisi pour sa part de monter Une femme de lettres, tirée du même recueil Moulin à paroles, et l’a interprétée à plusieurs reprises dans les lieux les plus divers. Comédienne aux multiples facettes, elle jouait par exemple dans la pièce de Guillemette Galland, Écoute la chanson de celles qui marchent sur la route, mise en scène par Pierre Humbert, au festival d’Avignon 2009.

Miss Rudock, la « femme de lettres » de Bennett, est une vieille fille acariâtre et anglaise de surcroît. Elle trompe son ennui en écrivant des lettres (d’où le titre de la pièce) aux administrations, aux élus locaux, à la reine même chaque fois qu’elle repère un détail qui cloche quelque part. Il lui arrive aussi de se dissimuler sous l’anonymat afin de dénoncer les agissements coupables de certains de ses voisins. Hélas, laissant trop souvent la bride à son imagination, elle finit par s’attirer des ennuis. Des ennuis qui s’avéreront néanmoins bénéfiques puisque Miss Rudock parviendra à une sorte de rédemption dans la prison où elle sera envoyée suite à une dénonciation mensongère. C’est que son souci maniaque de l’ordre, sa hargne envers tous ceux qu’elle juge responsables de la moindre peccadille, n’ont pas d’autre cause que la solitude. En prison, elle trouve enfin la communauté dont elle avait, sans qu’elle le sût, si grand besoin. Et elle abandonne d’autant plus aisément ses obsessions que les malheurs, bien plus réels, de ses codétenues, lui ont donné un sens plus juste des perspectives.

 Claudine Baschet
Claudine Baschet

Claudine Baschet interprète Miss Rudock avec une grande maîtrise. L’émotion, l’humour sont présents de bout en bout. Le personnage a beau se montrer ridicule, voire malfaisant, le spectateur est forcé d’admettre que cette demoiselle d’un âge certain et trop tentée par le démon de l’écriture, est plus à plaindre qu’à blâmer. Grâce au talent de la comédienne, l’empathie est immédiate. S’il était encore besoin de le démontrer, ce spectacle ne manquerait pas de nous convaincre qu’il suffit de bien peu de choses pour qu’opère la magie du théâtre : une comédienne habitée par son rôle, un costume pour la maison et un pour la prison, une chaise, un coussin et un bout de dentelle, il n’en faut pas davantage pour que nous soyons transportés ailleurs, très loin, dans le monde imaginaire peuplé par les Miss Rudock et consorts.

Claudine Baschet qui passait quelques jours de vacances, cet été, à Lercoul, petit village des Pyrénées ariégeoises, a accepté de se produire impromptu dans la salle communale. Bien que beaucoup des villageois n’eussent jamais jusque-là assisté à une pièce de théâtre, non seulement ils sont venus en nombre, mais ils ont fait preuve d’une attention sans faille, réagissant sans se tromper aux provocations du texte ou de la comédienne. À la sortie, nombreux furent ceux qui, tout en avouant leur ignorance du théâtre, se pressaient autour de l’interprète, non pas pour lui adresser quelques paroles de félicitation convenues, mais plutôt parce qu’ils tenaient à lui faire savoir combien ils avaient été touchés par ce qu’elle venait de leur faire découvrir.

On ne parle plus guère du théâtre populaire et c’est bien dommage. Jamais la télévision, même en « haute définition », ne pourra susciter la complicité du spectacle vivant. Depuis la plus haute antiquité, le théâtre est le lieu privilégié où s’expriment les peurs, les espérances et les passions collectives. Qui niera que notre époque n’a pas moins besoin que celles qui l’ont précédée de cette catharsis ?

La prestation inopinée de Claudine Baschet a révélé le besoin latent dans la population du petit village de Lercoul d’une forme d’expression trop souvent réservée à une minorité dite « cultivée ». On peut en tirer une conclusion générale puisque tout humain a évidemment vocation à réfléchir sur sa condition et sur la vie en société. Dans le prolongement de l’école, c’est à la politique culturelle qu’il revient de favoriser l’exercice de cette faculté élémentaire, sans laquelle il ne saurait y avoir de vraie citoyenneté. Et le théâtre demeure le meilleur vecteur de la politique culturelle élitaire pour tous qu’il convient de réinventer.